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Qadoura – قدورة

 

0 ♦ Qadoura, camp de réfugiés
1 ♦ Premiers échanges entre ici et de là-bas, Denis Lachaud
2 ♦ Omar et Lulwa, rencontre, Denis Lachaud
3 ♦ Ziad Ibrahim de Qadoura, Denis Lachaud
4 ♦ Regards croisés, des échanges cinématographiques avec Valérie Mochi-Uttscheid, photos Eric Larrayadieu

5 ♦ Alaa et Vicky, Denis Lachaud
6 ♦ Femmes de Qadoura, objets de la vie, MC Quignon
7 ♦ Échanges entre ici et là-bas, photographies, E Larrayadieu
8 ♦ Skype : l’ethnographie impossible ? (1), Candide
9 ♦ Skype : l’ethnographie impossible ? (2) Candide
10 ♦ Living-rooms, Olivia Gay
11 ♦ Une journée ordinaire, MC Quignon avec Ayah
12 ♦ Journal, résidence de Denis Lachaud 

 


0 ♦ Qadoura

Camp de réfugiés palestiniens de Cisjordanie, en Palestine

Situé dans le territoire de Ramallah – Al-Bireh, en plein centre de la ville de Ramallah. Créé vers 1951 par manque de place dans le camp voisin, Al Amari. Non reconnu comme un camp officiel UNRWA. 4 500 habitants, environ 500 familles. 40% de ceux-ci ont moins de 18 ans.

Après 1967, une nouvelle vague de population est arrivée. Certaines familles ont pu louer ou acheter dans la périphérie du camp. La propriété de certains terrains est litigieuse, l’UNRWA ayant loué le terrain pour vingt ans. Depuis il y a un vide juridique. Les habitants ont le statut de réfugié et bénéficient des services de l’Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le camp Al Amari. Pour les services d’infrastructure (réseaux d’eaux usées, la collecte des déchets solides, etc.) le camp est sous la responsabilité de la municipalité de Ramallah.
Le taux de chômage au sein de la population du camp est de 80 %. Qadoura “ressemble plus à un quartier pauvre de la ville qu’à un camp hors du tissu de la ville” (Taraki 2008).

Avec
Le Comité populaire des réfugiés
Le Centre de Social de la jeunesse, Créé en 1997, il joue un rôle important au sein du camp pour le développement culturel, artistique, sportif, social ainsi que du Scoutisme. Il est actif pour la solidarité, l’assistance aux enfants, l’aide aux familles pauvres, la défense des valeurs et des idéaux de patriotisme.

Jumelé avec la ville de Creil 

2009, signature de l’accord de jumelage avec des axes de coopération : enfance, socioculturel : organisation des rencontres internationales de la jeunesse. Creil est une ville de l’Oise (France) : 33 936 habitants sur 11,09 Km2.

Notre correspondante là-bas : Alaa



Ici à Creil © Eric Larrayadieu

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1 ♦ Premiers échanges ici et de là-bas

Entre jeunes du camp d’Al-Amari et de Bobigny

[ Denis Lachaud. Première rencontre, le 5 avril 2014, dans le local du comité de Bobigny du Secours Populaire par Skype avec des jeunes du camp d’Al Amari qui par manque de place a produit le camp de Qadura, Ramallah ]

bobigny al amari

Les enfants sont assis face à la caméra de l’ordinateur. Ils pourront regarder l’image projetée en grand sur le mur. On teste la technique. Tout semble fonctionner. On se lance dans une répétition générale. Un par un, les enfants lisent les questions qu’ils ont préparées avec les animateurs du centre aéré et/ou les bénévoles du Secours Populaire. Les deux traductrices sont prêtes. L’une traduira vers l’arabe palestinien, l’autre vers le français. Quelques problèmes côté palestinien empêchent la connexion de s’établir. A al-Amari, ils entendent et voient les enfants de Bobigny, mais de ce côté, on ne les voit pas, ne les entend pas. On organise des jeux pour patienter. Et soudain, apparaît une image. Une voix retentit.

