QUAND LA CULTURE S’INTÉRESSE À L’AGRICULTURE
Faire le grand écart
« Anciennement, dans la langue française le mot “culture” se rapportait à l’agriculture et il désignait le soin apporté à la terre et au bétail. Il concerna par la suite la pratique en elle-même et par l’effet d’un glissement de sens, la “culture” au figuré s’appliqua successivement aux productions de l’esprit (arts, lettres, sciences…), à la formation de l’esprit capable de générer de telles connaissances et au corpus qu’elles forment. »
Geneviève Vinconneau, in Carrefours de l’éducation, 2002/2, n°14, page 2 [En ligne] https://www.cairn.info/revue-carrefours-de-l-education-2002-2-page-2.htm
Ce mercredi 16 décembre 2020 s’est déroulée la restitution du travail engagé avec les élèves de la Maison familiale rurale (MFR) de Villers-Bocage. Rural, ce petit bourg de la Somme l’est sans conteste, planté au milieu de la grande plaine céréalière du Plateau Picard Nord, même si de bocage on n’en trouve plus guère aux alentours. L’établissement d’enseignement se trouve sur une périphérie de la commune. Celle-ci, avec moins de 1 500 habitants selon le recensement de 2017, a perdu son statut de chef-lieu de canton à la suite de la réforme territoriale de 2014. Statut qu’elle détenait depuis 1793… Désormais, les Villersois sont rattachés au deuxième canton d’Amiens, signe de l’extension d’une aire urbaine avec laquelle ils entretiennent des relations de plus en plus étroites. Pourtant, en entrant dans la MFR, c’est l’idée de campagne qui s’impose. On y évoque moins les champs sociaux que ceux de pommes de terre et la culture qui s’impose y est celle de la terre. Qu’importe, le monde agricole est bien un espace social où l’on entretient un entre-soi culturel qui permet de parler la même langue : tracteurs, moissonneuses-batteuses, cheptel…
Dans la salle du foyer ont été disposées les productions des différentes classes, accompagnées des rires et des blagues réciproques que se lancent les élèves. J’ai pris pour option d’observer sans intervenir. C’est un choix méthodologique qui relève d’une approche plus ethnographique que proprement sociologique, mais ici nécessaire pour franchir le « gap » avec ce qui a précédé dans mon emploi du temps de ces derniers jours.
Des thésards en sociologie de l’agriculture aux CAP agricole : sur les chemins cabossés de « l’expertise »
Écrire ne se conçoit pas sans situer sa démarche[1]. C’est en cela que je me sens dans l’obligation déontologique de fournir ici les éléments qui permettront de contextualiser ce petit texte… et d’en relativiser les appréciations. Ne pas le faire rendrait probablement incompréhensible le regard dont il rend compte. Un regard probablement moins distancié que distant. Je m’explique ainsi sur ce point dans les lignes qui suivent.
Des collègues universitaires m’avaient contacté en septembre dernier, afin que je vienne présenter les résultats d’une enquête menée il y a un peu plus de deux ans de cela. L’étude en question portait sur les discours tenus par quatre syndicats agricoles français, à savoir la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA), la Confédération paysanne, la Coordination rurale et le MoDEF (Mouvement de défense des exploitants familiaux). Ces organisations représentatives du milieu ont de la sorte été analysées sous l’angle de leurs communications officielles (communiqués de presse essentiellement), et ce à propos de quatre dossiers particulièrement controversés : les produits phytosanitaires, la mortalité des abeilles, les semences rendues tolérances à certains pesticides (dites VTH, Variétés tolérantes aux herbicides) et le bien-être animal au sein de l’élevage français. De quoi soulever les passions en somme… et en Somme. C’est la raison pour laquelle je me suis retrouvé au milieu d’un parterre de chercheurs et de doctorants de l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), à Marseille.
Les questions y fusèrent : méthodologie adoptée, limites de l’investigation, problématisation, épistémologie… Les questions d’un public trié sur le volet, attentif, intéressé et plutôt bienveillant à mon égard, même si certaines prises de position de « la Conf » ont pu surprendre et interpeler. Sans dire que les universitaires présents étaient plus sensibles à ce syndicat, force est de reconnaître que les intellectuels se montrent souvent assez réceptifs au discours écologiste et systémique de cette organisation. C’était également ici lié à mes invitants, proches du réseau thématique Sociologie de l’environnement et des risques (RT38[2] de l’Association française de sociologie[3]). Quoi qu’il en soit, le site Saint-Charles qui accueillait la conférence résonnait d’un certain entre-soi confortable pour une petite main de l’université. J’y étais « l’expert » invité par ses pairs.
