S’EXPRIMER AU TRAVERS DE L’IMAGE MÊLÉE AUX MOTS (4)
Candide,
Surnuméraire ès sciences sociales.
Échanger avec les « Français Langue Étrangère »
Cheminer : une spatialité dans et par la migration
Ce texte s’inscrit dans le travail réalisé avec des étudiant-e-s qui suivent actuellement des enseignements de français au sein de l’Université de Picardie Jules Verne (UPJV), à Amiens. Leur particularité tient dans le fait qu’il s’agit d’exilés pour qui le français est une langue étrangère, d’où le nom du dispositif « Français Langue Étrangère » (FLE). C’est la troisième séance à laquelle nous assistions. Une certaine interconnaissance est désormais établie et elle a permis, pour la première fois, de sortir d’un certain formalisme scolaire pour entrer dans une part de l’intimité, ce que nous nous proposons de retracer ici.
Rappelons préalablement la méthode adoptée comme forme de langage : le dessin, utilisé ici un mode de communication à part entière, universel et apte à contourner l’obstacle de la maîtrise d’une langue aussi complexe que le français. Sur la base de ces dessins et des expressions qu’ils ont rendus, d’une certaine manière, audibles, nous allons tenter de restituer la richesse de ce qu’il est ressorti de ces traits posés sur la feuille de papier.
LA MÉTHODE : décrire un parcours en dessin
À l’Université Jules Verne d’Amiens, le dispositif FLE en est à sa quatrième année de fonctionnement. Depuis 2015-2016, deux grands blocs en constituent les fondations : primo l’apprentissage de la langue, incluant des enseignements de civilisation et de culture, secundo des séances articulées autour de ressources pratiques (comme la recherche documentaire) ou d’autres modes d’expression (telle que la proposition du Collectif La Forge).
Pour cette séance, la proposition part d’un ensemble de termes qui renvoient tous au parcours : chemin, cheminement, déplacement… Pour l’occasion, nous avons rapporté des plans de la ville, dans la mesure où une première manière de décliner ce thème serait le quotidien : se mouvoir dans l’urbanité amiénoise pour répondre à des obligations, des nécessités voire des désirs. De là, ce sont des logiques d’action qui sont attendues. À quelles formes de spatialisation la vie de migrant est-elle soumise ? Comment le déplacement devient le révélateur de manières d’être et de faire ? En quoi les endroits fréquentés expriment une forme de statut spatial ? Autant de questions qui permettent d’entrer dans le vécu par la concrétude de l’ordinaire. Une variante de cette première possibilité en proposait en quelque-sorte le contrepied : plutôt que le quotidien, un évènement exceptionnel, marquant, qui prendrait aussi la mobilité pour tangente. On peut imaginer l’arrivée dans la ville ou un parcours qui se serait révélé déterminant pour la suite. D’une certaine manière, la méthode adoptée consiste bien à creuser dans le sens d’une géographicité de la mémoire[1], voire des émotions[2]. Cette approche nous amène à une troisième manière de s’emparer du thème, qui consiste à y voir une invitation plus large : un parcours de vie. Autrement dit, de quelle manière on pourrait envisager le déroulé d’une existence comme un cheminement spatialisé, avec ses aspirations initiales, ses obstacles, pour déboucher au final sur le parcours réalisé.
Sur le plan matériel maintenant, deux étapes ont été différenciées : le brouillon sur des feuilles standards A4 blanches et la réalisation finales à partir de grands formats, type A2, se rapprochant du papier calque afin de permettre des jeux de luminosité.
Bien évidemment, ces dessins constituent des supports pour l’échange[3]. Certains peuvent « parler » d’eux-mêmes, quand d’autres exigent des explications. Ils sont encore un moyen de comprendre le parcours réalisé, au travers de la discussion qui s’installe entre l’auteur-e- et l’observateur-trice.
Ce vécu commence par la date à laquelle se déroule cette séance, soit ici la fin du Ramadan. Ce n’est pas anodin pour ce public qui, croyant ou pas, fait des festivités qui succèdent au Carême musulman un moment privilégié de rencontre. Ils et elles sont ainsi moins nombreux qu’à l’accoutumée. Certain-e-s ont profité de la fin du jeûne pour se reposer. Cette audience plus faible va permettre des interactions plus intimes.
CHEMIN DE VIE : partir et repartir
Un ensemble de ces productions a retenu la perspective biographique, comme ci-dessous avec un homme de 50 ans originaire d’Irak.
