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Démarche : Habiter la nature

On n’est pas des producteurs d’images

Producteurs de porcs au temps du L.214

[ Rencontre avec Louise et Gabriel, agricultrice et agriculteur. Écrit de Christophe Baticle. À La Forge, le 7 décembre 2021 ]

            Initialement, Louise et Gabriel avaient été invités par le groupe de pilotage, via Maryse et son amie Hélène, liée à cette ferme, ancienne ferme familiale. Cette invitation a fait que nous avons eu connaissance des gîtes gérés par le couple dans un village de la périphérie immédiate d’Amiens. Il nous paraissait intéressant de comprendre comment certains agriculteurs se sont lancés dans l’accueil de résidents de passage, de mesurer l’impact des rencontres générées par ce tourisme à la ferme. Mais, on va le voir, tout au long de ce café-parlé il fut surtout question de la condition ressentie par nos interlocuteurs en tant qu’éleveurs de porcs. Ici, nous sommes certes dans le département de la Somme et la problématique des algues vertes ne se présente pas comme une question de salubrité publique. Pourtant, l’image de pollueurs colle à la peau de l’ensemble du secteur et, après une heure de discussion, Gabriel finit par lever les yeux aux quatre coins de l’ancienne forge où nous sommes installés, en demi-cercle autour du feu : « Mais, qu’est-ce que vous faites au juste ? », interroge-t-il alors. N’y aurait-il pas quelque caméra placée en embuscade pour piéger cet agriculteur-éleveur venu s’exprimer sans détour ? Car, le porc, comme il le dit en introduction, c’est « toute une histoire… » et des histoires. « La société veut bien manger du jambon, mais pas qu’on le produise. »

Autour du feu… les langues se délient ( ?)

Photo : C. Baticle

CHEMINEMENT FAMILIAL : une vie dans le cochon

            Le couple s’est rencontré lors d’une formation sur la production porcine, à Paris. Il fut ensuite question de visiter un élevage dans le Vaucluse. C’était une exploitation d’animaux en plein air, ces derniers se nourrissant des sous-bois environnants, riches en châtaignes. Le côté bucolique en est resté à cette image de carte postale. Tout d’abord, parce que les jeunes amoureux s’étaient trompés de date et qu’ils arrivèrent un jour inopportun : la fermière devait faire partir dix cochons. Sur place, ils découvrirent une femme en nage, éreintée de courir après les bêtes récalcitrantes. « Il n’y avait aucune contention. » De cette expérience ils nourrirent pour leur compte l’espoir d’un avenir moins fastidieux. C’était une époque lors de laquelle la notion de « progrès » avait encore cours, où la modernisation portait en elle une signification prometteuse.

            Du côté de Gabriel le porc relève de l’héritage parental. Son père avait commencé par un élevage en plein air pour sortir d’une situation économique peu engageante. Il était issu d’une fratrie de dix enfants, six frères et quatre sœurs, tous engagés dans le lait dans un premier temps. La ferme familiale se trouvait à proximité de la côte picarde, à Saint-Valéry-sur-Somme, mais en location. Mis dehors par son propriétaire, le père de Gabriel retrouve une exploitation un peu plus au nord, près du bourg de Rue. Après un bail de neuf années, le voilà à nouveau remercié par le détenteur du fond. C’est alors à Belloy, toujours dans la Somme, qu’il trouve un bailleur en quête d’exploitant, mais cette fois c’est la terre qui se pose comme une difficulté. « C’était mangé à lapin ». Cette fois la décision est prise d’acquérir un bien qui ne fasse pas prendre le risque d’une troisième éviction. Cela implique d’accepter de reprendre une ferme « dont personne ne voulait ». Ce sera celle des parents d’Hélène, présente ce jour. et Louise s’y installent en 1987. Le sol y est peu favorable certes et celle qui y est née, désormais jeune retraitée, se souvient des vacances de Pâque passées à y ramasser les silex. Et Gabriel de renchérir : « un pneu y fait 800 heures », alors qu’un sol plus souple permet parfois d’aller jusqu’à 4-5 000 heures de travail, voire toute la vie du tracteur. Ceci étant, l’exploitation offre un avantage : elle reste en location, mais sera un jour en vente. Pour l’acquérir le père de Gabriel ne voit qu’une solution : compléter le travail de la terre par un élevage, seule source de revenus suffisants pour permettre l’acquisition à terme. Or, il n’y a pas d’électricité sur le bâtiment d’exploitation et en l’absence impossible d’y réaliser de la production laitière. Ce sera donc le porc, seulement dix truies pour commencer. Aujourd’hui la maternité des porcs est devenue le bureau du GAEC.

