LA CHASSE AUX IDÉES PRÉCONÇUES
s’arrête à la propriété privée ?
[- Christophe Baticle rencontre des élèves de la MFR de Villers Bocage -]
« La chasse est un miroir de l’ordre social établi. »
Bertrand Hell : Le sang noir. Chasse et mythe du sauvage en Europe, Paris, Flammarion, 1994, page 305.
Ils sont ce matin là une petite quinzaine d’élèves, tous inscrits pour le Certificat d’Aptitude Professionnelle (CAP) au sein de la filière agricole. Spontanément les chaises furent installées de manière à former un vague cercle. Dans cette salle d’enseignement de la Maison familiale rurale (MFR) de Villers-Bocage, les peintures de l’atelier précédent terminent de sécher. Nous sommes à peine à une dizaine de kilomètres au nord de la périphérie d’Amiens, préfecture du département de la Somme. Le collectif La Forge connaît bien cette périphérie, où il s’est posé entre 2011 et 2013. À l’époque, il s’agissait de co-produire de l’expression avec des habitants volontaires, résidant dans ces quartiers parmi les plus déshérités de la région Picardie[1]. C’est précisément cette route, traversant les secteurs de Fafet, Brossolette et Calmette, que l’on emprunte pour gagner Villers-Bocage à partir du sud.
Immédiatement, c’est le contraste qui interpelle l’œil. Entre les zones reléguées et cette campagne périurbaine, peu de comparaisons possibles, en dehors des travailleurs pendulaires qui font la navette quotidiennement[2]. Signe de ce phénomène, il est à certaines heures difficile de rejoindre la route nationale 25 qui traverse la commune de pars en pars. Pourtant, ici, la vie s’articule autour de l’agglomération toute proche. Raison suffisante pour faire en sorte de donner une image de village à la commune, comme en témoigne le journal municipal[3]. Qu’en est-il chez ces jeunes qui aspirent à embrasser la profession la plus représentative des mondes ruraux ?
La chasse comme indicateur de la ruralité
Dans les quartiers d’Amiens-Nord le public des habitants était plutôt composé d’habitantes. À l’inverse, les candidats au CAP agricole sont ici majoritairement de jeunes hommes. Plusieurs d’entre eux pratiquent la chasse, une activité qui a pris dans la Somme une connotation tout à fait particulière. C’est en effet dans ce département que le parti politique Chasse pêche nature et traditions (CPNT) a obtenu ses meilleurs résultats nationaux. Encore en 2002, Jean Saint-Josse, candidat à l’élection présidentielle pour cette formation, y rassemblait plus de 12% des suffrages exprimés lors du premier tour.
Cantons hexagonaux au premier tour de l’élection présidentielle de 2002
selon le candidat arrivé en tête
En vert, les cantons où Jean Saint-Josse est arrivé premier
(source : GADRET, laboratoire de recherche rouennais)
Quant au canton de Villers-Bocage, le parti dit « chasse » y a réalisé le double de son score national : près de 10% des exprimés contre un peu moins de 5% dans la France entière. La carte qui suit montre qu’en dehors de la ville-préfecture, l’ensemble du département de la Somme s’est alors exprimé plus fortement qu’ailleurs en faveur de Jean Saint-Josse.
Densité du vote en faveur de Jean Saint-Josse par commune
(premier tour de l’élection présidentielle de 2002)
Les zones les plus foncées se situent entre 9,66% et 35,35%
(source : GADRET, laboratoire de recherche rouennais)
Pourtant, la commune de Villers-Bocage elle-même se différenciait déjà avec « seulement » 5,80%. Était-ce un indicateur de l’arrivée de nouvelles populations, moins attirées par les thématiques ruralistes ?
Faute de grives… on se contente de moutarde
Les élèves de la MFR sont issus de la proche région pour une majeure partie d’entre eux. Certains sont des enfants d’agriculteurs et visent à reprendre l’exploitation familiale. Si tous ne chassent pas, en revanche l’ensemble du public connaît bien cette activité. Elle y est comme un poisson dans l’eau et ce sont davantage les conditions d’exercice qui peuvent parfois prêter à débat.
