LaForge Facebook de LaForge Au fil des jours



Démarche : Habiter la nature

Un cadeau empoisonné

[ Rencontre des Alouettes avec Gilles Poujol de Molliens. Écrit de Christophe Baticle. À La Forge, le 14 décembre 2021 ]

Le château de Molliens-au-Bois

            Gilles Poujol, l’invité de ce mardi 14 décembre 2021, porte dans son patronyme le toponyme villageois : « de Molliens ». C’est l’actuel occupant du château, une grosse bâtisse chère à l’entretien dont il a hérité. Pour sa visite, le châtelain a particulièrement préparé son exposé : ouvrages historiques, archives, notes prises de sa main, cartes postales et diverses photographies anciennes. Il confiera également avoir « révisé » même si, nous allons le voir, l’histoire reste complexe. Il ne faudrait pas se surprendre qu’il accorde autant de place à la généalogie familiale, puisqu’il en a fait son métier, travaillant tout au long de sa vie professionnelle pour un cabinet spécialisé dans la recherche des héritiers. Cette généalogie successorale l’amènera à être en contact avec les notaires, demandeurs de renseignements en la matière.

            Gilles est né en 1961 dans le Sud-Ouest de la France. Son père était militaire dans la marine, en Algérie, lorsqu’il mit à l’abri son épouse, alors enceinte de Gilles. Revenue en Algérie, sa mère échappe à un mitraillage sur l’esplanade d’un marché. Une vendeuse la couvre de cageots pour l’invisibiliser et ainsi la sauver. Après l’indépendance de l’Algérie Gilles grandit jusqu’à ses huit ans dans ce Sud-Ouest où la famille était revenue. C’est à ce moment qu’il découvre le château de Molliens, où réside son grand-père. Il n’y avait presque pas de chauffage et sa mère l’accompagnait à l’école à Amiens. Après cette année passée dans le village, il y reviendra en vacances avant de s’en éloigner, puis de s’y installer, beaucoup plus tard.

Histoire de château et de famille.

LE CHÂTEAU DE 1760

photo C. Baticle

UNE HISTOIRE DE CHÂTEAUX, DE SEIGNEURIES ET DE GÉNÉALOGIE

            Notre conférencier connaît particulièrement bien l’histoire de la commune, jusqu’à la paroisse médiévale, dont les ramifications sont étroitement reliées à sa famille. On apprend ainsi qu’il y eu au moins trois châteaux dans le village selon les sources historiques.

            Une des premières traces de Molliens-au-Bois-au-Val date de 1366, une archive dans laquelle est mentionnée une seigneurie tenue par la famille Créquy. Visiblement, au XIVe siècle cette propriété n’est pas associée à la présence d’un château, bien qu’une construction de ce type ait existé puisqu’on retrouve la trace de sa destruction au XVIe siècle. Un document mentionne en effet que cette construction se trouvait « au centre du village »[1].

En ce XVIe siècle, les guerres entre le royaume de France et celui d’Espagne font rage. Les deux grands rivaux européens tissent leur toile sur le continent et l’Espagne possède les Pays-Bas, d’où des razzias sont organisées en direction du Nord de l’actuelle France. Molliens et son château en feront les frais, comme nombre d’autres localités.

Par la suite, en 1695, la dernière héritière de ce domaine, une demoiselle de Créquy, vend le domaine pour 28 000 livres à un des ancêtres de Gilles, « du côté de mon arrière-grand-mère Belloy », précise-t-il. Il s’agit d’une branche installée dans ce village de la Somme. Le sieur François du Frêne de Fontaine l’acquiert alors que sa famille est installée dans le négoce depuis le XVIe siècle. C’est le petit-fils de ce dernier qui fera bâtir un second château, en 1760. Sans que l’on sache pourquoi il le cède cinq années plus tard au premier des Pujol, qui entre ainsi en possession du fief. Il n’est pas exclu que le vendeur et l’acheteur aient été apparentés par des liens de cousinage. Tous deux se connaissaient en tout cas, notamment parce qu’ils résidaient à Amiens, dont ils ont été tous les deux premier échevin[2].