            Cette appellation n’est pas liée au hasard : le couple s’est interrogé sur le maintien dans la Somme ou une reprise en Anjou, d’où est originaire Louise. En ce qui la concerne la ferme familiale était plutôt très modeste avec seulement 9 ha, en Mayenne. Ses parents ont déménagé pour reprendre une exploitation dans l’Indre d’une cinquantaine d’hectares, afin de produire principalement du lait. Leur croissance fut progressive, jusqu’à 300 ha.

LE GAEC : une diversification des activités

            Aujourd’hui la ferme familiale s’est agrandie : elle compte certes le couple venu nous rencontrer, mais également le frère de Gabriel, auquel sont venus se greffer Raphaël, fils du couple et son épouse. Le GAEC emploie également trois salariés. Cet agrandissement s’est accompagné de reprises foncières, faisant passer la surface de 120 ha à 220 ha récemment, mais c’est surtout l’élevage qui permet à la structure de fonctionner. Gabriel estime en effet qu’aujourd’hui la production de céréales ne permet plus de vivre : « On rembourse ».

            La principale activité est ainsi la gestation et l’engraissement des porcs nés sur l’exploitation. On dit de la sorte être « naisseur-graisseur ». Le lisier, à savoir le produit des déjections, est épandu dans les champs pour les fertiliser. Il connaît désormais une autre finalité, sur laquelle nous reviendrons plus loin.

            Gabriel est un homme engagé dans son milieu professionnel. Il est par exemple administrateur d’une coopérative locale, ce qui lui permet d’avoir un champ de vision élargi quant au vécu de ses collègues, notamment les difficultés rencontrées par les producteurs de lait. Il est ainsi en mesure d’anticiper sur l’avenir, comme les conséquences à venir de l’augmentation actuelle du prix des céréales : « une hécatombe » dit-il. On est ainsi passé, en une année, de 160€ à 300€ la tonne. Conséquence directe, le prix de la tonne d’azote, utile à la fertilisation des terres, s’est élevé, dans la même durée, de 180€ la tonne à 620€. Gabriel se souvient qu’il faisait entrer l’équivalent d’un camion pour 5-600€, contre 18 000€ désormais, de quoi alimenter la hausse des céréales en retour. Pourtant, a priori toute augmentation des matières premières devrait se concrétiser par une amélioration du revenu du secteur agricole et on pourrait se surprendre de ces anticipations négatives. Ce serait sans compter sur le fait que ces céréales entrent également en ligne de compte dans le budget des éleveurs qui en nourrissent leur cheptel. Or, la grande distribution reste rétive à tout renchérissement des produits issus de l’élevage. Faudrait-il alors se passer de ces intrants, dont l’agriculture moderne est très dépendante ? « Y’en a qui disent qu’on peut sans azote, mais la terre faut la nourrir. » On estime qu’en moyenne il est nécessaire de mettre trois unités (kilogrammes) pour un quintal de blé. Raison supplémentaire pour Gabriel de se féliciter : « On va devenir producteur d’engrais grâce à l’élevage. » La région n’est pas assez productrice en lisier pour qu’on doive l’exporter à l’extérieur. Et d’en déduire « Notre système est un système très efficient. »

            Nous sommes encore et surtout dans un système mondialisé et la crise provoquée par l’épidémie de Covid a des effets sur l’ensemble des secteurs économiques. Aujourd’hui la relance génère des tensions tous azimuts sur les matières premières, à commencer par les métaux. Gabriel a récemment rencontré un Breton qui lui a donné un conseil étonnant. Travaillant dans la vente de vérins hydraulique, il recommande aux agriculteurs de ne pas tarder à passer commande, car la désorganisation en cours risquerait de générer des pénuries.

