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Souffrir : au-delà du dénominateur commun

 

[- Christophe Baticle – Travailleur intellectuel faisant fonction d’enseignant-chercheur en sociologie, anthropologie, sciences de l’éducation et sciences sanitaires et sociales -]

La souffrance est devenue ces dernières années un « thème porteur », comme l’on dit en matière de marketing. Les communicants dans le vent ajouteraient probablement que savoir bien transmettre ses idées, c’est aussi du marketing. Mais plus problématique, comment bien retranscrire ce qui serait le propre de l’individu, ce qui se ressent dans la subjectivité profonde ? Et depuis l’emballement médiatique autour des suicides chez France Télécom les scientifiques s’y sont mis également, faisant de la souffrance une thématique à même d’expliciter le malaise social que l’on perçoit en France depuis si longtemps.

L’occasion nous a été donnée d’y réfléchir et d’en débattre sur La Place des Habitant-e-s le 5 janvier dernier, alors que l’invité des jeudis après-midis représentait ce jour là l’Antenne Santé Plus installée à quelques encablures du quartier Fafet. Le propos de notre interlocuteur n’est en rien sujet à la polémique quant à ses intentions. Derrière l’usage répété de cette « souffrance » qui touche les résidents du secteur, il y a bien dans l’esprit de Joseph Orsot des difficultés psycho-sociales très ancrées dans la réalité économique et culturelle du vécu quotidien, au cœur de ces trajectoires parsemées d’embûches dont ils sont les porteurs malgré eux. C’est néanmoins l’opportunité ici de s’interroger sur la pléthorique multiplication des références à la souffrance comme cadre d’analyse dominant de notre époque. Comment appréhender cette tendance à en faire le révélateur clé de ce que d’antan on nommait l’aliénation ? Le recours à la souffrance apporte-il un supplément d’âme dans la logique du care, ce prendre soin qui s’est développé d’abord dans le secteur médical pour mieux prendre en compte le ressenti des souffrants ? Mais au-delà, ne masque-t-elle pas les causes profondes de la domination renouvelée qui caractérise la mondialisation ? Est-elle, cette notion parfois valise, une manière d’éluder les déterminants au profit des impacts ? En d’autres termes, que révèle son usage quant à la propension à se focaliser sur les individualités pour mieux ignorer leur insertion dans des collectivités de plus en plus ségrégées ?

 

La souffrance : un lieu commun ?

La notion émerge de façon prégnante dans les années 90, notamment dans le domaine du travail. Là se présente un premier écueil : un nombre conséquent de personnes en souffrance peinent justement à entrer sur le marché du travail, voire n’y ont jamais eu accès sous la forme salariée, soit avec un contrat de travail qui permette justement de se sentir protégé par des droits et une convention collective, moyen trouvé par nos sociétés[1] pour réduire l’angoisse du lendemain et donc l’une des causes de la souffrance. Depuis l’invention du contrat de travail dans le système capitaliste, nous avons le sentiment d’avoir progressé, en particulier avec l’introduction de nouveaux droits, comme l’application de la Directive européenne sur l’information-consultation des travailleurs[2]. Ainsi, il ne s’agirait plus simplement d’assurer au travailleur une protection minimale, mais d’en faire un acteur en l’informant de la marche de l’entreprise, voire de le consulter sur les évolutions, souvent douloureuses, auxquelles il est enjoint à se préparer. En réalité, les choses paraissent plus complexes que ne le laissent penser ces bons sentiments juridiques. Lorsqu’ils deviennent salariés les travailleurs peuvent être informés, au travers de leurs représentants, sur un ensemble d’éléments ayant trait à la gestion de l’entreprise dont ils relèvent, mais uniquement si celle-ci atteint les 50 salariés, et l’on sait combien la démultiplication des filiales, sous-traitants et autres techniques de dilution font que cet effectif est parfois facile à ne pas atteindre officiellement. Surtout, les délégués du personnel doivent respecter un devoir de confidentialité pour toutes les informations relevant de la stratégie de firme. En conséquence, nombre de décisions à venir qui engagent l’avenir des salariés ne peuvent être divulguées qu’au risque d’un procès pour transgression de ce principe. Or ne nous voilons pas la face, la plupart du temps ces stratégies visent à « dégraisser » la masse salariale afin de faire face, dit-on, aux nouvelles conditions du marché. C’est en tout cas ce qui est marquant dans nos pays depuis plusieurs décennies. En définitive, les droits destinés à réduire l’incertitude du lendemain, donc la souffrance potentielle, se transforment souvent en moyens de négocier des compensations financières ou une revivification du tissu économique local.