Toujours est-il que l’acte de vente s’élève à 225 000 livres pour l’ensemble bâti, trois-cent journaux[3] de terre, sept de bois et douze en prairie. Inflation depuis 1695 ? Ou valorisation du bien ? Gilles pense que la valeur du château ne tenait pas qu’à son extériorité monumentale, mais également à l’aménagement intérieur. L’ensemble compte encore une chapelle et une ferme, à l’ouest, alors que l’actuelle se situe à l’est. Le nouveau propriétaire n’a pas eu de successeur direct et, décédé en 1803, il transmet la seigneurie à son petit-neveu, qui adopte l’ajout « de Molliens ».

            Des trois petits-fils de François naîtront trois fiefs, à Beaucourt pour le cadet, avec son château. Le benjamin également fera construire le sien. Quant à l’aîné, il aura le plus en vue, à Molliens donc. C’est également le premier à prendre pour particule la paroisse : Dufresne de Molliens. On ne sait pas si une lettre patente a entériné cet ajout, qui était également la règle pour les détenteurs de fiefs relevant de la noblesse. Ces lettres étaient systématiques dans le cas d’un anoblissement. « Mon ancêtre Pujol a acheté une charge qui lui a permis d’être anobli. C’était purement honorifique. Ça servait à financer les guerres. » Mais la haute bourgeoisie pouvait également détenir des fiefs, associés à des blasons.

            Le château de 1760 sera déconstruit, pierre par pierre, après le Premier Empire, en 1820, ainsi que la ferme, qui se situait donc à l’ouest de l’ensemble. La chapelle en réchappe. La famille était restée royaliste et avait refusé de prêter allégeance à Napoléon 1er. Conséquence immédiate, l’impossibilité pour ses membres d’accéder à des charges rémunératrices. Charges qu’ils retrouveront lors de la Restauration. L’absence de subsides expliquerait donc la vente des pierres. Nous sommes à une période où Victor Hugo dénonce la « Bande noire » dans un célèbre pamphlet intitulé « Guerre aux démolisseurs ». On situe généralement l’affermissement d’une « conscience patrimoniale », en France, à partir de ce texte de 1823[4]. Si on parle aujourd’hui de « nouveaux riches », dans cette période ce sont plutôt les anciens riches qui attirent l’attention. Ces familles désargentées se refont alors un bas de laine avec les pierres de leurs demeures. Celles du château de Molliens proviennent du Boulonnais et sont très recherchées. Le fils Pujol fera construire un nouveau château à partir de 1836 probablement, plus modeste. Une ferme est également rebâtie pour permettre l’exploitation des terres, mais cette fois elle est située à l’est du château. On fera encore réaliser un mur d’enceinte pour un potager de cinquante ares.

            Après ces épisodes, l’absence de ligne directe amène une nouvelle fois à une succession via une autre branche, les Pujol de Fréchencourt. Le cousin germain du dernier du nom reprend à son compte « de Molliens », ce qu’atteste un document du 5 mars 1870. Le successeur connaissait visiblement très bien celui à qui il succède : « Ils vivaient comme des frères, chassaient ensemble. »

L’ACTUEL CHÂTEAU

            Un château a donc été reconstruit sous la Restauration. Cependant, ce qui est visible aujourd’hui ne ressemble plus exactement à ce qui a existé. Dans la nuit du 10 au 11 novembre 1940, alors que des troupes allemandes occupent la demeure, un incendie de cheminée se déclenche. Il fait très froid cet hiver là et les militaires ont trop alimenté en bois le foyer qui se diffuse au conduit. Seul le frère aîné du père de Gilles est présent cette nuit-là. Il en réchappera, mais plus tard veuf et sans enfant, c’est son cadet qui héritera de la bâtisse. « Monsieur Louis » occupera lui, jusqu’à la fin de ses vieux jours en 1947, une petite maison lui appartenant, « l’ancienne école libre » ajoute Marcel, le doyen de Molliens.

            Il ne reste plus que les murs calcinés du château, lequel ne sera reconstruit qu’en 1950, du fait des premiers dommages de guerre, versés à partir de 1949. Ce laps de temps aura provoqué l’éboulement du pan central de la façade.

            La ferme, construite avec le château, fonctionnera jusqu’en 1971, sous la houlette du grand-oncle de Gilles, qui supervisait le travail des fermiers en place. Mais le fermier transmet l’exploitation à sa fille Andréa « et non à son fils Roger ». Travailleuse, Andréa développe la ferme, mais change plusieurs fois de conjoint. Le dernier d’entre eux épuise la patience du père de Gilles. « Il tirait au fusil sur les canards, les tuiles de la grange… » À partir de là les terres sont mises en fermage. Aujourd’hui, le potager est devenu un champ, même s’il devrait être converti en prairie prochainement.