–    Hello…
–    Bonjour.
La communication est compliquée. Il faut passer par la traduction. On échange de grands signes de mains. Là-bas, plusieurs enfants sont assis sur des chaises, comme ici. Ils ont l’air un peu plus vieux là-bas. Ici, ils ont environ dix ans. On décide que les enfants de Bobigny s’approcheront un par un de la caméra pour lire leur question. Comme prévu, Rezkalah se lève et s’approche de la caméra.
–    Bonjour, nous sommes installés dans…
–    Dis-ton prénom, il faut que tu dises ton prénom.
–    Bonjour, je m’appelle Rezkalah, nous sommes installés dans le local du Secours Populaire Français, et vous, où êtes-vous installés pour communiquer avec nous ?
Après que la traduction lui est parvenue, Linda, une jeune adolescente, répond. On traduit ses propos…
–    Dans le camp d’al-Amari, dans un cybercafé.
–    Bonjour, je m’appelle Oualid, Est-ce que vous avez des moyens d’apprendre et de vous cultiver ?
–    Il y a des écoles pour garçons, des écoles pour filles,  puis le collège, puis le lycée à Ramallah. Sinon, il y a un club où on apprend la musique.
–    Bonjour, je m’appelle Abdeslam, est-ce que vous apprenez et parlez des langues étrangères ? Y a-t-il des gens qui parlent d’autres langues en Palestine que l’arabe palestinien ?
–    Je m’appelle Rada. J’apprends le français dans une petite structure. Je suis débutante premier niveau. Il y a beaucoup de Palestiniens qui parlent anglais.
–    Bonjour je m’appelle Samuel, avez-vous une salle informatique dans vos écoles ?
–    Oui, il y a une salle informatique dans notre école.
Vient le tour de Myriam. Elle a reconnu dans l’assemblée la copine qui est venue l’an passé en France, avec laquelle elle correspond. Mais pour l’instant, on en est aux questions préparées. Elle joue le jeu.
–    Bonjour je m’appelle Myriam, Est-ce que vous jouez au foot ? Avez-vous un stade de foot dans le camp ? Quels sont vos joueurs préférés ?
–    Il y a deux équipes de foot. Les petites filles jouent au foot, sinon ce sont les garçons.
–    Et leurs joueurs préférés ?, lance un garçon.
–    Real Madrid, répond la jeune fille.
–    Comme moi !
Les questions et les réponses s’enchaînent dans une certaine agitation. Plusieurs adultes gravitent autour des enfants côté français, on discute en aparté. Les traductrices continuent à traduire. Oui on fait du sport, on joue au football, au basket, au ping-pong ; non on n’a pas de bibliothèque ; oui on a des appareils électroniques, des ordinateurs, des jeux vidéos, la télévision ; on fait du vélo ; on n’a pas de bandes dessinées ; on écoute de la musique, du RAP oui, pas moi mais ceux qui aiment ça ; moi je n’écoute pas de musique ; certains écoutent de la musique traditionnelle…
–    Et vous, vous voulez poser des questions ?
–    Oui. Qu’est-ce que vous savez de la Palestine ?
–    Je sais que vous êtes en guerre avec Israël.
–    Oui c’est vrai.
On saute aux questions relatives à la guerre. Myriam est orientée vers la question 12.
–    Pourquoi les deux camps (palestinien/israélien) ne veulent pas la paix ?
–    Nous voulons la paix. Nous voulons que la guerre se termine.
Myriam continue.
–    Avez-vous un Secours Populaire arabe palestinien en Palestine ?
–    On a le Croissant Rouge.
–    Est-ce que vous voulez qu’on vous aide à quelque chose ?
–    Par exemple ?, demande Linda, d’Al-Amari.
Les enfants réfléchissent.
–    Vous aider à arrêter la guerre…
–    Vous pouvez nous aider à améliorer notre situation.
–    Oui mais comment ? On va réfléchir pour trouver des idées, comment vous aider.
Un enfant demande s’il est possible d’obtenir leurs compte skype et Facebook pour échanger régulièrement avec eux. (question 15)
–    Oui oui c’est possible.
–    Elle peut les donner maintenant ?
–    On les donnera à Mohamed, il vous les enverra.
On reprend les questions au chapitre santé. Oui il y a des médecins dans des dispensaires. Il y a la clinique de l’UNRWA (United Nations Relief and Works Agency – Office de Secours et de Travaux des Nations Unies). On a de l’eau, mais pas beaucoup, il y a souvent des coupures. C’est pareil pour l’électricité. Eté comme hiver ; il y a une cantine à l’école ; il y a des gens qui prennent un petit-déjeuner le matin, d’autres pas, ça dépend s’ils en ont envie, ça dépend s’ils sont trop pauvres ; on a des spécialités en cuisine, par exemple le plat qui s’appelle louba (riz et légumes au poulet), des plats traditionnels ; oui on peut vous donner la recette ; il y a des fast-foods à ramallah mais pas dans le camp ; on habite dans de petites maisons, les unes à côté des autres, il n’y a pas d’immeubles ; parfois il y a plusieurs familles dans la même maison ; on a des petits magasins dans le camp ; il y a deux mairies, Ramallah et al-Bireh ; on a des endroits où mettre les déchets ; la monnaie, c’est la monnaie israélienne, les shekels, il n’y a pas de monnaie palestinienne ; mon père travaille, pas ma mère…
Un enfant s’adresse à Lulwa, une des traductrices, assise en face de lui, près de l’ordinateur.
–    Et toi, tu vis en Palestine ?
–    Oui…
–    Oooooooooh !
L’enfant est très surpris, il ne s’y attendait pas, il ne s’attendait pas à être en présence d’une personne qui vient de là-bas.
–    Vous êtes choqués ?
–    Je ne savais pas qu’on pouvait prendre l’avion en Palestine.
–    J’ai quitté la Palestine par la Jordanie. Là j’ai pris l’avion pour Paris. Pour aller à l’aéroport, j’ai passé trois check-points : le palestinien, l’israélien et le jordanien.
Au milieu de cette rencontre où les conditions techniques et le barrage de la langue empêchent la spontanéité, les enfants semblent faire des découvertes, coller quelques morceaux épars. Le dialogue reprend avec al-Amari.
–    Tu es venu en France ?
–    Non.
–    Tu aimerais venir ?
–    Oui.
–    Nous serions heureux de t’accueillir.
–    Ok… Merci…
–    Tu aimerais visiter quoi ?
–    Tout.
–    Est-ce qu’on pourrait venir vous voir une semaine ?
–    Oui !
–    Merci.
Un enfant palestinien demande combien il y a d’élèves dans leur classe, à Bobigny.
–    22, ou 24, ou 21. Ça dépend des classes.
–    Chez nous 40. Jusqu’à 50. Et vous faites quoi pendant les vacances d’été ?
–    On va en colonie, à la plage. On fait plein d’activités en colonie. Y’en a aussi qui vont dans leur pays, d’autres qui restent en France, au centre aéré.
Myriam se lève et s’approche de la caméra.
–    Est-ce que vous voulez rester en contact avec nous pour faire un livre ou un site internet ?
–    Oui.
–    Le samedi après-midi, c’est un bon jour pour se parler ?
–    Oui.
Abdeslam se lance.
–    Peut-être qu’on pourrait les aider à construire un aéroport… J’aimerais que vous ayez un aéroport pour vous éviter tout le chemin jusqu’en Jordanie.
–    Le problème c’est l’occupation des Israéliens et aussi le passeport. Ceux qui ont le passeport israélien vont prendre l’avion à l’aéroport Ben Gourion de Tel-Aviv. Nous, les Palestiniens de Cis-Jordanie et de Gaza, nous ne pouvons pas y aller.
Myriam, toujours près de l’ordinateur ?
–    Zineb est toujours là ? Je peux parler à Zineb ?
Zineb s’installe devant l’ordinateur et enfile le casque. Les deux copines se retrouvent.
–    Qu’est-ce qui vous manque en Palestine, qu’on peut vous ramener ?
–    Des livres.

© Denis Lachaud

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2 ♦
Omar et Lulwa

[- Denis Lachaud. Rencontre à Paris, le 17 juin 2014, avec Omar
du Comité populaire du camp de Qadoura et Lulwa, exilée en France -]

OMAR
Vivre à Qadoura, c’est vivre sans terre. Tous les jours, nous avons peur d’être chassés. Nous ne pouvons pas vivre une vive normale.
Je suis né dans un autre camp de réfugiés, Ein Alsultan, à Jericho. Ma famille est originaire de Zacharia. J’ai vécu mes premières années à Dhicha et quand j’avais huit ans, on a emménagé à Qadoura. Je me souviens peu de Dhicha. Je jouais avec les autres enfants. On voyait les soldats israéliens mais on ne comprenait pas pourquoi ils étaient là. J’ai commencé à les détester quand ils sont venus arrêter ma cousine. En pleine nuit. J’ai tout vu, j’étais là. J’avais huit ans.

LULWA
Je suis née à Gaza et j’y ai vécu jusqu’à l’âge de treize ans. Je n’ai jamais vu de soldats israéliens jusqu’au jour où j’ai quitté Gaza pour la Cisjordanie. Nous tout ce qu’on voyait, c’était les bombes tomber. Je suis parti avec mes deux sœurs pour rejoindre ma mère à Ramallah. On avait une autorisation de deux jours. On a traversé dans un minibus. Une fois à Ramallah, on est resté. Ce n’était pas si différent de Gaza, même si on était à la montagne au lieu d’être au bord de la mer.

