S’EXPRIMER AU TRAVERS DE L’IMAGE MÊLÉE AUX MOTS (3)
Candide,
Surnuméraire ès sciences sociales.
Échanger avec les « Français Langue Étrangère »
Les yeux : métonymie des affects ?
Afin de contextualiser le propos, précisons primo que ce texte constitue le deuxième volet du travail entrepris avec des exilés en provenance de différentes régions du monde, actuellement théâtres de violences et d’ostracisme sous des formes variées, mais rendues insupportables pour leurs victimes. Arrivant d’Afrique saharienne, subsaharienne ou de sa corne, d’Afghanistan, d’Iran, de Syrie et de Palestine ou encore d’Europe avec Le Kosovo et la Géorgie, ces personnes suivent actuellement des enseignements de français au sein de l’Université de Picardie Jules Verne (UPJV), à Amiens.
Secundo, pour le Collectif La Forge, il s’agit de l’une des trois déclinaisons du thème Habiter, dans lequel s’inscrit notre démarche depuis 2014. Après Habiter un bord de fleuve et Habiter un bord de ville, le collectif travaille actuellement sur plusieurs chantiers qui contribuent à interroger l’Habiter dans des bords de monde, qui ont été les camps de réfugiés palestiniens en Cisjordanie et qui sont aujourd’hui des exilés arrivés en France : d’une part des lycéens insérés dans un lycée professionnel amiénois[1] et d’autre part ces étudiant-e-s « Français langue étrangère » (FLE) à l’UPJV[2].
À leur propos, la question posée tient dans ce que leur regard serait en mesure de révéler à la collectivité française sur elle-même[3]. Concernant l’objectif visé, il consiste à faciliter une expression libre et à même de produire pour nous une source de réflexivité. En termes de méthode, c’est le dessin qui a été retenu, partant du principe qu’il forme un langage à part entière, universel et apte à contourner l’obstacle de la maîtrise d’une langue aussi complexe que le français. Sur la base de ces dessins et des expressions qu’ils ont rendus, d’une certaine manière, audibles, nous allons tenter de restituer la richesse de ce langage fait de traits sans lexique ni grammaire préétablis.
DES YEUX « MIROIR DE L’ÂME » ? Regard et expressivité
Lors de cette troisième rencontre avec les exilés étudiant le français comme langue étrangère à l’UPJV, deux orientations ont été données pour servir de support à l’expression dessinée : d’abord le thème de la main que nous avons abordé dans le précédent texte[4] et en second lieu les yeux, objet du propos ci-dessous.
Précédemment et en complément au travail sur les autoportraits, des représentations des seuls yeux avaient été produites par l’atelier de réalisation graphique Nous travaillons ensemble (NTE), donnant une galerie de regards affichés aux murs de la salle qui nous accueillait au campus Sud amiénois.
Le regard attire le regard
Extrait de la sélection des yeux issus des autoportraits.
L’idée sous-jacente partait d’un constat exprimé par le graphiste Alex Jordan : « Quelque-soit le lieu, les yeux attirent le regard ». Constat facile à vérifier ici, puisqu’effectivement les yeux, en ce qu’ils expriment quelque-chose, sont comme la preuve la plus évidente de la vie, pour nous êtres humain tout au moins[5]. C’est probablement pour cette raison que nous exprimons une compassion et à minima une empathie à l’égard des autres êtres vivant dotés d’yeux. La remarque n’est pas si anodine qu’il pourrait y paraître. Les mouvements anti-spécistes, par exemple, lesquels ont pris une ampleur jusque là inégalée dans l’histoire occidentale, différencient très nettement deux formes de vie : avec et sans yeux similaires aux nôtres, donc avec et sans cette capacité de produire les mêmes modes d’expression. On peut le ressentir dans les modalités de lutte mises en place par les associations de « Libération animale » : la souffrance est d’autant plus placée en avant lorsqu’il est question des animaux oculaires. Pour le reste de la faune, c’est plus souvent leur fonctionnalité dans l’écosystème général qui est avancée comme argument à leur respectabilité.