Une symbolique foisonnante
S’élever, s’effondrer et se relever
Homme exilé de Bagdad
Nous partons de la naissance, immédiatement suivie d’une première échelle. Pour l’auteur de cette représentation graphique, l’escalier symbolise la construction de soi en tant qu’individu, ici jusqu’à la réalisation professionnelle : devenir dentiste, à 25 ans. On remarquera que le dessin commence au centre de la feuille, plutôt dans sa partie basse, pour s’orienter dans un premier temps vers le haut et la droite. Cette pente ascendante va s’accentuer entre la deuxième étape et la troisième : la fondation familiale, à laquelle on accède, ici encore, par un escalier. Avec le recul, il apparaît au dessinateur que ce moment constituait un firmament, matérialisé par le soleil : « comme les plantes qui poussent vers la lumière » ajoute-il. Nous sommes au sommet de la feuille, avant de redescendre du fait de la guerre. Il s’agit ici de la guerre civile, symbolisée par un serpent (« parce que l’idéologie, c’est un poison ») et le poignard. Concernant ce dernier élément, l’auteur cite Saladin : « Ça a commencé à cette période déjà ». Puis vient la figure du labyrinthe dans lequel on cherche sa direction, avant de décider du départ. L’arrivée en France correspond à une forme de stabilisation, suivie d’un chemin incertain, mais investi d’espérance au travers d’une fleur qui a repoussé. Notre interlocuteur s’explique : « une renaissance ».
C’est surtout son expérience qu’il dit vouloir partager, parce qu’il estime avoir vécu des évènements qui lui ont permis d’accéder à un certain recul. Ainsi, la guerre civile concerne la confrontation entre Sunnites et Chiites. Bien que l’Irak nous ait souvent été présenté, en France, comme un rempart sunnite au chiisme, notamment pendant la guerre Iran/Irak (1980-1988), le grand chiisme de l’Islam est plus complexe qu’il n’y paraît. En effet, les Chiites y sont très largement majoritaires, mais là où l’analyse proposée par notre dessinateur est intéressante, c’est qu’il perçoit un « facteur social » derrière cette division. Les Chiites reprochent ainsi et surtout aux Sunnites de détenir le pouvoir, mais pour lui c’est une illusion : « Sous Hussein tous les irakiens étaient victimes, Chiites et Sunnites ». Il a, pour illustrer son propos, une anecdote terrible. Après avoir travaillé pendant dix années en déplacement dans tout le pays, il s’est retrouvé praticien dentiste dans le quartier chiite de Bagdad. Un jour, il aperçoit dans la rue une mère chiite en pleurs, se lamentant de la mort de son fils, victime de la guerre. Quelques jours plus tard, la même scène se reproduit, mais cette fois avec une mère sunnite. Il en tire la conclusion que la véritable opposition ne se situe pas à ce niveau et que la violence peut émerger de pars et d’autres, parce qu’elle s’auto-génère en spirales destructrices.
« J’ai vu le visage de la violence… des gens normaux changer… des hommes très fragiles changer rapidement. En Europe, les gens ne connaissent plus la guerre. On peut penser que la violence est normale pour s’exprimer.
Ce regard, il le relie à son métier, qui oblige à observer avec attention afin de réaliser un diagnostic juste et précis. Les détails attirent ainsi son intérêt. Il n’hésite pas à citer le sociologue et psychanalyste marxo-freudien Érich Fromm (1900-1980)[4] quant à ses travaux sur « le mal ». Afin d’en sortir, il prône le partage dans la pratique artistique, s’exerçant lui-même à la peinture. Repartir dans la vie en somme, après être parti de son pays.
L’ESCALIER : gravir des échelons
Le thème de l’escalier se retrouve dans plusieurs productions, comme celle de cette institutrice de 32 ans, partie de Syrie pour rejoindre son mari en France il y a huit ans de cela.
Se reformer
Le Master comme Sésame
Jeune femme syrienne
Diplômée d’un Bac + 4 en éducation dans son pays, elle a commencé à travailler en milieu rural pendant deux années, avant d’être affectée dans une ville. Ce nouveau poste sera de courte durée. Elle part pour la France en mars 2011, où se trouve son marri depuis deux ans déjà. Le paradoxe, c’est peut-être qu’elle est identifiée aux réfugiés de la guerre civile qui sévit dans son pays, alors qu’elle en est arrivée ici pour réaliser un projet personnel. Ça ne signifie en rien que la guerre ne l’ait pas rattrapée. Il ne lui est plus possible de retourner en Syrie, où elle a laissé ses proches.