OMAR
J’aimais aller à l’école, étudier, avoir de bonnes notes. Je voyais les soldats dans la rue, nos parents nous disaient de ne pas nous en approcher, que c’était dangereux. Ils sont venus en pleine nuit pour arrêter ma cousine. J’ai été très choqué par la façon dont l’arrestation s’est déroulée. Après, j’ai posé beaucoup de questions à mon père, pourquoi ils sont venus, pourquoi ils étaient si violents… J’ai commencé à comprendre quelle était notre situation.
En 1987, la première Intifada a débuté. J’avais quatorze ans. Les Israéliens ont bloqué la rue. On ne pouvait plus aller à l’école. En 1988, je me suis engagé dans la politique avec le Fatah. J’ai été arrêté à l’âge de quinze ans et j’ai passé six mois en prison. J’ai finalement été libéré parce que j’étais trop jeune. Avec tout ce que j’ai vu en prison, je me suis vraiment impliqué. Je devais faire quelque chose pour notre pays, pour nous sortir de cette situation. En 1990, je suis retourné en prison, pour quatre ans. J’y étais quand les accords d’Oslo ont été signés. On ne savait rien. On a compris qu’il se passait quelque chose quand ils ont, suite aux accords, libéré les plus anciens prisonniers.
Moi je n’ai jamais eu aucun espoir, à propos d’Oslo. En prison, il nous arrivait de faire une grève de la faim pour obtenir quelque chose, une radio, une télé, on arrivait à un accord avec les Israéliens, on arrêtait la grève de faim après seize jours et on n’obtenait jamais ce qu’ils avaient promis. Ils ne respectaient jamais leur parole. On savait qu’Oslo ne mènerait à rien. La création d’une Autorité Palestinienne, ça a pu représenter un espoir de liberté, de retour. Mais quand les Israéliens vous donnent un mètre de terre, ils vous en prennent dix. Donc on doit s’employer à réclamer la terre qu’ils viennent de nous voler et ça nous éloigne de notre véritable revendication : le retour. Plus le temps passe, plus ça s’éloigne. C’est leur technique et ça marche. On en est réduits à demander que la terre dont nous disposons ne nous soit pas retirée encore un peu plus.
A ma sortie de prison, j’ai travaillé comme géomètre. Je prenais des mesures. L’économie fonctionnait. 1996-2000, ça a été une période calme. J’ai acheté une maison. J’ai voulu passer le bac. Au moment où les examens démarraient, on m’a arrêté pour vingt-et-un jours, je n’ai pas pu les passer. J’ai renoncé.. Maintenant je travaille à la Soltat el Aradi (Land Authority) à la défense des terres contre la colonisation. Avec le ministre palestinien de la terre, on va la défendre au tribunal israélien. Parfois ça marche, parfois non. C’est difficile.
En 1998, on a ouvert le centre de Qadoura pour travailler auprès des jeunes. On voulait informer les enfants car les familles ne parlaient pas de droit au retour. On leur expliquait ce que cela signifiait de vivre dans un camp de réfugiés. Le travail au centre, c’est bénévole. A la fin du mois, quand le Ramadan va commencer, on va rassembler des volontaires pour aller à Kalandia donner de la nourriture aux gens qui rentrent d’al Aksa, au moment de casser le jeûne. On va aussi organiser des activités pour les enfants, tout l’été, pendant les vacances.
Je suis également membre du Comité Populaire. J’ai commencé en 1999, comme bénévole. En 2006 il y a eu des élections et j’ai été élu membre. Depuis cette année, je suis le responsable. On aide les plus pauvres à acheter de la nourriture pendant le Ramadan, on soutient ceux qui ne peuvent pas payer l’université. On s’occupe surtout de problèmes sociaux.
Qadoura était officiellement un camp de réfugiés jusqu’en 1979. Puis l’UNRWA a déclaré que Qadoura n’était pas un camp car sa population n’était pas assez importante (environ 800 habitants). Tous les bureaux de l’UNRWA sont partis à al Amari. A la fin des années 90, la terre a gagné beaucoup de valeur à Ramallah. Les Israéliens étaient partis, suite à Oslo. La construction a commencé, les prix sont montés en flèche. En 2000, le propriétaire de la terre sur laquelle est installé Qadoura, un Palestinien qui vit aux USA, a obtenu de faire chasser les habitants du camp. Il voulait vendre. Mais Yasser Arafat l’a interdit. Ramallah est une ville possédée par des Palestiniens vivant à l’étranger. En 2008 on a commencé à négocier avec l’UNRWA pour redevenir un camp de réfugiés.

LULWA
A partir de treize ans, j’ai vécu à Ramallah avec ma sœur et ma mère. Je suis allée à l’école. J’ai passé le bac. Je pensais étudier le journalisme mais j’ai vu qu’à Ramallah  je pouvais étudier le stylisme, alors j’ai pris cette direction, tout en apprenant le français.
Depuis longtemps, j’ai décidé de venir en France. A chaque fois que j’ai essayé, les Israéliens ont refusé. En 2012 j’ai obtenu un visa de la France pour venir en vacances avec le Secours Populaire. Les Israéliens ont refusé de me laisser sortir. J’ai dû rester à Ramallah.
Ma vie là-bas c’était vraiment difficile. En Cisjordanie, les gens n’aiment pas les Gazaouis. Les Israéliens ont bien réussi à nous diviser. A un moment, j’ai pensé poursuivre mes études de mode en Jordanie mais je n’ai pas été autorisée à sortir. En Cisjordanie, il n’y a pas de travail dans la mode. Je ne pouvais rien faire. Je restais à Ramallah, je ne pouvais aller nulle part. Je ne pouvais pas aller à l’université d’ Abou Dis, c’est cher et, avec les check points qu’il faut passer, c’est dangereux. Je ne suis pas la fille de quelqu’un de bien placé, donc aucune chance (on a besoin de “vitamines“ pour trouver un travail).
J’ai été invité par la ville de Stains pour une conférence internationale. Les Israéliens ont dit non. J’ai parlé à Amira Haas, (journaliste israélienne), elle m’a conseillé de prendre contact avec une association qui s’occupe des Gazaouis déplacés. En décembre 2013, les Israéliens m’ont laissée sortir avec un visa de tourisme (trois mois) mais sans possibilité de revenir car pour eux, j’ai vécu dix ans dans l’illégalité à Ramallah, n’étant pas retournée à Gaza à l’âge de treize ans, après les deux jours qu’on m’avait accordés.
Je suis bien ici. Il y a beaucoup de possibilités, pas d’occupation, de la liberté. Le monde est ouvert. Récemment, je suis allée à Berlin.
Après ma visite à la préfecture, je me suis sentie réfugiée de nouveau. C’est une autre “occupation“. Il y a beaucoup de police, de sécurité, de racisme à l’égard des noirs de la part des gens qui reçoivent. Il n’y a pas d’humanité.

Capture d’écran 2013-08-02 à 11.04.01

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3 ♦
Ziad Ibrahim de Qadoura

[- Denis Lachaud :  Entretien par Skype de Ziad Ibrahim Ghossny,
ancien chef du Comité Populaire de Qadoura. 20 avril 2015 -]

Ziad Ibrahim Ghossny a été chef du Comité Populaire de Qadoura de 2009 à 2012. Après qu’il nous a résumé l’histoire du camp de Qadoura (3800 à 4000 habitants, camp non reconnu par l’UNRWA…), il précise que récemment, Qadoura a été encerclé par l’armée israélienne, qu’il y a eu des martyrs. 

Nous lui demandons de nous décrire son parcours personnel. Il semble surpris mais il répond. Il est né en 1962, il est marié avec une femme exilée, il a cinq enfants. Sa famille est originaire de Lifta, village proche de Jérusalem. Il est allé à l’école à Ramallah : école primaire, secondaire, lycée de l’Autorité Palestinienne. Il a obtenu un diplôme d’architecture dans le camp de Kalendia. Il travaille dans le bâtiment, la construction.

Nous lui demandons de se souvenir des moments, enfant, qui ont été déterminants dans la prise de conscience de sa situation de réfugié en territoire occupé. Il sourit. Il répond.

J’ai été emprisonné à l’âge de 19 ans, puis de nouveau à l’âge de 24 ans. J’ai été arrêté, relâché, puis arrêté, relâché de nouveau…

Nous lui demandons si son enfance a été assez calme.