            Dans la liste des innovations, on trouve encore ces gîtes qui permettent d’accueillir autant des groupes que des personnes isolées. « C’est l’avantage d’avoir une salle de bain par chambre » commente Louise. Pourtant la région n’est pas connue pour son tourisme et c’est peut-être cette absence de massification qui explique le succès. « Si on nous avait dit un jour qu’on viendrait en vacances dans une extension de l’agglomération amiénoise. » Ceci étant, la côte picarde n’est pas si éloignée et la vallée de la Somme a son charme.

            Plus avant, certaines entreprises trouvent leur intérêt à y faire loger leurs salariés en mission sur l’Amiénois. Avec un premier gîte de 133 m2 pouvant héberger sept personnes et un second de 100 m2, ce sont douze couchages au total qu’offre Louise.

UN MÉTHANISEUR : une poire pour l’avenir ?

            Localement, notre couple est connu pour ses innovations, notamment la récente mise en place d’un méthaniseur sur le GAEC, en fonctionnement depuis janvier 2021. Dans la salle l’inévitable question fuse : y a-t-il eu polémique quant à cet équipement ? On sait en effet à quel point l’inquiétude naît souvent face à une production réputée dangereuse et ce fut le cas dans la région où des controverses sont apparues. Ce ne fut pas le cas ici, d’abord parce que la structure reste réduite à la seule exploitation et ensuite en raison de l’équipement lui-même : « Ce n’est pas un méthaniseur sous pression ». « Il y a aussi le comportement de l’agriculteur avec ses voisins, ça joue. » Le GAEC avait été contacté pour intégrer d’autres projets, « mais on avait déjà le nôtre ». Et puis, explique Gabriel, l’avantage de fonctionner sur la ferme c’est d’éviter les pertes liées à la logistique : les déplacements qui génèrent des coûts et de la pollution. Car c’est un peu le principe adopté dans cette exploitation : réduire les coûts. C’est ainsi que l’on fabrique sur place une partie des aliments pour les animaux.

            Ce système conserve une part de déterminisme naturel : la mauvaise qualité des terres a orienté vers l’élevage. S’en suivent des effluents qu’il faut évacuer… ou valoriser, d’où le méthaniseur. Ce dernier produit d’une part de la chaleur (à 60%) et d’autre part de l’électricité (40%), dont 10% est réutilisée pour le fonctionnement du méthaniseur lui-même.

            L’électricité, plutôt que le gaz qu’on peut tirer d’un tel équipement, a un aspect pratique sur le plan spatial : on peut réinjecter le précieux fluide dans un réseau très développé. Il n’est donc pas utile de placer le méthaniseur aux abords d’une canalisation de gaz, plus rare qu’un poteau électrique.

            Un méthaniseur offre d’autres avantages : valoriser le lisier, problématique importante pour un élevage porcin, mais encore résoudre la question des odeurs. « On avait trouvé une solution pour ça, mais c’est vrai qu’avec le méthaniseur c’est inodore. »

            Et puis surtout c’est une infrastructure d’avenir, du moins pense-t-on. Et pour les enfants, qui seront amenés à prendre la succession, ce n’est pas le moindre des aspects. « Il ne faut pas les décourager. Un méthaniseur, c’est un espace de décision, c’est important. » Après sa formation et beaucoup d’alternance, leur fils a ainsi suivi un DUT à Nancy, spécialisé dans le montage d’unités de méthanisation, « pour qu’il se rende compte que ce n’est pas léger comme équipement. »

            Le GAEC n’en est pas resté là en ce qui concerne la production électrique : un hangar de 600 m2 a été équipé de panneaux photovoltaïques il y a cinq ans, de quoi envisager une autoconsommation avec l’augmentation des prix de l’énergie. On retrouve ici le leitmotiv de Gabriel : réduire les coûts. « Ça a toujours été notre ligne de conduite. : produire avec le moins d’énergie possible. On a par exemple arrêté le labour en plaine. »

            Toutes ces initiatives ont une finalité qui nous ramène à la question de la transmission, centrale dans le milieu agricole.

