S’EXPRIMER AU TRAVERS DE L’IMAGE MÊLÉE AUX MOTS (1)
Candide,
Surnuméraire ès sciences sociales.
« Dire, c’est faire » et faire, c’est dire
Échanger avec les « Français Langue Étrangère »
EN GUISE D’INTRODUCTION :
retracer le parcours réalisé par le Collectif La Forge
Ce texte s’inscrit dans l’une des étapes du cheminement de notre Collectif sur le thème de L’Habiter, un chantier ouvert en 2014. Cette notion d’Habiter ne doit pas s’entendre simplement au sens de loger ou de résider, mais comme un rapport au monde qui nous entoure et auquel nous participons[1]. Adopter l’Habiter comme concept scientifique[2], c’est ainsi considérer que le monde nous construit pendant que nous le construisons ; c’est aborder la dimension spatiale comme un produit de l’action humaine[3], mais également comme un acteur du social[4]. C’est enfin concevoir cette relation dans sa dynamique temporelle.
Retraçons en quelques mots le chemin suivi, afin de positionner la présente étape. À partir de ce point de départ donc, le collectif s’est orienté dans plusieurs directions.
Dans un premier temps ce fut un « Bord de fleuve » et la sociabilité née des loisirs autour de l’eau dans la haute vallée de la Somme. Par le biais de cet investissement localisé d’anciens mineurs et ouvriers du Nord Pas-de-Calais, installés sur ce site verdoyant depuis plusieurs décennies, nous avons exploré les significations diverses que peuvent revêtir le fait « d’être d’ici ». Le déclencheur en a été l’expulsion de ces « pêcheurs du dimanche », contraints d’abandonner leur petit havre de paix pour laisser la place à des projets de développement visant des populations de touristes plus prometteuses en matière de dépenses. Le « cabanisme »[5] laissait la place au paysage renaturalisé.
Puis, au travers de la destruction-réhabilitation[6] des quartiers nord d’Amiens les plus stigmatisés (Fafet, Brossolette et Calmette), il s’est agi d’envisager le logement en « Bord de ville » comme un opérateur de sens, au-delà donc de la fonction purement résidentielle, en montrant que s’y jouait le stigmate[7] du lieu et de l’exclusion.
La troisième déclinaison de l’Habiter porte désormais sur ce que nous avons appelé un « Bord de monde », avec des déplacés, qu’il s’agisse dans un premier volet des réfugiés palestiniens en Cisjordanie et pour second développement les migrants qui arrivent en France. Ces derniers ont été accostés, primo, grâce à l’entremise d’un lycée professionnel amiénois qui accueille en son sein de jeunes Mineurs Isolés Étrangers (MIE). L’un d’eux est aujourd’hui sous le coup d’une obligation de quitter le territoire, ce qui amène notre collectif à s’interroger sur son positionnement à l’égard de sujets qui ne peuvent être traités avec la distance critique habituelle aux sciences sociales[8]. Secundo, l’Université de Picardie Jules Verne (UPJV) a ouvert des enseignements à destination de migrants souhaitant se former à la langue française. Il s’agit des « Français Langue Étrangère » (FLE), avec lesquels nous avons entamé un travail d’expression via l’image mêlée aux mots. Il s’agit donc, en quelque-sorte, d’un retour à l’UPJV par laquelle nous avions entamé ce cycle en y puisant le thème de l’Habiter[9].
Par ce rapide résumé, on pourrait avoir le sentiment d’une chronologie bien rythmée et d’un projet parfaitement structuré. La réalité est bien évidemment plus complexe, sans plan préétabli. Au vrai, notre collectif a navigué au gré des vagues qui semblaient porteuses et de nombreuses pistes de développement ont dû être abandonnées en cours de route. Pour autant, il nous semble que l’ensemble révèle une certaine cohérence et nous nous proposons ici de fournir quelques éléments de la première rencontre avec des étudiant-e-s en français langue étrangère, de façon à intégrer ces éléments à la démarche d’ensemble.
DE LA MÉTHODE : s’adapter à l’institution
Précisons, d’entrée de jeu, que ce qui va être présenté, ci-dessous, n’est pas profondément nouveau. Il s’agit davantage d’une tendance contemporaine à permettre la mise en récit de la migration par les migrations elles-mêmes. Pour exemple, était organisée, le 17 mai dernier, une journée d’étude, à l’INaLCO (Institut National des Langues et Civilisations Orientales) de Paris, sur « Mises en mots et mises en discours des migrations », dont nous tirons le dessin ci-dessous.