Non, on ne peut pas avoir une enfance tranquille, normale. C’est impossible. Comment voulez-vous que je reste tranquille alors que j’ai perdu mon frère comme martyr, assassiné à l’âge de 20 ans…

Nous insistons. Nous lui demandons de tenter de se remémorer ce qui, précisément, lui a permis de comprendre la situation en tant qu’enfant, à 3 ans, 4 ans ou 8 ans.

J’ai commencé à sentir la situation à partir de l’âge de 7 ans lorsque j’ai dû aller habiter avec toute ma famille dans une seule pièce où on ne pouvait même pas se protéger du froid. On a senti l’injustice, au niveau de l’éducation, des infrastructures, de tout ce qui est social humain. A partir de ce moment-là, on a pris conscience de notre exil, de l’expulsion de nos villages.

Nous lui demandons si, enfant, on lui parlait du village dont il était originaire.

Ma mère a 87 ans. Elle a tout raconté, avec mon père, de ce qui leur est arrivé. On ne peut pas oublier ça. Mon grand-père et ma grand-mère nous ont aussi tout raconté en détail.

Nous lui demandons s’il parle du passé avec ses enfants.

Bien sûr bien sûr, c’est notre mission, transmettre le message, notre histoire, l’histoire de notre terre perdue. C’est un devoir.

Nous lui demandons ce que Lifta, ce village dont il est originaire, représente, à son avis, dans la tête de ses enfants.

Comment voulez-vous vivre tranquille lorsque vous vivez sur une terre qui ne vous appartient pas ? Tout ce à quoi aspire, c’est retrouver la terre qui nous appartient. Pour mes enfants c’est pareil. Le sentiment a été transmis. Ils nous voient souffrir. Ils nous entendent en parler avec passion.

Nous lui demandons s’ils écrivent des récits pour décrire cette situation.

Beaucoup d’historiens le font. Il y a aussi une tradition orale, les personnes âgées qui ont vécu les événements transmettent à ceux qui ne les ont pas vécus…

Les réponses laconiques de Ziad concernant sa propre enfance ou ce qu’il peut imaginer des pensées de ses propres enfants m’interrogent. Bien sûr, le fait de parler sur skype à un inconnu, de passer par un interprète ne facilite pas la communication, ne pousse pas à se confier. Il y a aussi nos différences culturelles, le sens de la parole par rapport au collectif, à l’individuel, ce qui peut se dire, ce qui ne peut pas s’exprimer… 

Les faits, nous les connaissons. Chaque Palestinien auquel nous posons des questions nous les donne ; il les connaît bien, c’est son devoir de les faire connaître. Il voue sa vie au combat. Il est tellement empêché de vivre en tant qu’individu et il voue tellement sa vie au combat qu’il est surpris, dérouté, qu’on lui demande de parler de lui, de ses souvenirs, de son sentiment personnel sur les événements, le quotidien, sur l’image que peuvent bien se faire ses enfants, deuxième génération née en exil, de ce village, Lifta, dont leurs grands-parents ont été chassés.

Mais il me semble, au delà des difficultés liées au dispositif, sentir une incompréhension : pourquoi le Français me pose-t-il ces questions ? Quelle importance peut bien avoir la façon dont, moi, j’ai vécu les événements quand j’étais enfant ? Il y a tellement de choses plus importantes qui doivent être dites sur la situation actuelle, sur le sort des réfugiés palestiniens en général, sur la vie du camp de Qaddoura en particulier, non reconnu par l’UNWRA et de ce fait, dépourvu de tous les services et équipements réservés aux camps reconnus.

Dans la parole de Ziad, seul l’adulte est présent, l’homme responsable, actif, mêlé à la cause, celui qui a perdu son frère comme martyr. L’enfant qu’il a été en est absent. Il n’a pas existé en tant que personne, au sens où l’enfant n’était, politiquement, d’aucune importance. Abdeljaoued, qui traduit mes propos, me dit qu’il vient de lui expliquer que je suis un écrivain et que c’est pour ça que je veux autant de détails… Ziad reprend la parole.

Il ne s’agit pas de mes sentiments personnels, mais de ce que vivent tous les Palestiniens, en général. Nous aspirons à avoir un Etat, un pays ; nous ne pouvons même pas nous déplacer normalement d’un village à un autre, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise, on le vit tous les jours, on cherche à avoir deux Etats pour vivre chacun de façon indépendante, libres.

Et soudain, sa mère apparaît à l’écran. Voilà sa vraie réponse. Viens, montre-toi, ils comprendront. 

C’est elle qui m’a tout transmis, qui m’a fait aimer notre terre, notre village, c’est elle qui m’a tout enseigné, je suis heureux qu’elle soit encore vivante, qu’elle puisse transmettre aussi à mes enfants tout ce qu’on a vécu.

Nous lui demandons quel est le rôle des femmes.

La femme, ici, je la respecte beaucoup. C’est elle la mère du martyr, la mère des enfants, elle supporte beaucoup beaucoup du poids de la vie que nous menons, c’est elle qui transmet nos histoires, notre culture, c’est un pilier très important dans la société palestinienne. Elle est la gardienne des rêves des palestiniens.

J’ai peur que vous me considériez comme un poète, comme Jean-Claude Villemain*  !

Ziad, nous ignorons si vous êtes un poète, mais cette part de vous que nous, occidentaux, allons nommer votre poésie, elle nous intéresse au plus haut point. Quand elle s’exprime, s’exprime votre façon à vous de mettre en mots cette terrible situation dans laquelle votre peuple est plongé depuis la deuxième moitié du vingtième siècle. Nous cherchons à l’entendre, cette voix.

* maire de Creil

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4 ♦
Regards croisés

[- Atelier cinéma et d’échangesentre jeunes de Creil et de Qadoura -] 

Regards croisés de jeunes avec des photos, vidéos pour se présenter, pour apprendre et échanger entre jeunes, pour parler de la vie, de leur vie quotidienne. Avec : 
– Ici à Creil, l’enseignement cinématographique, et le professeur Agnès Van Bellegem et la réalisatrice Valérie Mochi-Uttscheid.
– Là-bas, le camp de Réfugiés palestiniens de Qadoura (Ramallah), les jeunes du Centre social de la Jeunesse, avec Alaa, Ayah…
Avec, pour échanger entre eux, le site web-education et leur groupepicto_facebookover

Ici, Eric Larrayadieu photographie des jeunes du Lycée Jules Uhry de Creil, à la tâche :







Là-bas, Alaa, Ayah et les jeunes du Camp :

Qadura_Alaa

Ici, les Lycéens se présentent avec leurs prises de vues réalisées avec le photographe Eric Larrayadieu :






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5 ♦
Alaa et Vicky

[ Denis Lachaud, rencontre d’Alaa du camp de Qadoura et de Vicky de Bethléem,
à 
l’occasion des rencontres internationales de la jeunesse de Creil ] 

ALAA : Non, ça ne me dérange pas de parler de notre situation. Ça m’arrive deux ou trois fois par an. J’aime parler du camp, montrer comment on y vit. Ça ne m’ennuie pas du tout et si je ne le fais pas, qui le fera ?Je vis à Qadura, j’y suis née, j’ai 21 ans. Ma famille est originaire de Lifta, un village à la sortie de Jérusalem. Lifta existe encore. Les maisons n’ont pas été détruites et personne n’est venu y habiter. 