L’importance des yeux est telle que l’infâme est souvent représenté sans ce dispositif de vision. De même, le monstre, dans la littérature antique prend la forme du cyclope, être à un seul œil, généralement placé au milieu du front, qui trouble notre sens visuel. La perte d’un œil est souvent vécue comme la pire des amputations et en ce qui concerne l’actuel mouvement des Gilets jaunes, un traitement particulier est fait des éborgné-e-s[6]. Et pour donner encore un exemple de l’importance des yeux, quant à notre quête d’expressivité, ce sont eux que notre regard cherche lorsque nous observons des insectes et que nous visons à comprendre leur ressenti. Il y a donc bien, avec l’œil, une relation très particulière qui aboutit à ce type d’expression proverbiale : « Les yeux sont le miroir de l’âme ». Dans les formes de défiguration, l’œil occupe ainsi la place centrale.
Le Cyclope
Musée des arts de Boston (USA).
https://www.mfa.org/collections/object/head-of-polyphemos-151108
À partir de cette galerie, les étudiants étaient invités à retenir une paire d’yeux (celle de leur propre autoportrait ou une autre), afin de réaliser le même travail que celui opéré avec la main, à savoir en faire un support d’expression à partir des recueils de lettres, de mots et de journaux mis à leur disposition.
Cette nouvelle proposition s’est révélée très fructueuse et selon le type de regard ressortant des planches c’est une association d’idée qui pouvait se mettre en place.
EXPRESSION DE LA GRAVITÉ ET DE LA TRISTESSE
Ce fut notamment le cas pour un homme réfugié de Syrie, âgé d’une petite quarantaine d’années. L’idée a jailli immédiatement pour lui et en se levant afin de détacher des yeux clos, il affichait un large sourire : « la justice » dit-il.
« La justice est endormie »
Fermer les yeux sur les injustices.
Homme Syrien.
Dans le registre des représentations à notre disposition, des yeux fermés peuvent exprimer le sommeil, mais également le refus de voir[7]. Ici, les deux possibilités sont réunies sans que l’on sache si l’endormissement est un oubli d’elle-même, de la part de la justice, ou une volonté délibérée de fermer les yeux devant ses propres manquements. En revanche, celui qui s’est focalisé sur cette image entretient un rapport étroit avec cette institution : il n’est autre qu’avocat, réfugié de Syrie. Ainsi, on redécouvre ce qui ressortait de la conférence d’Amiens, le 30 avril dernier, à savoir le niveau de formation de ces migrants qui, contrairement à une idée reçue, ne sont pas nécessairement le Lumpenprolétariat des pays les plus pauvres.
Regard à double face ?
Les yeux sont communicatifs. Ils sont comme l’instrument le plus évident de la sociabilité. Regarder l’autre, c’est le reconnaitre dans sa qualité, ce qui amène nécessairement à s’interroger sur les clignements d’yeux, voire leur fermeture. Chez les morpho-psychologues cette dernière attitude marque le retrait, un désir d’échapper à la situation. On explique de la sorte le tic d’un François Mitterrand qui irritait particulièrement les journalistes.
Ces éléments amènent à s’interroger sur la composition réalisée par un jeune Soudanais associant un regard féminin aux yeux clos et l’idée de liberté. Si le lien entre liberté et icône féminine est un grand classique allégorique[8], généralement on oppose plutôt cette notion à la fermeture. Un pays où la liberté reste un vœu pieux a ainsi tendance à se fermer. Y a-t-il alors une sorte d’ironie dans cette proposition du homme homme ? Ce n’est en effet absolument pas un hasard si certaines lettres se retrouvent comme tachées par une humidité qui va jusqu’à dégouliner des mots « La » et « Liberté ». L’auteur a choisi d’asperger cette partie de son texte. Doit-on alors penser qu’il s’agit d’yeux pleurant sur la liberté perdue ? Dans ce cas, la figure qui s’imposerait serait celle du Janus, cette divinité du panthéon romain, dont la caractéristique est la double face : un visage d’un côté du crâne et l’autre à son opposé.
L’autre face du Janus ?