Dessin et expression
Affiche de la journée d’étude à l’INaLCO
La première rencontre a eu lieu le jeudi 9 mai 2019, dans les locaux de l’UPJV, le rendez-vous se trouvant placé sur l’emploi du temps de ces presque étudiant-e-s. Pour notre collectif, davantage inspiré par l’informalité des occasions provoquées au pied levé, cette inscription dans un planning est évidemment un écueil qu’il va falloir contourner. En sciences sociales, on parlerait des « conditions du terrain », qui ont fait l’objet de bien des travaux réflexifs[10]. Comment éviter le formalisme, sous toutes ses formes serait-on tenté de dire.
Ils-elles sont demandeurs d’asile et leur handicap vis-à-vis de la langue de leur permet pas d’être des étudiant-e-s à part entière. Il s’agit, davantage que d’une « mise à niveau », d’un round préparatoire pour remplir les « pré-requis », comme on évoque désormais la sélection à l’université française depuis que ParcourSup, la plateforme accueillant les vœux des lycéens pour l’enseignement supérieur, a introduit des obligations au-delà de la détention du simple baccalauréat.
Leur statut est donc assez inédit et on ressent cette difficulté à s’adapter à leur réalité. Ils ont toutefois été divisés en deux groupes, selon leur niveau, permettant donc de revenir au savoir-faire de toute institution : classer, répartir. Cela a d’ailleurs posé quelques difficultés lors de cette première « séance ». Alors que le premier groupe avait cours en matinée au Campus Sud, le second devait nous rejoindre sur le site Cathédrale, à plusieurs kilomètres de là, en plein centre de la ville. Sauf que l’information étant mal passée, ce second groupe est arrivé très en retard, montrant avec insistance les écrans des téléphones mobiles affichant l’erreur de planning. Nous découvrons alors l’absence d’unité de lieu pour les FLE. Ce sont eux qui se déplacent au gré des disponibilités des enseignant-e-s et, en cette après-midi, nous croisons à nouveau le groupe 1 que nous avions rencontré au Sud deux heures plus tôt.
Deux heures plus tôt et pour deux heures. On perçoit ici tout le poids des cadrages temporels : au bout de ce laps de temps, bien court pour nous, des mouvements commencèrent à se faire sentir. Ce n’est pas leur motivation à « faire du rab » qui était en cause ; ils sont motivés et demandeurs. Mais dans un emploi du temps il s’agit de suivre la grille et leur journée d’étude n’était pas terminée.
Il n’y a pas que la dimension temporelle qui apparaisse comme un dilemme cornélien pour notre dispositif d’écoute et d’échange. D’un point de vue spatial, comment choisir entre d’un côté la tentation de déplacer les tables (et contrevenir ainsi à la règle qui veut qu’elles doivent rester en rangs d’oignons) et de l’autre le risque d’apparaître comme des « profs », qui réalisent donc un cours. On l’aura bien compris, le collectif fuit comme la peste toute forme d’injonction et encore davantage la figure du maître à penser. Dans notre esprit, il n’y a ni bonne manière de faire, ni façon proscrite pour procéder. La qualité d’une option retenue dépendra toujours du sens que nous serons capables (plus ou moins) d’y lire. En conséquence, le cercle est plus propice à ouvrir des perspectives que le rang. Nous avons néanmoins « fait avec » ce dernier pour cette première séquence.
Que faire maintenant face à l’attente ? Se présenter paraissait une évidence : le collectif, ses différents membres, qui fait quoi et comment. Surtout, nous avons exposé et fait circuler les différentes « productions » de La Forge : livres, affiches, photos, vidéos, pièces de théâtre, performances couchées sur le papier.
En réalité, nous ne sommes pas du tout convaincus que ce soit là l’essentiel de la production dont nous pouvons justifier. Au-delà de ce que l’on appelle, dans le jargon de la prestation de service culturel, les « livrables », le plus important nous paraît davantage impalpable : ce sont les transformations intérieures (et parfois les effets extérieurs) que provoquent les productions, qui ne sont donc en fait que des prétextes à découvrir, se découvrir, faire découvrir.
La présentation du collectif étant faite, fallait-il pousser plus loin la réciproque ? On peut deviner, dans l’expression de certains visages, ce que l’arrachement à un passé, certes douloureux, porte de doublement pénible : la douleur des motifs qui ont amené au départ et la peine d’avoir dû néanmoins partir contre son gré. Finalement, ces éléments de biographie viendront en leur temps, peut-être, pour certaines et certains, quand elles et ils le jugeront utile.
L’ARRACHEMENT
Dans un paysage de désolation, l’individu, qui fait corps avec le territoire,
se trouve à la fois arraché et étranglé par une main anonyme qui symbolise la violence.