« LES RÊVES DE L’ANCIEN TEMPS »

            Le couple a pris le virage de la modernisation. Cette décision était bien entendu liée à la pression sur les prix, laquelle a amené nombre d’agriculteurs des Trente Glorieuses à se poser la question du devenir sous la forme d’une alternative : « s’agrandir ou périr ». Mais les critiques actuelles quant au mouvement de concentration les laissent songeurs : « Il y a le problème de la rentabilité. » « Du temps de mon père on a commencé en plein-air. J’allais par tous les temps les alimenter dans la boue. C’est bien quoi… » Comprendre ça va bien comme ça, c’était une autre époque, dont Gabriel et Louise sont sortis pour leur plus grande satisfaction. Il faut reconnaître qu’après avoir été vus comme des « ploucs », « arriérés », la tendance s’est retournée, pour désormais faire l’éloge du brave paysan qui ploie sous le travail, mais qui entretiendrait avec sa terre et ses animaux une relation presque spirituelle[1]. Face à cette volte-face, le monde paysan estime y perdre ses repères.

            Mais « qu’est-ce qu’un cochon bio ? » interroge un éleveur présent. La réponse est sans appel : d’abord une production de niche et surtout très onéreuse. En général c’est l’alimentation qui se trouve être biologique. Dans d’autres cas de figure on y ajoute une dimension plein-air, comme dans les Pyrénées. Eux donnent également à manger de la purée de pomme de terre, mais elle n’est pas bio, donc retour à la case départ.

            Pour expliquer la modernisation, il faut également s’intéresser à la « nouvelle génération » et ici c’est la mère qui parle en pensant à son fils. « Sa compagne travaille à l’extérieur. Il y a le problème des horaires, des astreintes le week-end. Ils n’accepteraient pas ce qu’on a vécu. » C’est l’atout d’une structure en société comme le GAEC et d’avoir des salariés qui peuvent tourner reprend Gabriel : « On peut prendre des vacances, avoir certains week-ends. » Et de mettre en avant une récente lecture dans le magazine L’action agricole qui décrit les déboires d’un jeune éleveur de trente-deux ans, gérant une soixantaine de vaches laitières, récemment divorcé, qui peine à obtenir une garde alternée de ses enfants. « C’est même pathétique. Ça fait de la peine. »

            Bien sûr le milieu agricole a réagi en mettant en place un système de remplacement, afin de pallier à toutes les incidences familiales du travail 365 jours sur 365. L’innovation est née dans le Parc régional du Vercors, dans les années 1970. Mais la technicité propre à chaque ferme exige un personnel bien formé et habitué à ces spécificités. Un autre agriculteur renchérit : on retrouve parfois des bêtes atteintes de mammites[2] à la suite de ces remplacements.

LA « MAUVAISE RÉPUTATION » :

            Pour le couple, la conviction de « faire un beau métier » est une précieuse aide pour tenir au quotidien, car la pression sociétale est forte et les vents contraires nombreux. Gabriel le dit sans ambages « Éleveur, c’est une espèce en voie de disparition. » On ne compte plus guère qu’une quarantaine de producteurs de porcs dans la Somme et « dans l’Oise c’est pire encore : à peine quinze ou vingt ». Quant au Nord-Pas-de-Calais, la pyramide des âges fait qu’il faut s’attendre à une réduction drastique dans les prochaines années. « On ne peut plus se développer de toute façon, avec les contraintes. » Il y a tout d’abord la proximité de la ville et donc le voisinage, mais surtout « l’image », peu valorisante de nos jours dans un pays comme la France. Pourtant l’autosuffisance est atteinte et, en valeur, le secteur se place en deuxième position pour les exportations de produits agricoles, juste après les spiritueux.

            Certes, les conditions changent. Alors que les porcs restent vendus vivants[3] au groupement coopératif, l’abattoir se situe désormais à Saint-Pol-sur-Ternoise, dans le Pas-de-Calais, à plus d’une heure de route. On leur a bien conseillé de développer la vente en direct, l’agglomération toute proche pouvant fournir un vivier de consommateurs, mais ça reste compliqué à mettre en place. En revanche, leur filière porcine est labellisée sans OGM, « parce que le consommateur le demande ». Ainsi, il s’agit pour eux de se fournir en colza non modifié. Une chose est certaine, la demande est ici ressentie comme le chef d’orchestre d’une organisation qui échappe grandement au producteur. « On produit ce que veut le consommateur ». Car le groupement peut aussi bien vendre à une centrale d’achat pour la grande distribution qu’à un charcutier local. Et les critères de qualité, qui déterminent les prix, sont fonction de la tendance du moment. Les carcasses sont de ce fait classées en dix catégories. L’acidité de la viande est un élément déterminant : une viande avec un PH élevé se trouvera dévalorisée. Mais c’est également le gras qui fera la réception du produit sur le marché. « Aujourd’hui on veut du maigre », un paradoxe aux yeux d’un engraisseur. Tous ces critères entrent en ligne de compte pour faire le prix de vente et la machine évaluatrice de l’abattoir ne s’occupe que des attentes du consommateur. Chaque carcasse est pourtant différente, y compris en termes de morphologie, ce qui provoque de nouveaux paradoxes. Pourra-t-on vendre des côtelettes qui n’entreront pas dans le format standardisé des barquettes en polystyrène ? Pour le poulet on atteint des paroxysmes : « Mais il faut savoir qu’on arrête[4] le poulet en fonction du poids de la bête… »