            C’était pourtant « une belle ferme ». Un ensemble au carré, avec la maison d’habitation, la grange pour le foin et le matériel côté Mirvaux, l’étable à l’opposé. L’écurie avait été conçue pour accueillir dix-huit animaux… « ce qui est énorme ». Marcel confirme : « Une particularité, on pouvait passer entre les deux rangées de vaches avec un charroie. » Monsieur Louis a vécu des revenus de la ferme quand elle était encore en activité. En ces temps, une famille pouvait subsister avec une trentaine d’hectares seulement et il y en avait beaucoup plus au château.

DONATIONS ET RÉVOLUTION

            Sous l’Ancien Régime il était courant de voir le seigneur local procéder à des travaux en faveur de sa paroisse. Ainsi, si la construction de la nef d’une église relevait de la fabrique locale, en revanche le cœur était financé par la seigneurie. On peut ainsi observer des nefs beaucoup plus basses en hauteur et moins richement décorées que bien des cœurs. Les communautés locales étaient effectivement souvent maintenues dans une misère crasse, quand le château resplendissait de tous ses feux. Mais cette pratique coutumière s’est transformée en dons jusqu’à la fin du XIXe siècle. De la sorte, à Molliens, c’est encore l’une des ancêtres Pujol de Gilles qui offre l’actuelle église, bâtie entre 1869 et 1872. « La femme de l’arrière-petit-neveu de… », bref c’est compliqué.

            Désormais, ce sont plutôt les communes qui cherchent à s’enorgueillir des traces du passé. Celle de Molliens a par exemple demandé l’autorisation à la famille Poujol d’utiliser ses armoiries pour illustrer les courriers officiels de la municipalité. Il s’agit de trois roseaux, avec la devise suivante : « Les chênes cassent, les roseaux se plient. » Néanmoins, ce blason a été transformé au profit de trois arbres. Gilles trouve plutôt sympathique cette reprise, même si dans la famille tout le monde n’était pas enthousiaste face à la transformation.

            Au registre des donations, le premier Poujol de Molliens a fait rénover et élargir l’ancien « Chemin d’Amiens », en 1786, ainsi que le pont présent dans le village. On l’appelle aujourd’hui « Chemin de Rainneville ». Il semblerait que le blason de la famille ait été apposé sur le pont lors de sa refonte, mais les ronces empêchent de le vérifier. Gilles ajoute que les charrois nécessaires à cette réfection auraient été réalisés gracieusement par les habitants des villages concernés : Molliens, Pierregot, Mirvaux, Hérissart…

            Ces largesses ont peut-être permis à la famille d’éviter la guillotine pendant la Révolution de 1789. Le Poujol de l’époque est en effet arrêté deux fois par les révolutionnaires, dont en 1794, mais à deux reprises il est libéré avec à l’appui des lettres de soutien des habitants de Molliens. Il n’est pas impossible non plus que ces grâces aient été liées au contexte local, la justice Amiénoise se montrant moins expéditive que celle d’Arras, par exemple, d’où était originaire Robespierre et où la famille a eu davantage de problèmes. Toujours est-il qu’en 1816 il trépasse à trente-sept ans, d’une chute de cheval.

LA VIE DE CHÂTEAU

            Les seigneuries ont disparu et, pour certains nobles d’aujourd’hui, la vie de roturier s’est imposée. Si en 1765 les trois-cent journaux de terre permettaient de faire vivre le château, il n’en est plus de même désormais.

            Ainsi, Gilles n’a pas disposé des mêmes revenus que ses aïeux, y compris vis-à-vis de son propre père. Ce dernier avait hérité d’une partie des propriétés foncières, soit 97 ha lui fournissant un complément de revenus. Il en a vendu une douzaine, mais surtout la propriété a été partagée avec ses deux sœurs. Gilles a lui-même trois sœurs. Le droit d’aînesse a été aboli sous le Premier Empire, mais son grand-père avait tout de même été avantagé par la quotité disponible, afin de « sauver Molliens ». Ce n’était déjà plus le cas pour son père.