Qu’est-ce que souffrir ? Eprouver, endurer, subir des douleurs physiques ou morales dit le dictionnaire. Et d’ajouter en guise d’exemple : « souffrir du froid. » L’expression « ne pas pouvoir souffrir quelqu’un » ajoute encore un peu au trouble de cette définition : souffrir devient alors synonyme de supporter, soit l’exact inverse de ce qu’exprime aussi la souffrance insupportable… justement.

Sans aucune intention de relativiser l’intérêt que représente le terme et son contenu pour l’analyse, force est néanmoins de reconnaître les difficultés posées par le cadre qu’ils proposent. Et d’abord la dimension éminemment subjective, voire introspective de ce mal-être. Est-il seulement possible d’en mesurer la porté si au final seul le souffrant peut en ressentir la réalité. Une réalité qu’il construit d’ailleurs, car la souffrance ne peut pas être autre-chose qu’une manière de réceptionner douloureusement un vécu dans un environnement plus ou moins impliqué par cette perception. Y aurait-il donc pure illusion à vouloir objectiver la souffrance ? Concernant la douleur ressentie physiquement, le corps médical s’est résolu à demander aux patients de noter leurs sensations sur une échelle allant de 1 à 10. C’est dire à quel point il est délicat de mesurer le ressenti, même en se connectant directement aux capteurs sensoriels. C’est un peu comme avec les allergies. Certains grands allergiques au regard des tests ne le vivent pas si mal d’un point de vue clinique et inversement.

Les esprits mal intentionnés pourraient d’ailleurs aller plus loin encore quant à cette critique des usages de la notion de souffrance. N’a-t-on jamais entendu dire d’une personne dans la plainte qu’elle n’avait jamais su « être en paix avec elle-même », ou encore qu’elle aimait « se faire souffrir ». On aperçoit sans difficulté le soupçon d’un masochisme inconscient pointer en arrière-plan de la douteuse souffrance, parce qu’ambigüe. Paradoxalement, alors que la souffrance est propre à l’appréhension de chacun, nous ressentons comme la nécessité qu’elle soit motivée, en quelque-sorte, par des éléments extérieurs et objectifs pour être recevable à notre compassion. La « bonne » souffrance serait donc celle qui entrerait dans les canons du moralement acceptable, du légitimement « souffrable », alors même que la seule personne en mesure de définir la pénibilité de la situation n’est autre que le sujet dans son éthique propre. La déduction logique que l’on peut en tirer c’est que bien entendu les agents sociaux les plus sensibles au « qu’en pensera-t-on » sont aussi ceux qui seront davantage tentés de taire leur souffrance, de crainte qu’elle ne les disqualifie encore un peu plus.

Enfin, dans un univers où le libéralisme économique a déteint sur l’ensemble des secteurs de la vie sociale, où la réussite et l’échec font l’objet d’une personnification intense, dans ce « Global village » tel qu’on l’appelle, nous sommes censés toutes et tous assumer notre absence de performance. C’est là un phénomène tellement puissant que nous avons fini par intégrer ce diktat personnalisant. L’échec n’est plus justifiable d’un contexte, ou si peu, au point que nous devenons, en tant qu’homo-economicus, les responsables de nos héritages. Héritage social, héritage culturel et enfin héritage spatial, car l’espace également devient un support de clivages. C’est d’autant plus vrai dans les quartiers Fafet-Brossolette-Calmette d’Amiens-Nord, qu’on y observe une accumulation de ce que l’on appelle les « handicaps sociaux ».

 

La souffrance : une révolte ?