Plutôt que de remonter immédiatement après vers la Picardie, l’occasion était trop belle pour ne pas faire quelques détours fructueux. Ayant à écrire un article que j’aimerais proposer à la revue de l’Association internationale des sociologues de langue française (AISLF), le Vercors tendait ses bras tout proches. C’est là-bas que m’était venue l’idée d’un concept encore balbutiant dans mon esprit : la névrose d’autochtonie. Lors d’une mission post-doctorale (que je cherche à poursuivre sitôt qu’une période de congés s’ouvre), j’y avais rencontré des personnes profondément affectées par leurs relations à ce territoire de moyenne montagne, aujourd’hui connu par ses hauts faits d’armes de 1944. Le Vercors c’est par excellence, dans l’imaginaire français, le maquis de la résistance à l’oppression nazie. Le chanteur Alain Bashung a ajouté plus récemment sa touche poétique à l’aura de ce dit « plateau »[4]. Un plateau particulièrement tourmenté pour qui arrive du plateau plat de la Picardie. Si on veut donner une représentation plus réaliste du Vercors, l’image du balcon posé au-dessus du vide serait plus conforme à ce qu’on y observe. Michèle, une de mes informatrices, évoquait son « petit nid », protégé à l’abri des hautes falaises qui dominent la vallée de la Vernaison, où elle a passé l’essentiel de sa vie. J’ai ainsi séjourné plusieurs jours dans son foyer, enchaînant les entretiens quant à sa douleur de n’être jamais vraiment partie de cette prison dorée. « Notre problème, à nous les gens du Vercors, c’est de croire que nous vivons dans le pays le plus beau du monde », disait-elle. On y est ainsi attaché, mais on s’y sent aussi attaché. C’est sur cette notion d’attachement qu’on m’avait demandé de travailler au sein du « Laboratoire d’excellence » (LABEX) Innovation et TErritoire de Montagne (ITEM), installé dans la Maison des sciences de l’Homme (MSH), à Grenoble. Très vite, le terme m’était apparu comme particulièrement ambivalent. L’attachement a évidemment deux facettes, à la manière du Janus : volonté délibérée de faire corps avec le territoire et destin social subi comme un boulet au pied. Michèle a déjà écrit un ouvrage[5] sur cette double-face qui la tenaille et a suivi plusieurs formations en sociologie, afin de s’aider pour « en sortir ». Fille de paysan, devenue elle-même agricultrice à la suite du décès dramatique de son père, elle se retrouve comme empêtrée dans son capital d’autochtonie[6]. Elle n’est pas la seule à être ainsi coincée entre la légitimité d’être du lieu qui rassure et l’enfermement qui menace : une névrose territoriale en quelque-sorte, mais de ces territoires qui associent identité et espace local avec une rare prégnance.
Et, pour finir, j’avais à honorer la promesse que j’avais faite à une journaliste de la Radio télévision suisse (RTS1), pour une émission qu’elle préparait sur la réserve intégrale montée par l’ASPAS (Association Pour la Protection des Animaux Sauvages) sur les contreforts du sud-ouest vertacomicorien. Une ancienne étudiante d’Hypokhâgne, très intéressée par l’écologie militante.
Cultiver sa différence : entre conformisme et amour de soi
À peine revenu de ce petit périple hexagonal, il fallait donc chercher à dire quelque-chose de ce que notre collectif de forgerons tous azimuts avions tenté de mettre en place dans le cadre du programme d’Impromptus lancé par la Direction régionale des affaires culturelles (DRAC). Je retrouvais là une étudiante dont nous avions réalisé la soutenance de mémoire, pour un Master sociologique de l’université d’Amiens, à peine deux jours plus tôt, en visio, confinement oblige. Un travail qui m’avait plongé dans une réflexion théorique sur les transformations de l’éducation populaire. Voilà pour le contexte de ce passage dans la salle du foyer de la MFR villersoise. C’était pour le moins dépaysant et le terme « impromptu » me paraissait, pour l’occasion, singulièrement approprié. La région est plutôt acquise à la FNSEA. Les « écolos » y font encore figure d’épouvantails. L’intello y reste un drôle d’oiseau. Le « cultureux » parle parfois une langue étrangère.