Car le même va se manifester une seconde fois au travers de ce thème : les pleurs, cette fois explicites avec la question posée « Pour la vie, pleurer des yeux ? » C’est la succession de ces deux productions qui nous incite à les placer en vis-à-vis, comme si elles représentaient la double face de Janus qui, d’une part, montrerait les yeux d’une France se refermant à la liberté de circulation, tout en étant affectée de cet état de fait quand, d’autre part, les migrants s’interrogeraient sur leur sort de tristesse (?)
UNE FOI DANS L’AVENIR ?
La situation de migrant provoque des contextes qui invitent au doute. D’un statut souvent peu enviable, certes, mais où les rôles étaient clairement établis, on passe à l’incertitude au point de se sentir perdu, ce qu’exprime ici un subsaharien qui a passé la mer pour se retrouver dans une forme de vide.
Se perdre
Se raconter pour se retrouver ?
Retour néanmoins à la couleur lorsqu’il s’agit de dire l’espoir d’un horizon meilleur, avec cette peinture bucolique où le soleil dispute la vedette à la verdure.
Optimisme
Une verdure que l’on retrouve lorsqu’il s’agit d’exprimer la couleur de l’espoir, y compris en provenance d’un pays qui connait le pire, comme la Syrie.
Les yeux verts
La famille de Jamilah, auteure de ce dessin, est de la sorte associée au vert, comme pour une attente d’avenir. Nous devons reconnaitre que nous ne nous attendions pas à cet usage des couleurs oculaires. Ce qui s’impose, néanmoins, c’est la force de l’imaginaire et des capacités projectives de ces exilé-e-s.
EN CONCLUSION : imagination et projections
Pour finir, un bon exemple de ces capacités à voir au-delà de ce qui est représenté est donné par un autre homme en provenance du Soudan. De ce que nous avons compris quant à ses explications, son métier est en lien étroit avec les empreintes digitales.
Une marée noire
Homme en provenance du Soudan.
Il a ainsi retenu le dessin le plus éloigné de la forme habituelle donnée aux yeux. Et il y a vu une tache d’hydrocarbures vers laquelle auraient convergé les pas d’un individu. À partir de cette projection, qui peut fait penser aux tests de Rorschach[9], nous sommes embarqués dans le thème des menaces environnementales, très éloignées, a priori, des priorités de ces migrant-e-s. C’est précisément ce qui en fait tout l’intérêt : les migrations de demain seront très largement liées à l’inhabitalité de nombreuses régions du monde.
Nous en avons une illustration avec l’ensemble de ces productions, les yeux sont bien cette fenêtre ouverte sur ce que certains appelleraient « l’âme ». Parlons ici plus simplement de la personnalité. Autrement dit, nous associons, à tort ou à raison, le regard à ce qui se passe dans notre for intérieur. En ce sens, les yeux sont une métonymie : ils sont censés, en tant que partie expressive et visible de l’extérieur, résumer l’état d’esprit intérieur.
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[1] Voir https://www.laforge.org/mohamed-camara/
[2] Voir les volets 1 et 2 de la présente série de textes, intitulés pour le premier « S’exprimer : “Dire c’est faire” et faire c’est dire. Échanger avec les Français Langue Étrangère » et le suivant « La main : un vecteur d’expression sans pareil » : www.laforge.org
[3] Voir sur ce questionnement la série de textes intitulés « Ils sont ici » que nous lui avons consacré, lisibles sur le présent site.
[4] « La main : un vecteur d’expression sans pareil », op. cit.
[5] En dehors de certaines formes autistiques peut-être. À ce titre, le fait que nombre d’autistes fuient le regard d’autrui n’est pas anodin et révèle un trouble profond.
[6] Interrogé par la presse, le syndicaliste Alain Théron, victime d’un CRS ayant lancé une grenade de désencerclement, en 2016 lors du mouvement social relatif à la loi Travail, déclarait « Ça ne repousse pas un œil », in L’Humanité, 23 mai 2019.
[7] Cf. les dits « Trois singes de la sagesse » qui, dans certaines philosophies asiatiques, allèguent qu’il vaut parfois mieux ne pas « voir le mal ».
[8] Cf. le célèbre tableau d’Eugène Delacroix « La liberté guidant le peuple », 1830.
[9] Imaginés par le psychanalyste Hermann Rorschach, en 1921.