            Bien qu’il travaille sur la généalogie de sa branche maternelle, Gilles révèle une bonne connaissance de celle de son père, on a pu s’en rendre compte. Pour autant, son arrivée à Molliens est récente en tant qu’habitant à demeure. Il fait le pas en 2010, alors qu’il cesse son activité professionnelle. Il faisait suite à ses parents qui s’y étaient installés en 1982, au moment de leur retraite. Auparavant, son grand-père paternel avait occupé le château rebâti, à partir de 1950, mais sans sa grand-mère, « trop parisienne » pour accepter cette vie retirée à la campagne. Elle s’était néanmoins occupée de la décoration intérieure, dont se moquait son époux. Des choix « modernes » pour l’époque ont présidé à cet aménagement, lançant par la même occasion un jeune décorateur. Le goût de sa grand-mère le laisse dubitatif. « J’aurais préféré un style XIXe. »

            Avant 2010, Molliens était pour Gilles un endroit où il passa quelques week-ends. Travaillant à Paris, il ne peut à ce moment occuper le château, qui est vide depuis 2005, date à laquelle ses parents se retirent sur Amiens. Gilles s’était installé à son compte en 1997. Cette décennie avait vu se monter beaucoup de petits cabinets de recherche généalogique, car les notaires ne voulaient plus prendre le moindre risque en matière de succession. Mais peu à peu il se voit confier de plus en plus de « petites vérifications » et de moins en moins des véritables dossiers, captés par les cabinets d’importance. La crise des subprimes aggrave encore la situation.

            Installé dans la demeure anciennement seigneuriale depuis plus de dix années, la vie de château reste spartiate : peu de chauffage et des frais à n’en plus finir. Impossible de maintenir en l’état l’ancienne ferme qui s’effondre. Son père avait réussi à éviter qu’elle ne s’écroule en faisant réviser la toiture, mais c’est un gouffre financier. Idem avec la maison de gardien, simplement consolidée. En revanche, il a puisé dans ses économies pour « sauver des eaux » la chapelle, qui date donc de 1760. Il a fallu réparer une poutre maîtresse, mais il a été contraint de le faire « à l’économie ». Le perron de la façade principale également, « un énorme travail ». Celui de l’arrière avait été revu par ses parents. Resterait à faire étaler de nouveaux cailloux dans l’allée centrale : au moins 15 000 euros. Surtout, les volets sont bons à repeindre, mais il y a vingt-sept fenêtres… et certains sont à reprendre complètement avant mise en peinture, des gonds menacent de se détacher de leurs pierres de fixation…

            Pour toutes ces raisons, l’entretien intérieur du château reste minimaliste. Mais ce qui le chagrine le plus ce sont les archives qui ont disparu avec l’incendie de 1940. On y trouvait des lettres de Bossuet, lequel avait formé un de ses ancêtres Pujol, théologien.

            Sans enfant, Gille se demande qui lui succédera. L’aîné de ses neveux, dont il est le parrain ? Ce n’est pas un Poujol, mais sa mère l’est. Et puis, c’est « un cadeau empoisonné ».

Christophe Baticle
Travailleur intellectuel, surnuméraire ès Sciences sociales
Faisant fonction d’enseignant-chercheur en sociologie, anthropologie, sciences de l’éducation et sciences sanitaires et sociales
Laboratoire Habiter le Monde
Université de Picardie Jules Verne, Amiens
Université catholique de Lille


[1] Autour de l’âtre de la Forge les personnes du lieu s’interrogent quant à la localisation de ce château. On évoque les transformations subies par le village, le déplacement d’une rue, un incendie… Pour nous, extérieurs, la discussion reste évidemment bien hermétique.

[2] Soit l’équivalent du poste de maire aujourd’hui.

[3] Autour du feu on discute de la valeur d’un journal. 42,20 ares dit-on, mais « c’était à géométrie variable », selon les lieux. Effectivement, le terme « journal » correspond à la quantité de travail standard d’une journée de travail pour un homme. On imagine que des négociations devaient intervenir et que tout dépendait de l’équipement et des travaux à réaliser pris pour référence.

[4] Cf. le résumé réalisé par Mémoire vive, patrimoine numérisé de Besançon [En ligne] : https://memoirevive.besancon.fr/editorial/page/bf2e230c-e648-4605-856a-a4d62e86e48a

Action réalisée

Auteur.e.s
Christophe Baticle

					    Productions liés
- Gilles Poujol de Molliens