Pendant toute l’opération de la DRAC, les obligations universitaires ne m’avaient laissé que peu de disponibilité et j’avais surtout rencontré une classe d’élèves en CAP agriculture. Ils n’étaient pas présents ce jour, alternant entre formation dans les murs de l’école et stages sur des exploitations des environs. En arrivant j’avais appris que l’une des interventions des forgerons ferait l’objet d’une notation pour la classe concernée. Une enseignante avait estimé que c’était une bonne occasion de valoriser les savoirs transmis dans ce cadre. Pour mon compte, je m’interrogeais sur la pertinence d’une évaluation quant à ce qui se veut essentiellement prétexte à ouvrit les esprits sur les choses de l’art. Dans les facultés du même nom pourquoi pas puisque le diplôme est l’enjeu, mais ici la note risquerait de trancher, de par sa dimension sanction. Mon étonnement passé, je me rappelai que j’étais dans une institution de classement et la notation reste la façon la plus commune d’établir ces classements. J’observerai donc en m’abstenant des illusions que procure l’idée d’exercices « gratuits », pour « l’amour de l’art »[7].
Il y avait dans la salle plusieurs dizaines de photographies réalisées par des élèves avec le soutien d’un photographe professionnel, des peintures représentant du matériel agricole, d’autres des oiseaux, ainsi que des panchos qui, portés, pourraient incarner les ramures de volatiles géants, et encore des photos choisies et commentées par d’autres élèves pour parler d’eux-mêmes : « Cela me rappelle… ». Les panchos n’eurent pas le succès escompté. Probablement qu’une gêne s’est alors exprimée. S’en revêtir devant ses collègues pouvait prêter aux sarcasmes, les « noms d’oiseaux » ayant tendance à pleuvoir facilement entre les uns et les autres.
Certains se cantonnèrent à rester assis sur les bancs disposés le long d’un mur, position qui m’apparut comme celle d’un repli prudent, à l’abri d’une posture qui aurait été plus centrale, sujette à l’embarras. Souvent, les adolescents ne savent pas quoi faire de leur corps sitôt qu’il leur semble mis en visibilité, ou alors il faut qu’ils aient la sensation qu’ils en maîtrisent les effets sur autrui. En ce sens, le mur était bien pratique, à la manière d’une protection, d’autant que le large parasol auquel des peintures étaient suspendues pouvait servir de paravent dissimulateur entre les places assises et le reste de la pièce.
L’attraction du jour concerna particulièrement les photographies. Chacun rechercha sa production propre. Comme avec le journal local, qui offre à ses lecteurs un reflet d’eux-mêmes, l’image apposée sur le mur détient une valeur narcissique. L’une d’elle a pourtant été davantage commentée que toutes les autres. C’était certes la plus grande, mais surtout la seule représentant une élève. On y voyait l’un de ses yeux, en gros plan. La jeune fille n’eut de cesse de s’en plaindre devant ses collègues de classe, non sans une certaine exagération qui laissait penser qu’elle était bien la star du moment. Une bonne occasion de se voir rassurée par celui qui faisait penser à son petit ami. Le mascara avait peut-être laissé quelques traces qui pouvaient faire croire à des cernes. Un poil de sourcil dépassait ostensiblement, indélicatesse impardonnable. Suffisamment de détails pour se sentir défigurée. Cet œil n’était pourtant pas celui du panoptique de Bentham, mais un allié objectif pour faire parler de soi. De ce point de vue, cette jeunesse agricole ne vit pas en dehors de son temps. Elle est partie intégrante de la génération Instagram, se regardant dans le regard des autres. Il faudra davantage et surtout du temps pour faire émerger une autre façon de regarder. Cela n’enlève rien à l’expérience mené ici. Le chemin restera long, mais il faut faire un premier pas pour avancer.
Travailleur intellectuel, surnuméraire ès Sciences sociales
Faisant fonction d’enseignant-chercheur en sociologie, anthropologie, sciences de l’éducation et sciences sanitaires et sociales
Laboratoire Habiter le Monde
Université de Picardie Jules Verne, Amiens
Université catholique de Lille
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[1] Cf. François Laplantine : La description ethnographique, Paris, Armand Colin, 2005 (rééd.).
[2] Voir le blog https://effetdeser.hypotheses.org/
[3] Pour plus de renseignement, se reporter au site https://afs-socio.fr/
[4] https://www.dailymotion.com/video/xqyenr
[5] Michèle Bonnard : Saisons tardives, Paris, L’Harmattan, 2013, « Amarante ».
[6] Cf. Jean-Noël Retière : « Autour de l’autochtonie. Réflexions sur la notion de capital social populaire », in Politix, volume 16, n°63, troisième trimestre 2003, pages 121 à 143.
[7] Cf. Pierre Bourdieu et Alain Darbel : L’amour de l’art. Les musées d’art européens et leur public, Paris, éditions de Minuit, 1966, « Le sens commun ».