Il semble que l’inflation qui affecte les usages protéiformes de la représentation en terme de souffrance procède de cette même logique, de cette nouvelle manière de considérer homo-sapiens en le condamnant à sortir de la caverne pour aborder frontalement sa biographie. Si ce n’est qu’il sort de la grotte plus nu que jamais, sans même pouvoir restituer son amour propre derrière un destin tout tracé, celui qui vous marque durablement par le simple fait d’être mal-né, ici plutôt que là-bas, dans un milieu où la relégation sociale passe bizarrement par l’école dite républicaine, où le quartier devient le dernier îlot d’existence sociale, entre petits trafics de subsistance et désillusions.

Faut-il alors comme Pierre Bourdieu mobiliser le concept de « violence symbolique »[3], c’est-à-dire adhérer à l’idée que les dominés sont les premiers convaincus de leur illégitimité à prétendre transformer leur destinée ? L’examen auquel s’exercent les sociologues de la domination n’a pas manqué d’être fortement critiqué. Bien des spécialistes des sciences sociales ont pour leurs terrains d’investigation contesté cette incorporation de la violence qu’on s’affligerait à soi-même au nom du primat qu’exercerait la norme dominante, celle de la responsabilité individuelle et du libre-arbitre, des choix mal négociés et des anticipations erronées. Une hypothèse consisterait à poser que cette vision aurait vécu pour l’essentiel, parce que désormais les normes se démultiplient et qu’après tout les collégiens les premiers n’y adhèrent plus. Il semble loin le temps où l’on expliquait sa sortie du système scolaire au titre d’une absence de « don » qui naturalisait en quelque-sorte leur déscolarisation précoce. Les enfants des quartiers populaires ne s’estiment plus aussi facilement dépossédés de ces compétences (bien sociologiques) qui faisaient dire à leurs aînés qu’ils n’étaient « pas doués » pour les études, et font montre au contraire d’une lucidité certaine quant à l’échec du système scolaire lui-même à proposer une émancipation pour celles et ceux qui auraient pâti des conditions les moins favorables dès leur berceau. Leur résistance force même les convictions les mieux chevillées de la sociologie « canal historique. » Les voilà maintenant à donner la preuve d’un sens aigu pour l’auto-analyse, se décomplexant quant à la réception de leurs propos, certes parfois maladroits en termes de communication policée, mais non dénués de signification en matière d’objectivation. Les femmes qui se réunissent chaque jeudi sur « La place des habitant-e-s » ne disent pas autre chose, relevant sans cesse leur condition de laissées-pour-compte.

Même dans les situations les plus évidemment sujettes à l’acceptation de sa propre indignité sociale à revendiquer davantage que ce que l’ordre social vous a laissé, y compris en des périodes pour lesquelles la reproduction sociale paraît la mieux aboutie, des hommes et des femmes renversèrent la pensée qui voulait s’imposer à eux. Si l’on se déplace à quelques dizaines de km à l’ouest de ce nord amiénois où s’installèrent dans les années 60-70 les premiers ouvriers venus alimenter le bataillon des salariés de la zone industrielle toute proche, on trouve des exemples frappant de corons alignés dans un ordonnancement digne du panoptique de Bentham. Beaucoup d’entre eux iront trouver un sort présumé meilleur dans la capitale régionale. Ils étaient issus des régions rurales environnantes, soit que l’agriculture ne leur permettait plus de trouver un débouché professionnel, soit que les usines des campagnes entraient dans une phase de déclin. Certains arrivaient de la vallée de la Nièvre, où le paternalisme des frères Saint avait régné d’une poigne de fer sur leur quotidien. Et pourtant, Mélanie Roussel montre dans sa récente thèse que les assujettis aux maîtres de la vallée n’étaient pas aussi consentant qu’on a bien voulu le croire[4]. A contrario, bien que ces résistances soient souvent restées dans l’ombre, elles ne faisaient pas moins la preuve d’une « subjectivité rebelle », ce que le sociologue et philosophe allemand Oskar Negt désigne par le concept d’eigensinn[5]. Plus encore, la démonstration de la doctorante porte sur les années 1930-1945, soit une époque qui laisse peu de place à la subjectivation telle qu’on l’étudie de nos jours. Les travailleurs y subissent le naufrage économique de la Grande crise et les désastres de l’occupation. La CGT semble donner le ton de ce que doit être la lutte ouvrière. Néanmoins, on constate in situ des dissensions syndicales et surtout une capacité des dominés à restaurer leur identité personnelle au travers de véritables signes de défiances. Faut-il voir là la preuve d’une faculté à la résilience comme la conceptualise Boris Cyrulnik ?[6] Ce qui s’avère évident, c’est que les conditions de vie concrètes de cette population, à ce moment du développement industriel, ne laissent aucun doute sur le fait qu’on a pu y souffrir, non seulement des pénuries pendant la Seconde Guerre mondiale, mais encore d’un horizon complètement borné par le fonctionnement de l’entreprise Saint Frères.