VICKY : Moi j’ai 18 ans, je suis née à Bethléem, j’y vis toujours. Ma famille est originaire de Bethléem.

ALAA : Qadura est dans une situation particulière. C’est un camp, peuplé de réfugiés, mais il n’est pas reconnu comme tel par l’UNRWA. La conséquence, c’est qu’il n’y a pas d’école, pas de clinique. Pour se soigner, il faut aller au camp d’Am’Ari. Pareil pour l’école.

Quand j’étais petite, je ne me rendais pas compte de la différence avec le reste de Ramallah. Cette différence, c’est dans le regard des autres que je l’ai sentie, dans ce qu’ils disaient : “les habitants des camps sont sales, il ne sont pas éduqués, les camps sont dangereux…“ En fait, dans les camps, il y a différentes couches de population. Il y a des pauvres, il y a des riches, des gens éduqués, d’autres qui ne le sont pas. Comme ailleurs.

A Qadura, nous avons un centre pour la jeunesse. Je m’y implique en tant que bénévole. Je travaille avec des enfants, avec des femmes, avec des personnes âgées. On fait aussi de la peinture, du nettoyage dans le camp, de l’entretien. Sinon, je suis étudiante à l’université de Birzeit. Je suis en troisième année de marketing et de traduction (de l’anglais vers l’arabe). J’espère travailler plus tard avec des ONG, pour les enfants. Moi en tant qu’enfant, j’ai fait plein de choses avec les ONG. Je veux continuer en passant de l’autre côté, comme professionnelle. 

Je parle beaucoup du camp à l’université. J’essaie de changer le regard que les étudiants peuvent porter sur les camps de réfugiés. 

Le regard des étrangers, c’est encore différent. Ils s’attendent à quelque chose et quand ils découvrent la réalité, ils sont surpris. Certains imaginent un camp de tentes, encore aujourd’hui. Alors quand ils voient nos maisons en dur, c’est moins terrible que ce qu’ils imaginaient. Pour d’autres, c’est le contraire. Ils voient nos rues étroites et nos empilements d’habitations et c’est pire que ce qu’ils imaginaient. 

En général à l’étranger, on n’a aucune idée de ce que peut être notre vie. Par exemple, ça nous a pris 14 heures pour venirde Cis-Jordanie à Paris. Il a fallu passer les check points, aller en Jordanie, puis faire escale à Istanbul et enfin arriver à Paris. La dernière fois que je suis venue en France, on est allés en Allemagne. On a passé la frontière et personne ne m’a demandé mes papiers. C’était incroyable. J’ai raconté ça à ma mère. On est vraiment des réfugiés, c’est avec ce genre d’événements qu’on en reprend pleinement conscience.

VICKY : Le camp de Dheisheh n’est pas très loin de chez nous. Je ne fais pas de différence. J’ai toujours connu des habitants du camp. J’ai fait ma scolarité dans une école privée de Bethléem, on était mélangés. Ma meilleure amie habitait dans le camp. L’an prochain, j’entre à l’université. A Birzeit aussi. Je veux étudier le droit. Je vais faire un an d’administration publique puis je commencerai le droit. Je veux devenir avocate, défendre les droits de l’homme. Peut-être aurai-je la chance de travailler avec l’ONU.

VICKY : L’implication politique des jeunes, ça dépend de la façon dont on a été élevé.

ALAA : Ça dépend des circonstances, aussi. Pour moi, les rencontres ont été déterminantes. Au Centre pour la jeunesse, à l’université…

VICKY : Mes parents n’appartiennent à aucun parti. Pour moi, chaque Palestinien porte un  parti en soi.

ALAA : On veut rester éloignés des partis. Ils ne pensent qu’à leur propre intérêt, à leur image. La jeunesse trouve d’autres moyens de se battre. Par exemple à Gaza, on a vu pour la première fois des roquettes construites de bric et de broc. Il y a beaucoup de monde qui n’en peut plus, qui laisse tomber, mais il y a toujours des gens qui s’impliquent, il y encore des jeunes qui se font arrêter et vont en prison.

VICKY : Dans notre génération, il y en a qui vont discuter avec les jeunes Israéliens, pour chercher une solution.

ALAA : Pour ma part, il est hors de question que je rencontre les Israéliens. Comme je dis à ma mère, je préfère qu’on me coupe les pieds plutôt que d’aller à ces rencontres qui sont organisées dans des hôtels de luxe. Ils se parlent et à la fin, chacun rentre chez soi, ils ne se voient plus jamais, sauf éventuellement à un check-point ; les Palestiniens sont de nouveau dans leur situation de peuple occupé et doivent supporter des gamines de 18 ans qui travaillent au check-point et traitent les vieilles Palestiniennes sans aucun respect. Non, pas question.

VICKY : J’ai pris conscience de ce que signifiait l’occupation israélienne pendant la deuxième intifada. J’avais 5 ans. Il y avait un couvre-feu. Nous n’avions pas le droit de sortir de chez nous sauf une heure par ci par là pour faire des courses. Les soldats entraient dans la maison pour fouiller. La fille de la meilleure amie de ma mère a été tuée. Ils ont confondu la voiture de son père avec une autre, ils ont tiré. Le père a été blessé, la petite fille est morte.

ALAA : Même chose pour moi. J’avais 7 ans. Mon oncle avait une piscine sur le toit. On y passait du temps, comme on n’avait pas le droit de sortir. Mais il fallait faire attention, à cause des snipers. Enfant, on entendait tout le temps parler de l’occupation israélienne. On l’entend beaucoup avant de comprendre ce que ça signifie et un jour, ça devient concret. J’ai eu deux amis tués. Quatre sont allés en prison.

VICKY : L’occupation, c’est notre style de vie. 

ALAA : On ne passe pas toute la journée à penser à l’occupation, il faut bien vivre. On rit, on est joyeux, on est triste, pour toutes sortes de raisons. Mais on est constamment rappelé à la situation. Je suis à un check-point et je vois cette gamine qui parle mal à une vieille dame et la colère monte.

On est habitués à l’occupation, on est bien obligés. Mais on se battra pour que ça change. 

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Cette rencontre a été réalisée en parallèle avec Candide, intermittent de sciences sociales, qui s’entretenait de son côté avec d’autres jeunes palestiniens. On pourra, pour compléments et comparaisons, lire ce texte avec celui de Candide  “Jeunesse internationales ?”.

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6
♦
Femmes du camp de Qadoura

[- Marie Claude Quignon : objets de la vie de réfugiées palestiniennes du camp de Qadoura – Ramallah -]

“Lors de mon dernier voyage j’ai souhaité rencontrer des femmes de Qadoura, je leur ai demandé quels étaient les souvenirs ou objets au quels elles tenaient. Dans ce camp de réfugiés où elles ou leurs famille sont installées depuis 1951 par manque de place dans le camp voisin Al Amari  elles ont recréé des intérieurs chaleureux où sont exposés les objets symboliques de leur culture ou de leur quotidien. ” Marie Claude Quignon. Résidence d’avril 2015.