            Que dire des œufs ? « Aujourd’hui, le consommateur nous fait un drôle de coup. On nous a incités au bio, mais la vente ne suit plus. » Depuis le début de cette année les difficultés financières se sont accumulées pour nombre de ménages, au point que certains caddies sont millimétrés. « J’ai vu récemment une enquête qui montrait que pour 60% des consommateurs leur budget courses ne devait pas dépasser le seuil qu’ils s’étaient fixés, à 10€ près, mais pour 20% ça va jusqu’à 2€. Ça, c’est notre réalité ». Ces budgets se trouvent de plus en plus resserrés. La question du pouvoir d’achat est en effet passée en tête de bien des priorités à l’approche des prochaines élections. Dans ce contexte, même quelques centimes pour une boîte d’œufs peut peser dans la balance décisionnelle. « On perd beaucoup d’argent. »

L’enjeu, ce sont également les jeunes éleveurs qui ont été lancés dans la filière. Pour le moment les coopératives servent de fusibles, « mais les fins de contrat ne sont pas renouvelés, c’est dramatique. » À cela s’ajoute l’augmentation des coûts consécutive au renchérissement des céréales. On attend des résultats en termes d’augmentation du prix de vente des œufs, de par la loi Égalim 1 et 2[5], mais la régularisation n’intervient qu’une fois par an et le mois de février reste encore loin.

            Surtout, au-delà des contraintes règlementaires, il y a particulièrement les associations, « la société » résume Gabriel. L214 est à l’évidence l’épouvantail qui provoque le plus d’appréhensions. « Ils montrent ce qu’ils veulent bien. Et puis, le bien-être, c’est aussi celui de l’éleveur, parce que s’il n’est pas bien, il n’y a plus de production. » Leurs porcs sont ainsi placés sur des caillebotis, ceux qui provoquent la réaction des militants pro-animalisme. Ils ont pour autant fait du plein-air, comme mentionné plus haut. « Le problème c’est qu’il n’y a plus d’herbe au sol, c’est de la gadoue et tout part directement dans la nappe phréatique. » Avec le passage en intérieur ils ont adopté la paille pour litière, « mais les cochons la retiraient l’été pour se mettre sur le béton, pour la chaleur. » De plus, après deux jours la paille se transforme en fumier. « Évidemment, si on fait passer la caméra après avoir rempaillé, on ne s’en rend pas compte. » Les odeurs sont également très désagréables, probablement pour les cochons eux-mêmes. Il y a encore la question des urines, qui produisent de l’ammoniaque, respirée en permanence par les animaux et à la longue vectrice de maladies.

« Dans ce système on avait deux classes de moins qu’aujourd’hui pour la qualité de la viande et la mortalité était plus importante. » Cet indicateur est ici considéré comme la meilleure des preuves quant aux caillebotis, qui constitueraient ainsi la moins mauvaise des méthodes d’élevage. Quant à l’ammoniaque, elle dégrade la viande. Un bâtiment bien équipé est avancé comme un moyen de « tout contrôler » : la température, l’aération…

Pour exemple, Il y a deux ans la préfecture de la Somme a interdit les battages pendant que les températures culminaient à 45°, et ce afin d’éviter les incendies dans les champs pendant la moisson. « Mais nous on n’a pas eu de mortalité pendant ces pics de chaleur. Après, c’est plus philosophique : le rapport homme/animal. »

            Et de poursuivre sur ses deux beaux-fils, « de purs Parisiens, qui ne connaissent rien à la terre. » L’un d’eux travaille dans la finance et pourtant… « Il a pris une côte[6] et il a passé deux jours dans la porcherie. » Une belle ouverture d’esprit et une curiosité persévérante, « mais il y a des gens… » qui ont des œillères ?