Un autre mode d’expression a été retenu : comme pour la photographie libre qu’ont mise en place Mickaël Troivaux et Sophie Douchain avec les lycéens, Alex Jordan et Marie-Claude Quignon ont opté pour un support à utiliser tout aussi librement, le dessin. Il s’agit d’une approche intéressante dans la mesure où ce n’est pas, ici, la qualité graphique qui est visée, mais bien l’expression des affects via quelques traits de feutre. Qu’il soit parfois nécessaire d’utiliser des mots pour voir ce qui a été représenté ne constitue pas un frein, bien au contraire. Dans ce cas, l’expression orale n’est plus une prescription, mais devient explication. Si l’on suit la façon dont le résument Chloé Le Mouël et Lucille Maugez, le croquis peut ainsi constituer un outil pertinent pour la recherche.
« Un atelier de croquis ethnographique sur le thème “Le corps dans l’espace” a été mis en place, sur une initiative étudiante, à l’Institut d’ethnologie de l’université de Strasbourg au courant de l’année scolaire 2016-2017. Cet article est un retour d’expérience de cette activité. Il reprend et prolonge certaines réflexions menées par le groupe autour de la question du dessin comme mode de production du savoir valide. Afin de construire un outil adapté à nos besoins, l’atelier a été nourri de méthodes issues des arts plastiques, de l’architecture et de l’archéologie. Le croquis ethnographique est d’une part un regard spécifique sur le monde, une habilité visuelle exercée par le chercheur. D’autre part, il est un outil de communication, servant à transcrire une expérience vécue et portant en lui les hypothèses d’analyse qu’en fait le chercheur. »[11]
DESSINER POUR EXPRIMER
Très vite, l’outil s’est retrouvé investi, les feuilles blanches en format A3 commençant à revenir selon un rythme allant crescendo. À une exception près, d’un homme ne souhaitant pas s’exprimer par ce moyen, mais qui s’est révélé très loquace en tête à tête. La première « consigne » n’en était pas véritablement une, puisqu’il s’agissait de se servir du cadre de papier blanc avec une contrainte minimaliste : « Exprimez ce que vous souhaitez par rapport à votre situation ». La seconde se rapportait, pour celles et ceux qui le désiraient, à la réalisation d’un autoportrait, mais sans nécessairement rechercher le réalisme. Alex Jordan expliquait alors que tout symbole pouvait représenter une personne, voire une feuille de papier découpée en suivant les contours de la tête, ces contours seuls pouvant être griffonnés, le centre restant vide, mais dans lequel on pourrait justement… passer la tête.
Un autoportrait
Le principe du vide intérieur.
C’est là le principe des jeux d’identification où le touriste se fait photographier derrière un panneau peint dans lequel il glisse son visage au moyen d’un trou destiné à cet effet. La tête devient alors le centre d’une scène liée à un thème et à un personnage, fictifs pour l’acteur qui prête son visage.
Nous nous concentrerons ici sur les dessins de la première « consigne », qui ont fait l’objet d’une exposition sur les murs de la salle, les auteur-e-s étant invité-e-s à les expliquer, commenter. Il nous semble que ce sont ces représentations qui ouvrent un maximum de perspectives, parce que justement elles ont été contraintes à minima.
En quête de carburant pour avancer
La route est longue.
« Ma vie en France » pourrait s’interpréter comme le fait d’un véhicule en panne, poussé par un de ces exilés cherchant à avancer. Mais son auteur s’explique différemment sur son dessin. Il est lui-même le véhicule, qui semble effectivement à l’arrêt, la providence (en quelque-sorte) tentant de le remettre en marche. Ce thème de l’interruption et de la lenteur se retrouve en effet dans plusieurs figurations, comme dans celle intitulée « La porte ouverte pour tous ».
Porte fermée… pour combien de temps ?
Sur un pas de sénateur.
Ici, ce sont les deux animaux broutant sur le pas de la porte qui interpellent. Il s’agit en fait de tortues, cet ordre de reptiles servant souvent de symbole pour imager l’art de prendre son temps. Et c’est justement cette idée qu’à voulu développer l’auteure du dessin : le temps de l’administration…
Très proche du temps qui s’écoule dans la longueur, on trouve également le thème d’un espace qui s’étire pour illustrer la route ; cette route dont nous commentions plus haut qu’elle pouvait être longue.
« Ma mémoire »
Carte représentant le parcours d’un réfugié syrien.