Pour autant, il ne semble pas que ce soit l’image que l’on ait conservée de la réalité, et même dans les journaux politiques dissidents de l’entre-deux-guerres, la souffrance n’est évoquée qu’en arrière-plan de l’exploitation. On peut dès lors s’interroger sur l’apparition d’une psychologisation des difficultés à vivre le temps présent : pourquoi et comment la notion s’immisce dans le débat public pour occuper un tel espace dans l’interprétation contemporaine ? Plus modestement, quels services rendrait l’utilisation d’une grille de lecture en terme de souffrance ?

 

La souffrance n’exploite personne

La réponse paraît assez simple si l’on approche la question sous l’angle d’une dépolitisation des rapports de forces entre classes sociales. Non pas que les élites aient renoncé à faire corps derrière leurs intérêts bien compris[7], mais force est de constater que « la fin des idéologies »[8] a surtout concerné les franges les plus dominées des sociétés capitalistes mondialisées. Ceci n’a rien de fondamentalement très étonnant, dans la mesure où précisément l’aliénation rend encore plus invisible les intérêts de classe qu’on ne se sent plus d’aucun monde en dehors des déclassés. Se reconnait-on mieux alors parmi les souffrants ? Probablement que oui. Mais quels sont également les effets de cette forme de discours sur ceux qu’ils décrivent.

Un exemple permettra peut-être mieux qu’une longue démonstration d’en montrer les effets pervers. Ce 5 janvier, dans la rue du Docteur Fafet, alors que l’intervenant insiste sur la souffrance des habitants, ma voisine de table adhère et referme la boucle : « Ca c’est vrai, et on souffre tous ; c’est le propre de l’Homme. » En quelque-sorte tout est dit sur ce qu’implique cette notion. Elle est en effet proprement non pas humaine, mais liée au moins au règne animal, dont l’Homme est partie prenante. Souffre tout ce qui vit et qui a conscience de ce vécu.

Qu’exprime donc en creux la souffrance, si ce n’est qu’elle parle d’une facette apparemment inéluctable de la vie. Je souffre, tu souffres, nous souffrons et ils souffrent : nous voilà donc réunis par un ressenti commun. Je souffre d’être au chômage. Il souffre de devoir porter une paire de chaussures ringarde. Elle souffre qu’il ne l’aime plus. Vous souffrez de voir tant de souffrance. Certes, mais qui fait souffrir ? Le voisin qu’on ne supporte plus ou les conditions de vie dans lesquelles nous nous trouvons plongés tous deux.

Une invitation donc et en conclusion : méfions-nous les termes trop évidents qui nous brossent dans le sens du poil.

 

RESUMÉ POUR LA LETTRE DES HABITANTS

LA SOUFFRANCE… OU PLUTOT L’EXCLUSION ?

« Ici, les gens souffrent énormément ; c’est un quartier de souffrance. » Le propos se retrouve régulièrement en ce qui concerne les habitants de Fafet-Brossolette-Calmette. Il provient souvent des « experts » (éducateurs, spécialistes de la santé et même sociologues). La plupart du temps ces derniers ont à cœur de se montrer à l’écoute des populations qui cumulent les difficultés. A priori rien de négatif dans ce propos. « Comprendre » c’est se donner les moyens de trouver des solutions. Ca ne signifie pas justifier et encore moins condamner, mais simplement expliquer. La souffrance fait partie de ces termes qui veulent expliquer pour mieux solutionner les problèmes rencontrés par les habitants. Mais on peut se demander si il explique vraiment. Est-ce que ce mot n’amène pas à une impasse ?