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7 ♦ Échanges entre ici et là-bas,

par skype

[- Eric Larrayadieu photographie les échanges depuis le centre Georges Brassens,
par Skype, entre habitants du camp Qadoura et de la ville de Creil. Juin 2016 -]





 

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8 ♦
Skype : l’ethnographie impossible ?

Volet 1

LORSQUE LE CAMP NE RESSEMBLE PAS
À LA REPRÉSENTATION QUE L’ON S’EN FAIT
 

[- Candide, Surnuméraire ès sciences sociales : Le Collectif La Forge a décidé en 2014 de se lancer dans une troisième investigation sur le thème Habiter, qui s’inspire des travaux en cours sur ce concept à la charnière de l’anthropologie, de la philosophie et de la géographie. Après Habiter un bord de fleuve et Habiter un bord de ville, s’ouvre Habiter un bord de monde, s’appuyant sur les camps de réfugiés palestiniens. Le présent texte s’inscrit ainsi dans le cadre du retour en France après un premier voyage d’étude, mené lors du premier semestre 2015 en Palestine. Il donne la parole aux femmes de ces camps (notamment celui de Qadoura), qui échangent ici par Skype avec un public du centre social Georges Brassens, à Creil, au sud du département de l’Oise, dans la dernière couronne du grand Paris -]

On ne fait pas de l’ethnographie à distance. Cette discipline implique au contraire une observation in situ, voire mieux une immersion dans la vie quotidienne de celles et ceux avec qui l’on partage le vécu, pour mieux l’appréhender et le comprendre. Il faut entendre ce dernier terme dans son sens weberien[1] : non pas adhérer au discours des interlocuteurs, mais se positionner un temps de leur côté, afin de percevoir les logiques qui président à leurs représentations. Pour le dire autrement, la compréhension est ici une manière de s’attacher aux significations que les acteurs sociaux donnent à leurs pratiques, leurs convictions, aux croyances qui les animent, au sens dont ils dotent le monde. Comprendre la manière de voir d’autrui, d’un groupe ou d’une culture profondément étrangère à sa propre socialisation, implique un exercice de rapprochement, dans un premier temps, en tentant de laisser les a priori à la porte, puis de reprendre le large, dans un second temps, en regardant de loin les différences qui nous ont marqués, en les replaçant dans leur contexte d’énonciation.

On comprend alors la proximité qu’exige cette démarche, tout autant que la distance qu’impose l’analyse.

 

UN TERRAIN MINÉ, INCOMPRÉHENSIBLE ET PEU VENDEUR

C’est dire la gageure du pari relevé : écouter une communication entre des personnes qui ne se connaissent pas, au travers d’un de ces « tuyaux » des autoroutes de l’information, pour viser à en rendre compte, en tirer un fil conducteur, certes subjectif, mais ouvrant sur une connaissance que l’on espère objective. Voici, pour résumer, ce que l’on pourrait appeler les biais de la démarche opérée ce jour de juin 2016.

CB_Skype_Brassens
Nous, observateurs à Creil (photo par Candide, le 9 juin 2016)

Un constat un peu sévère, mais qui se trouve être aussi le révélateur de la configuration dans laquelle se trouve aujourd’hui le Collectif La Forge. Si l’on veut faire preuve d’un peu de réflexivité, soit questionner notre propre posture d’observateurs, il convient de reconnaitre une certaine frustration. La raison en est à la fois simple et terriblement contemporaine : La Forge est un groupe d’artistes, épaulé par un écrivain et un socio-anthropologue, dont la cheville ouvrière, dénommé coordinateur, se donne pour mission de fournir les conditions à chacun-e de « faire son miel ». Pour cela, il s’agit de butiner, mais si les fleurs sont nombreuses, souvent luxuriantes, parfois blessées par un automne trop précoce, le champ retenu se trouve surtout très éloigné. Le déplacement du regard est plus aisé à réaliser que celui des corps, et les voyages en Palestine, outre qu’ils sont complexes à organiser et à vivre, nécessitent aussi des moyens dont nous ne disposons pas, à titre personnel.

Le prix à payer pour un chèque en blanc en quelque-sorte, car c’est en somme le faux contrat qui est proposé. La Forge sollicite en effet les financeurs, mais ne s’engage aucunement quant au rendu. Il n’est pas question de fournir des réponses « clés en main », et encore moins de répondre à une commande. La méthode reste invariablement la même : une aspérité chatouille la sensibilité du Collectif, irrite son éthique, jusqu’à parfois provoquer son sens de la justice ; c’est suffisant pour que naisse l’idée d’en faire un nouveau terrain d’expérimentation, à la façon d’une auto-saisine. Une rencontre, des récriminations ou une actualité traitée sur le mode du sensationnel : autant de motifs pour rechercher le suc dissimulé derrière les apparences de l’évidence. Reste à trouver la ruche, le lieu où se poser pour photographier, dessiner, écrire, étudier, sachant qu’il sera question de co-construire avec les habitant-es, sans imposer la « bonne » problématique, celle du financeur ou la nôtre. Se mettre à distance revient à faire un pas de côté, sans se croire en surplomb. Voir différemment n’assure pas de mieux regarder. Aucune vérité à professer, des questions à simplement reposer sous un autre angle. Un programme peu vendeur pour les institutions qui assurent de leurs « largesses » les projets socioculturels. Toute la problématique propre aux desseins qui sortent du cadre, parce que précisément ils remettent en question le cadre établi, ou pourraient en discuter les présupposés. Cette hypothèque, quant à la faisabilité, n’est pas une nouveauté pour le Collectif, mais force est de constater qu’avec la Palestine les enjeux sociaux se redoublent de conjectures diplomatiques. Ce « dossier » peut être utile pour les démonstrations d’humanisme. Il est également régulièrement mobilisé lorsque le Quai d’Orsay a besoin de se rapprocher des pays arabes, mais il peut encore représenter un coût politique exorbitant au regard de la real politique. Être fin diplomate nécessite, certes, un certain talent d’équilibriste. Encore faut-il qu’il y ait un fil au-dessus du gouffre, ce dont on peut parfois douter.

Les camps de réfugiés palestiniens bourdonnent de cette forme d’incongruité dont le XXe siècle nous a hélas habitués. Incroyable ironie de l’histoire : une identité, à la fois religieuse et ethnicisée par la force de l’ostracisme dont elle a été la victime, se pose en occupante d’un territoire qu’on fait mine de penser vide. C’est le commencement d’un nouveau drame, au nom du slogan désormais célèbre : « Un territoire sans peuple, pour un peuple sans territoire ». Le tout en pleine éclosion du principe wilsonnien de l’État-nation. En conséquence, sous le couvert des grandes puissances de l’époque, Royaume-Uni et France, dont les empires coloniaux se partagent alors le Proche-Orient, on offre un espace pour construire un État national… sans nation, pendant qu’en même temps l’on prive de territoire la partie d’une nation qui commençait tout juste à émerger[2], au bénéfice du démantèlement d’une autre puissance coloniale.