Nous en avons un exemple concret avec cette carte où l’on ne compte que cinq points, associés chacun à un chiffre, soit la durée en années passées sur la zone en question. Le dessinateur explique qu’il s’agit là d’une représentation de sa mémoire. S’il est passé par de multiples lieux, ne subsistent en lui que ces bribes mnésiques, traces de passages plus que signes d’un Habiter véritable, resté pour lui précaire. Tout d’abord donc un exil au Nord du pays pendant cinq ans, puis l’Europe centrale pour deux fois une année et enfin la France avec Paris et Amiens. Les contours de l’Europe, comme de l’Hexagone, restent imprécis, à l’image de l’avenir, résumé par un point d’interrogation au bout de points de suspension. Temps suspendu en somme.
Par ces quelques exemples, il nous paraît possible de valider la méthode adoptée quant à sa pertinence pour permettre un langage accessible aux exilés inscrits dans le programme Français Langue Étrangère. Pour inverser la proposition de John L. Austin, si « dire c’est faire »[12], souvent faire c’est aussi dire.
Ce résultat nous conforte à poursuivre dans cette direction. Il est toutefois difficile de conclure sans évoquer des dessins qui abordent concrètement les motifs du départ et qui… se passent de commentaire…
Les montagnes et la mort
Un pays objet de toutes les convoitises.
1789, plus de deux siècles après…
Le salut ne vient pas toujours du ciel.
———————————————————————————————————————————-
[1] Cf. Olivier Lazzarotti : « Habiter », rubrique « Notion à la une », in Géoconfluences, décembre 2013.
[2] Cf. Sous la direction de Brigitte Frelat-Kahn et d’Olivier Lazzarotti : Habiter. Vers un nouveau concept ?, Paris, Armand Colin, 2012, collection « Recherches ».
[3] Cf. Henri Lefebvre : La production de l’espace, Paris, Anthropos, 2000 (quatrième édition) [1974], collection « Librairie de l’architecture et de la ville ». Notons toutefois que ce grand sociologue n’avait pas la conception socio-déterministe dont on l’a souvent affublé et qu’il envisageait des relations de co-détermination entre espaces et sociétés.
[4] Cf. Sylvia Ostrowetsky (avec Jean-Samuel Bordreuil) : « Le social comme sémio-genèse. Éléments de réflexion sur les rapports actuels de la sociologie et de la sémiotique », in Langage et société, n°28, juin 1984, pages 9 à 36.
[5] Cf. Agnès Jeanjean et Ingrid Sénépart : Habiter le temporaire. Habitations de fortune, mobiles et éphémères, Paris, Fondation de la Maison des Sciences de l’Homme, 2011, collection « Techniques & culture ».
[6] Rappelons ici les travaux de l’école lancée par l’anthropologue Gérard Althabe, dont, avec Bernard Légé et Monique Sélim : Urbanisme et réhabilitation symbolique. Ivry, Bologne, Amiens, Paris, Anthropos, 1984. Voir également Gérard Althabe (entretenu par Monique Sélim) : « L’ethnologie comme méthode », in Cahiers des sciences humaines : trente ans (1963-1992), n°15-17, 1993, pages 15 à 17.
[7] Cf. Erving Goffman : Stigmate : Les usages sociaux des handicaps, Paris, éditions de Minuit, 1975 [1963], collection « Le Sens commun ».
[8] Voir le reportage de France 3 Picardie : https://france3-regions.francetvinfo.fr/hauts-de-france/emissions/jt-1920-picardie, ainsi que le texte qui lui a été consacré sur le présent site et intitulé « Le choc » : https://www.laforge.org/le-choc-sciences-sociales-et-implication-de-fait/
[9] Via l’équipe de recherche Habiter le Monde.
[10] Cf. Howard S. Becker : Les ficelles du métier. Comment conduire sa recherche en sciences sociales, Paris, La Découverte, 2002, collection « Grands repères, guides ». Luc Boltanski, dans son ouvrage consacré aux Cadres, révélait d’ailleurs avoir utilisé des formes d’approche peu conventionnelles. Les cadres : La formation d’un groupe social, Paris, éditions de Minuit, 1982.
[11] « Le croquis ethnographique, du regard au trait sur le papier », in Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande, n°50-2, 2018, pages 255 à 266, ici page 255. Dossier coordonné par Florence Rudolf, issu de l’atelier « Figures de l’hybridation dans les humanités environnementales », organisé par Florence Rudolf et Christophe Baticle, lors du colloque international (in)discipline, de l’Association canadienne des sociologues et anthropologues de langue française (ACSALF), 1-3 novembre 2017, Université Laval, Québec (Canada).
[12] Cf. Quand dire c’est faire, Paris, éditions du Seuil, 1970 [1962].