CONCLUSION : à la recherche du sens perdu ?

            Que faudrait-il préférer en matière de bien-être animal ? Nous ne sommes pas en mesure de le dire bien évidemment, n’étant pas des spécialistes de la question. Il nous paraît pourtant essentiel de donner la parole à cette partie prenante du dossier qui offre l’occasion de vérifier ce que nous savons tous spontanément, à savoir que les solutions sont moins simples qu’il n’y paraît au premier abord et qu’en la matière un système doit se penser dans sa globalité et au travers des interactions insoupçonnées qui s’y produisent. Au-delà, de très vraisemblables changements modifieront les données de l’équation. Pour exemple, la chaleur de certains pays ou demain le réchauffement climatique mettra, y compris ici, la température au cœur des questionnements.

            Pour illustrer ces questionnements, y a-t-il moins de maladies en plein-air ? Le dossier reste controversé et on a parfois soupçonné ces élevages d’avoir été les foyers de peste porcine ou de grippe aviaire. Grippe qui, de plus, a contraint les éleveurs à confiner leurs animaux. « La nature n’est pas un monde de Bisounours », plaide Gabriel.

            Il nous apparaît avec le recul que si un point a été révélateur pendant cette soirée, c’est probablement du côté de la signification donnée au travail qu’il s’agirait de le trouver. Gabriel  et son épouse ont parfaitement conscience d’être des « gros », soit une exploitation importante pour la région. Cette image n’équivaut pas aux « trusts » qui dénature à leur sens l’image de l’agriculture, mais c’est un fait. Un fait qui ne risque pas de s’améliorer avec le renouvellement des générations, rentabilité oblige, poussant à toujours plus de concentration. Mais ils estiment pour leur compte qu’à la différence de ces trusts leur entreprise reste familiale. Si elle fait vivre six familles (« sans salaire extérieur ! » ajoute Guilaine), avec désormais 350 ha de surface, leur projet consiste à la transmettre à leurs descendants pour conserver cette dimension filiale. Gabriel prend pour comparaison une autre structure, beaucoup plus importante que la leur, avec 600 ha : « les enfants n’ont pas repris ; ça vide les villages. » Le repreneur réside en effet à une vingtaine de km, sans vivre sur place. La hantise de ne plus « voir personne sur la ferme » a ainsi guidé leurs différents projets : plutôt l’extensif, en réduisant les coûts énergétiques, un méthaniseur, des gîtes… L’agriculture change, mais comme le relevait l’ancien Maire de Molliens, « au moins vous n’utilisez pas des terres pour faire fonctionner le méthaniseur, c’est moralement satisfaisant. »[7]

Christophe Baticle
Travailleur intellectuel, surnuméraire ès Sciences sociales
Faisant fonction d’enseignant-chercheur en sociologie, anthropologie, sciences de l’éducation et sciences sanitaires et sociales
Laboratoire Habiter le Monde
Université de Picardie Jules Verne, Amiens
Université catholique de Lille


[1] Voir le récent appel à communications lancé dans le cadre du congrès du centenaire de l’Union Géographique Internationale (UGI), organisé à Paris du 18 au 22 juillet 2022 et intitulé « Le sacre de la nature. Les spiritualités des agents géographiques qui tissent des liens entre les êtres humains et l’environnement », [En ligne] : https://www.ugiparis2022.org/en/communications-submission/29

[2] À savoir des inflammations des mamelles chez les mammifères.

[3] On leur paye néanmoins la carcasse au poids mort.

[4] C’est-à-dire qu’on l’abat lorsqu’il a atteint une taille répondant aux attentes du marché.

[5] Laquelle stipule qu’on ne peut vendre à perte.

[6] Soit le vêtement de travail qui couvre l’intégralité du corps, des pieds aux épaules.

[7] Voir le prochain séminaire sur le foncier agricole, organisé dans le cadre du projet Récolte, qui aura lieu le 27 janvier 2022, sur le thème « De la terre au projet de territoire : la transversalité de l’action foncière agricole », [En ligne] : https://ressources.terredeliens.org/recolte