Un État sans nation, parce qu’en 1948 Israël est un produit beaucoup plus complexe qu’une nation[3], tel qu’on appréhende cette notion en Europe à l’époque. L’État qui naît de la Seconde Guerre mondiale se veut la terre d’accueil de tous les juifs du monde qui le souhaitent. Mais ces derniers se distinguent déjà entre ashkénazes et séfarades, dont les histoires et les cultures ont suivi des chemins très différents. Ce qui les unit tient dans une religion, bien que cette simplification en deux grands groupes soit déjà une injure à la réalité, autrement plus alambiquée. Les juifs d’Ethiopie en sont un exemple, mais un peu partout le judaïsme a procédé comme la plupart des autres religions, par conversion de tout ou partie des populations rencontrées par les prosélytes. Le récit du peuple unitaire des origines, éparpillé à travers le monde, a vécu[4] et il convient de revenir à des explications historiques plus prosaïques. Non pas une nation donc, mais des peuples, dotés d’une langue représentative, l’hébreu, que cependant tous ne parlent pas.

C’est déjà peu simple, sans que la situation palestinienne le soit davantage. On peut bien remonter aux philistins, qui ont donné leur nom aux palestiniens, la région a pourtant vu son sort assujetti à des forces exogènes qui l’ont modelée. Il n’y a pas besoin de remonter aux croisades et à la fondation des États francs pour s’en convaincre. Plus récemment, c’est la chute de l’empire ottoman, à la suite de la Première Guerre mondiale, qui a offert aux vainqueurs de se partager le secteur en zones de leurs influences. Par ailleurs, les palestiniens ne sont pas tous musulmans, loin s’en faut. Certains sont chrétiens, mais d’une obédience qu’il serait erroné de faire relever des schismes classiques, délimitant les catholiques, les protestants et les orthodoxes. Ils ont certes une langue commune, qu’ils partagent néanmoins avec tous leurs voisins à majorité arabe. Cette présence historique des arabes, justement, ne cesse d’interroger quant à la différenciation entre les palestiniens, les jordaniens, les syriens, sans parler des libanais, petit État composite, né de la mer.

Ajoutons encore du trouble à ce brouillard. Les État-nations européens, dont nous évoquions précédemment la fonction référentielle, sont-ils plus limpides quant à leur généalogie ? La France par exemple, du Pays Basque à l’Alsace, de la Bretagne à la Savoie, en passant par les Flandres et la Franche-Comté, est le produit de plusieurs siècles d’unification, obtenue souvent par la force du glaive et au prix d’arasements culturels, linguistiques, patrimoniaux passés dans l’oubli. La mise en place d’une administration commune, le passage par l’école républicaine obligatoire, ont forgé un grand récit que nous tenons pour histoire, mais sitôt que l’on gratte le vernis, on ne peut que constater l’empilement des couches successives du sous-sol. Il en va ainsi des nations : constructions favorisant l’homogénéité, éludant l’hétérogène.

Pour synthétiser de façon un peu lapidaire : dans ce capharnaüm généralisé, dont nous ne sommes pas exempts (pays occidentaux comme citoyen-nes de ces pays), peu de monde y comprend grand-chose. Comment alors échanger avec des palestiniens, qui font référence à leur identité, quand celle-ci est nécessairement forgée de multiples métaux, si on ne connaît rien de l’alchimie qui fait les peuples ? Il reste le quotidien, avec tous les risques inhérents à l’émotivité sans réflexivité. Heureusement, en ce qui concerne cette expérience, par écrans interposés, il y avait également les palestiniennes, qui nous ont offert l’opportunité de rompre avec certaines images préconçues.

 

« JE NE M’IMAGINAIS PAS AINSI UN “CAMP” »

Commençons par la fin. Alors que le Skype vient de se terminer, un quidam d’ici s’étonne à voix haute et interroge implicitement : le camp ne ressemble pas à la représentation qu’il s’en faisait. On se méprendrait en invoquant l’ignorance ou le misérabilisme déçu. Les mots ont une histoire et drainent avec eux leur cortège imagé. Comme il en fut pour nous-mêmes, au commencement de cette investigation, un camp résonne de toiles de tentes, de promiscuité, de rues mal assurées avec leurs flaques d’eau nauséabondes. C’est l’image du cloaque. Pire, on peut y voir les barbelés de l’internement, la réduction à l’état de mannequins décharnés.

Il faut alors expliquer, préciser les dimensions temporelles, et plus encore, ne pas hésiter à revenir sur nos propres ruptures d’avec ce sens commun, dont même l’affranchi ne se départ jamais totalement. Lorsque les camps ont été constitués, par la location de terrains[5] pour faire place aux réfugiés de 1948, l’ONU a dressé ces signes de l’urgence, établissant de véritables campements. Puis, les premiers parpaings couverts de taules ondulées ont signifié l’entrée dans la durée. C’était il y a maintenant près de 70 ans. Depuis, le camp est devenu une ville. On ne s’installe pas, des générations durant, sous la tente. Le mode de vie des bédouins, par exemple, répond à une logique de déplacement, qui fait du campement un mode d’habitat fonctionnel, bien qu’il soit loin d’être toujours très confortable. Il en va tout autrement pour une population majoritairement issue de villages, vivant de l’agriculture et de l’élevage sédentaire.

Le fait que l’on se soit progressivement organisé n’a rien d’étonnant. Les femmes ont continué à accoucher et ça pouvait difficilement se faire dans des conditions aussi précaires, durablement. Les populations déplacées, bien que dans l’attente d’un retour au village, avaient pour besoin impératif de structurer le camp initial : tracer des rues dignes de ce nom, procéder au ramassage des ordures ménagères, bâtir des équipements collectifs minimaux. L’aide alimentaire de première nécessité, apportée par l’UNRWA[6], suppléait à l’urgence, laissant un peu de disponibilité pour que s’exprime l’initiative.

Nous l’avons quelque-peu oublié, dans nos sociétés de l’abondance, mais placé dans des conditions de survie, l’humain fait rapidement la preuve que des alternatives existent face au manque. Ce que l’on appelle communément le « système D » a fait ses preuves, pendant l’occupation en France même. Se débrouiller devient un mode de vie et l’on jongle avec une certaine dextérité, usant de la récupération pour inventer un art de la seconde vocation, non prévue par les concepteurs du produit ou de l’emballage. Toute chose peut alors se prêter à un usage inattendu.

On aurait également tord de penser que tout cela se serait fait totalement à l’insu de l’occupant. Israël mit en place, très rapidement, des services de renseignement particulièrement efficaces en la matière. On ne fait pas entrer si discrètement des parpaings pour le gros œuvre. Il existe aussi une forme de non-dit, entre les interdits et les autorisations tacites. Selon les périodes et les tensions palpables, le blocus plus ou moins total peut laisser la place à une certaine ouverture. Tout cela se met en forme, bien évidemment, dans la conscience d’un intérêt bien compris : par là, on neutralise régulièrement la bombe que l’on a contribué à se charger en explosif, juste à côté de soi. Il n’y a donc décidément pas du tout à s’étonner que la vie reprenne le dessus, tant bien que mal.

En près de sept décennies, la ville-camp s’est détachée, peu à peu, des stigmates les plus visibles du refuge, pour progressivement ressembler à un faubourg pauvre, comme on peut en trouver, ailleurs, dans les régions où le niveau de vie moyen n’excède pas les signes extérieurs de l’appartenance à la modernité. C’est précisément sur ce point que le bât blesse. Ce qui nous est donné à voir, ce à quoi permet d’accéder le Skype, c’est l’écume bouillonnante de cette mise en visibilité, à commencer par Skype lui-même.