On mesure alors ce que représente l’expatriation. Malgré que ses trois enfants soient nés en France, malgré son diplôme d’institutrice, un époux avocat en Syrie qui a réussi à décrocher un Master de droit des affaires en France, il lui faut tout recommencer. D’abord perfectionner son français pour tenter un Master en sciences de l’éducation, puis disposer d’un emploi et espérer réunir sa famille. Pour se donner les moyens de ses ambitions, elle a tout d’abord œuvré dans le bénévolat : l’informatique et la traduction. Dans un second temps, elle a réalisé plusieurs découvertes des métiers. Elle souhaiterait travailler dans l’animation sociale, voire l’assistance sociale, mais pour le moment elle enchaîne les stages.
On comprend que, pour elle, l’élévation passe par la formation. En cela, on perçoit des points communs entre détenteurs d’un capital culturel, ici comme ailleurs.
CHERCHER UN CHEMIN : éviter les voies sans issue
Pour certains de ces étudiants d’un genre particulier, l’exercice se transforme en questionnement philosophique. C’est le cas avec ce jeune soudanais, ingénieur biomédical dans son pays, qui se démarque par la qualité de son français, après seulement une année passée en France.
Choisir la bonne voie
De nombreuses chausse-trappes
Jeune soudanais
Il s’agit également d’un chemin de vie, mais où les couleurs jouent un rôle particulier. Certaines voies, explique Amine, peuvent être des impasses, quand d’autres pourraient se révéler des opportunités après être apparues comme voies sans issue positive. Pour lui, la guerre est intervenue après l’obtention du diplôme, mais elle continue à peser lourdement sur un vécu incertain, dans lequel se pose la question du travail.
En conclusion provisoire, il semble bien que la pertinence du dessin comme langage remplissant la fonction illocutoire[5] se trouve ici confirmée. Peut-être davantage que la photographie, cette approche permet en effet de laisser une place spécialement importante à l’imaginaire. La contrainte s’y trouvant minimisée, la liberté d’expression semble s’y déployer dans toute sa faculté à dire le vécu autant que les attentes, et ce par delà la simplicité apparente du message. De la sorte, l’escalier dit les étapes, mais également et surtout le désir d’élévation, la boucle les retournements dans le cycle d’une vie.
Dessiner, c’est ainsi penser.
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[1] Cf. Philippe Le Guillou : Géographies de la mémoire, Paris, Gallimard, 2016, dans lequel l’auteur se raconte au travers des lieux qui furent déterminants dans sa vie.
[2] Voir entre autre le séminaire organisé par Pauline Guinard et Bénédicte Tratnjek, à l’ENS parisienne de la rue d’Ulm et qu’elles présentent comme une interrogation quant à ces espaces qui peuvent nous attirer ou au contraire nous effrayer, nous inspirer la gaieté ou à l’inverse la tristesse etc. « Nous nous demanderons ce que les émotions permettent, au géographe, de comprendre à la manière dont on pratique et dont on se représente les espaces. Et nous envisagerons, en retour, ce que la géographie et les géographes peuvent avoir à dire sur les émotions. Comment le géographe peut-il rendre compte de ses émotions et de celles des autres ? Les émotions sont-elles un simple biais des enquêtes de terrain – qui seraient, certes, à prendre en compte mais toujours en vue de les dépasser – ou constituent-elles, au contraire, un objet d’étude géographique à part entière ? Ce séminaire vise à poser les bases d’une géographie (française ?) des émotions. » Cf. http://www.ens.fr/agenda/geographie-des-emotions/2017-05-18t090000
[3] Cf. Chloé Le Mouël et Lucille Maugez : « Le croquis ethnographique, du regard au trait sur le papier. Retour d’expérience d’un atelier étudiant », in Revue d’Allemagne et des pays de langue allemande, dossier « Humanités environnementales : quoi de neuf du côté des méthodes », n°50-2, 2018, pages 255-266.
[4] Cf. Le Cœur de l’homme, sa propension au bien et au mal, traduit de l’anglais par Sylvie Laroche, Paris, Payot, 1964, collection « Petite Bibliothèque Payot ».
[5] Chez le philosophe et sociolinguiste John Langshaw Austin (1911-1960), l’acte de langage produit un sens second, que doit comprendre le récepteur s’il veut appréhender le message au-delà du sens littéral des mots prononcés. Ainsi, répondre « si vous voulez » à une proposition du type « reprendrez-vous un peu de vin », ne signifie pas « faites comme vous voulez », mais « je veux bien ».