Parmi les chasseurs maintenant, on observe que le discours y est le reflet de deux facteurs : l’accès aux territoires et les types de biotopes disponibles. Car les environs ont été presque totalement dévolus à l’agriculture et cette vaste plaine accueille préférentiellement le « petit gibier ». Or, c’est cette faune qui rencontre aujourd’hui le plus de difficultés à survivre. La perdrix grise, qui était la base de la chasse populaire de plaine, se fait de plus en plus rare. La présence du lièvre s’avère fluctuante. Les grives nécessiteraient la présence de bocage, lequel a disparu malgré le toponyme du lieu. Il semblerait néanmoins qu’elles trouvent refuge dans les champs de moutarde avancent plusieurs élèves.
Quant aux causes de ces raréfactions, on pense ici aux prédateurs, dont les buses variables, rapaces particulièrement incriminés. Les pratiques culturales ne paraissent pas entrer dans la problématique, bien que les produits phytosanitaires, la vitesse du matériel agricole contemporain ou encore l’absence de couvert protecteur pourraient se trouver mis en cause. Mais on préfère plutôt y voir les effets de la présence croissante du grand gibier, notamment le sanglier qui, ici comme ailleurs, s’est taillé la part du lion. Plus de grands animaux, ce serait ainsi moins de petits gibiers.
Pourtant encore, ce même grand gibier ne fait pas l’unanimité. Plusieurs élèves relèvent le prix des carabines de chasse, socialement sélectif, mais encore les « grandes chasses » auxquelles ils n’ont pas accès. Ce sont des espaces réservés à des « actionnaires » dont les revenus permettent d’éloigner les milieux plus modestes en pratiquant des tarifs prohibitifs. Certains parmi les jeunes présents déplorent la règle des 300 mètres à laquelle ils doivent se soumettre désormais, à savoir une distance minimale à respecter vis-à-vis de ces territoires élitistes. Leurs postes de « ratindeux »[4] doivent ainsi se situer à très grande distance des grands Nemrods. Entendons par là ceux qui disposent d’un territoire, donc d’une bourse suffisamment enflée pour se permettre ces réservations territoriales. Il aurait été illusoire de penser que la chasse eut échappé à la logique des classes sociales…
Mais qu’en est-il lorsque ceux qui décrient ces inégalités se retrouvent dans la posture inversée ? Autrement dit, comment réagissent nos jeunes chasseurs lorsqu’ils se sentent « chez eux » ? La question a été abordée dans un premier temps à partir des cyclistes et autres randonneurs.
La propriété privée reste une valeur prégnante
Ce glissement s’est en effet réalisé par le biais des « gilets oranges », ces chasubles désormais obligatoires pour certaines formes de chasse. L’un des intervenants s’est étonné qu’on les impose à ses collègues porteurs de fusil, mais qu’elles ne le soient pas pour les cyclistes qui déboulent dans les bois où se trouvent des chasseurs.
La question des quads, motos et autres 4/4 est un peu différente, non seulement parce que leur bruit les signale, mais encore parce que ces engins font fuir le gibier. De plus, le passage répété empêche la pousse des ronces, l’habitat privilégié du sanglier. En conséquence, ce sont les véhicules à moteur qui concentrent sur eux le maximum de critiques. Pour les propriétaires et ayants-droit, la présence des visiteurs impromptus est rarement vue d’un bon œil. A minima, on estime qu’ils devraient demander l’autorisation de venir déambuler sur des terrains privés. Rappelons-le, la France reste un pays de propriétaires et, contrairement à une idée reçue de nombre de citadins, la nature n’est pas un espace libre, même si le gibier est, quant à lui, considéré juridiquement comme res nullius, donc appropriable.