Tout d’abord, souffrir renvoie inévitablement à la problématique de l’individu. Mais ce vécu est partagé par des centaines de milliers de personnes, et même des millions. Au-delà de l’individu, ce sont aussi et surtout les conditions de vie qui se trouvent en cause : le chômage, la xénophobie, les inégalités socio-économiques. On peut bien compléter en parlant de souffrance psycho-sociale, celle-ci ne dit rien de ce qui détermine le douloureux.

Ensuite, souffrir se rapporte à la condition humaine : nous souffrons tous en quelque-sorte. Vivre c’est aussi se sentir dans la peine : pour les uns souvent, pour les autres parfois. La souffrance de certains est intense, chez d’autres elle est ressentie de façon moins pénible. Car ce qui caractérise aussi le fait de souffrir, c’est sa subjectivité propre. Chacun a une manière personnelle de vivre la même situation. On peut donc considérer que les plus « fragiles » sont moins bien disposés à résister aux conditions pénibles. « Fragiles » ? Mais nait-on fragile ou le devient-on ? Est-ce que nous ne sommes pas plus fragilisés que fragiles ?

Plutôt donc que de parler de souffrance, ne faudrait-il pas préférer des termes qui ont davantage fait leurs preuves pour expliquer le contexte dans lequel se débattent les habitants des « banlieues ». L’exclusion par exemple, elle commence avec la signification de la ban-lieue elle-même, à savoir le lieu à la périphérie du centre. On dit aussi « être au ban de la société » pour exprimer l’exclusion, l’indignité à être compté comme membre à part entière. La stigmatisation ensuite, c’est-à-dire ce qui colle à la peau comme un autre signe d’indignité. Enfin, ne faudrait-il pas revenir à un mot que l’on hésite de nos jours à prononcer : exploitation. Mais peut-on exploiter des populations au chômage ? Pas directement en effet. Ceci étant, la présence de quartiers où le sous-emploi est une réalité criante n’est pas sans effet sur l’exploitation des travailleurs. Elle sert de repoussoir. Elle permet de se dire que l’on vit peut-être dans un quartier peu envié, mais qu’il existe bien pire. Elle oblige surtout à taire ses revendications, car on l’entend suffisamment souvent : « si vous n’êtes pas content, d’autres peuvent prendre votre place. »

Alors certes les habitants des « cités » souffrent, mais disons le clairement s’ils souffrent c’est aussi parce que l’exclusion et la stigmatisation représentent leur quotidien dans le quartier. La souffrance apparaît comme une formule compréhensive, mais peu explicative, voire elle masque l’origine de ce qui fait souffrir, en renvoyant insidieusement la responsabilité sur l’individu

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[1] Cf. Bernard Aspe : « Une histoire-mouvement », dans Multitudes. Revue politique, artistique, philosophique, mis en ligne le 28 juin 2007. http://multitudes.samizdat.net/Une-histoire-mouvement

[2] Cf. Christophe Baticle : L’information et la consultation des salariés en France. Règles de droit en vigueur dans les relations professionnelles, rapport dans le cadre de la recherche Informia, comparatif pour la Commission européenne entre la Bulgarie, l’Italie, l’Irlande, la Croatie et la France quant à l’application de la Directive européenne, décembre 2010. http://www.informiaproject.org.

[3] Cf. Cf. Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron : La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris : Minuit, 1970, « Le sens commun ».

[4] Mélanie Roussel : Les temps de la vie quotidienne chez les ouvriers de Saint Frères. Flixecourt : 1930-1945, thèse de doctorat en sociologie, Université de Picardie Jules Verne, Amiens, décembre 2011.

[5] Oskar Negt : L’espace public oppositionnel, Paris : Payot & Rivages, 2007, traduit et préfacé de l’allemand par Alexanpersonneder Neumann, « Critique de la politique ».

[6] A savoir une sorte de ressort intime qui permettrait de se reconstituer dans son identité après les traumatismes.

[7] Cf. Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon, Sociologie de la bourgeoisie, Paris : La Découverte, 2000, « Repères ».

[8] Daniel Bell : La Fin des idéologies : sur l’épuisement des idées politiques dans les années 1950 (The End of Ideology : On the Exhaustion of Political Ideas in the 1950s), Paris : PUF, 1997 [1960].

 

 

 



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