S’en suivent tout une série de méthodes pour dissuader les intrusions intempestives. En la matière, le plus simple est encore de barrer les chemins d’accès, lorsque ceux-ci sont privés, en principe… Une série de fils de fer barbelés pourra signifier que le lieu n’est pas ouvert à tous vents. On peut encore planter des hayures[5], lesquelles se révèlent très efficaces pour gêner les pérégrinations. On plante ainsi pour empêcher l’accès, mais on peut encore percer une haie gênante lorsque l’on vise à conserver son propre cheminement. Paradoxe… Reste une solution extrême pour convaincre les véhicules motorisés à aller voir ailleurs : la planche cloutée enterrée dans le sol… L’un des élèves affirme avoir déjà constaté cette manière de faire peu orthodoxe. Mais le même fait remarquer qu’on a retrouvé une cabane de chasseurs brûlée. Décidément, la campagne n’est pas un long fleuve tranquille. On peut encore adopter un procédé moins agressif avec la généralisation des caméras de vidéosurveillance. La modernité n’est jamais loin, même lorsqu’on ne l’attend pas.
Il faut néanmoins distinguer deux grands types d’espace pour ce qui concerne les ennuis rencontrés : les zones boisées et celles cultivées. Concernant les premières, le chemin est pensé comme un moyen d’accès défendu lorsqu’il s’agit d’y effectuer des activités considérées comme légitime : exploitation du bois bien entendu et chasse. C’est que ce type de biotope est plutôt recherché dans la région, le prix à l’hectare constituant un bon révélateur de cet attrait : parfois jusqu’à 15 000€ lorsque la terre libre varie de 5 000 à 10 000€ selon sa qualité agronomique.
Pour les surfaces cultivées maintenant, le passage de véhicules représente un souci constant, mais également les dépôts sauvages des particuliers. On retrouve ainsi des branchages aux abords des tas de fumier disposés dans les champs avant leur épandage. Ces incivilités obligent le cultivateur à faire le tri avant de fumer la terre, ce qui a l’art de l’agacer sérieusement.
En résumé, nos jeunes adeptes de Diane ne se différencient pas vraiment de leurs aînés. Comme eux, ils s’arcboutent sur la notion de propriété privée en décriant les intrusions, mais regardent avec regret des espaces de chasse leur échapper. Ils plantent lorsque les subventions publiques sont au rendez-vous, comme ce fut le cas l’année dernière. Sont-ils plus sensibles à une agriculture moins polluante ? L’un d’eux donne l’exemple de sa sœur, laquelle cultive un hectare de terre familiale pour y réaliser du maraichage, dont le produit est écoulé en vente directe. Un signe ? Oui et non, car pour un autre il faudrait éviter de faire du bio partout : « On n’est pas sûr de l’avenir »… L’enseignante présente fera remarquer que le bio répond également aux attentes du consommateur. A suivre donc…
Christophe Baticle
Travailleur intellectuel, surnuméraire ès Sciences sociales
Faisant fonction d’enseignant-chercheur en sociologie, anthropologie, sciences de l’éducation et sciences sanitaires et sociales
Laboratoire Habiter le Monde
Université de Picardie Jules Verne, Amiens
Université catholique de Lille
[1] Cf. Hors la République ? Habiter une Zone urbaine sensible : Amiens-Nord, Creil, éditions Dumerchez, 2013.
[2] Voir « Les déplacements domicile-travail amplifiés par la périurbanisation », INSEE Première, n°1129, paru le 27/03/2007, https://www.insee.fr/fr/statistiques/1280781
[3] Cf. http://www.villersbocage.fr/
[4] En picard, le ratindeux est un chasseur qui pratique la rattente, à savoir qui se poste sur un site pour lequel il dispose du droit de chasse et qui espère ainsi profiter de la traque d’une chasse environnante, généralement une grande propriété boisée, très giboyeuse. C’est ainsi souvent la démarche de petits détenteurs d’espace face à leurs grands voisins.
[5] Haie de faible hauteur.