Il a fallu que le public creillois soit étonné pour que le quidam susmentionné sollicite nos hôtes, afin qu’elles nous fassent la visite de l’appartement. L’écran d’ordinateur se promène alors d’une pièce à l’autre, pour laisser découvrir un intérieur propret, décoré. Cette demande était en lien direct avec les attendus représentatifs, invalidés par le salon où se déroulait l’entretien. Nous étions bien en direct avec un camp, où une mère de famille nous accueillait, avec l’une de ses filles et une amie de cette dernière. Mais à défaut de misère, nous observions la fierté. Les deux jeunes femmes étaient maquillées avec soin. L’une d’elle portait des vêtements qui ne l’auraient pas fait dénoter dans le centre-ville de Creil, bien au contraire. Le canapé où elles s’étaient installées ne semblait pas sortir d’un relais Emmaüs, bien que là encore ce soit un a priori d’imaginer des meubles nécessairement dégradés. Les cadres, à l’arrière-plan, ressortaient bien d’un aménagement oriental, mais modulé par la diffusion d’une mode à vocation internationale.

Que faut-il conclure de cette expérience ? À l’évidence, que la méthode permet difficilement d’aller au-delà d’un regard superficiel. On imagine aisément le dilemme des journalistes qui, selon l’angle de vue, ont le choix entre montrer une réalité ou son contraire.

Dans un premier temps donc, restons-en temporairement à cette « découverte », par observateurs interposés, selon laquelle le camp de réfugiés palestiniens n’est pas nécessairement ce à quoi l’on peut s’attendre, ni que les palestiniennes pourraient être réduites à leur rôle de pleureuses, dans lequel on les cantonne parfois. L’exercice suivant consistera à tenter un travail d’objectivation par d’autres éléments, en décryptant ce qui est donné à voir ou à entendre, selon d’autres sources d’information, collectées in situ celles-là. Le contraste n’en sera peut-être que plus explicite.

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[1] Du sociologue Max Weber, initiateur de cette approche.
[2] Cf. Xavier Baron: Les palestiniens. Genèse d’une nation, Paris : Seuil, 2000, édition revue et mise à jour par l’auteur [Le Sycomore, 1984, sous le titre : Les palestiniens. Un peuple], coll. « Points ». On constatera, entre ces deux éditions, la difficulté de retenir une notion, plutôt qu’une autre.
[3] Cf. Sébastien Boussois : Israël confronté à son passé. Essai sur l’influence de la nouvelle histoire, Paris : L’Harmattan, 2008.
[4] Cf. Shlomo Sand : Comment le peuple juif a été inventé, Paris : Fayard, 2008.
[5] Au moyen de baux emphytéotiques, soit 99 années. Avait-on alors conscience que la situation allait durer à ce point ?
[6] The United Nations Relief and Works Agency for Palestine Refugees in the Near East.

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9 ♦
Skype : l’ethnographie impossible ?

Volet 2

 

FAIRE TOMBER QUELQUES A PRIORI 

[- Candide, Surnuméraire ès sciences sociales : Le Collectif La Forge a décidé en 2014 de se lancer dans une troisième investigation sur le thème Habiter, qui s’inspire des travaux en cours sur ce concept à la charnière de l’anthropologie, de la philosophie et de la géographie. Après Habiter un bord de fleuve et Habiter un bord de ville, s’ouvre Habiter un bord de monde, s’appuyant sur les camps de réfugiés palestiniens. Le présent texte s’inscrit ainsi dans le cadre du retour en France après un premier voyage d’étude, mené lors du premier semestre 2015 en Palestine. Il donne la parole aux femmes de ces camps (notamment celui de Qadoura), qui échangent ici par Skype avec un public du centre social Georges Brassens, à Creil, au sud du département de l’Oise, dans la dernière couronne du grand Paris. Dans un premier temps, nous avons tenté de montrer deux choses (volet 1) : il nous faut d’abord faire preuve de réflexivité et replacer cette expérience dans son contexte, à savoir la difficulté d’un terrain à distance. Secundo, on observe, par écrans interposés, le placage de nos a priori sur une réalité qui ne se laisse pas facilement saisir par l’image cadrée d’une scène, celle que montre la webcam. Dans ce deuxième volet, nous nous proposons d’aller un peu plus loin, en informant d’une part la superficie visible (et visibilisée) au moyen du regard décalé, et d’autre part en éclairant ce qui est dit par des données issues du voyage.

 

QADOURA : particularismes d’un camp urbain, soumis à un vide juridique

Le camp de Qadoura tout d’abord, où nos interlocutrices habitent, mérite d’être présenté un peu plus précisément. Si c’est celui qui a été retenu, cela a à voir bien évidemment avec le fait qu’il est jumelé avec la ville de Creil, où se déroulera l’édition 2017 du Printemps palestinien. C’est en effet en utilisant les relais de l’Association de jumelage Palestine-France (AJPF)[1], que le Collectif La Forge a pu ouvrir ce questionnement sur « Habiter un bord de monde ». « Utiliser », soit faire usage de, sans pour autant instrumentaliser, mais en ne dénaturant pas non plus sa propre ligne de conduite.

Qadoura a une première particularité qui le singularise dans l’univers des camps palestiniens : il est situé au cœur de la ville de Ramallah, l’une des principales agglomérations de ce que l’on appelle encore parfois la Cisjordanie, à savoir la Palestine non explicitement intégrée à l’État d’Israël. La situation est complexe, et il faut rappeler que, depuis les accords d’Oslo (résultat d’un processus s’étalant entre 1991 et 1994), la Cisjordanie relève d’une tripartition. Selon que l’on se trouve en zone A, B ou C, le degré d’indépendance varie entre, respectivement A) une administration officiellement dévolue à l’Autorité palestinienne B) un contrôle de l’armée israélienne et C) une colonisation de fait. C’est dire qu’ici, parce que nous nous situons en zone A, la pression israélienne peut être vécue de façon moins oppressive qu’à Bethléem par exemple, le long du mur de séparation. En plus de cette dimension géographique, Ramallah est encore le siège de l’Autorité palestinienne. Sans que l’on puisse parler de capitale, au sens plein du terme, la ville bénéficie d’une certaine marge d’autonomie, très relative néanmoins. Le camp n’est donc pas soumis au même degré de contrainte, comme à Al Arroub, entre Bethléem et Hébron, où l’entrée est surveillée par une tour digne des forteresses médiévales, ce qui n’est pas sans rapport avec l’intense colonisation qui se développe dans la ville d’Hébron même.

Qadoura est actuellement peuplé d’environ 4 500 habitants, représentant quelques 500 familles. La population juvénile, âgée de moins de 18 ans, représente 40% de la démographie. L’installation est née, vers 1951, du constat que le camp d’El Amari n’était plus suffisant pour accueillir tous les réfugiés du secteur, auxquels sont venus ensuite s’ajouter, après 1967, de nouveaux venus, chassés à leur tour par la Guerre des Six jours.

Cette histoire n’est pas sans conséquences sur la structuration de Qadoura, où l’UNRWA ne s’est jamais implantée physiquement, considérant le camp comme une annexe. Le terrain a donc été loué pendant une vingtaine d’années par l’organisme des Nations-unies, laissant ensuite perdurer un vide juridique quant au statut de cet espace. Cette situation provoque de multiples litiges pour les familles qui ont pu acheter ou louer sur Qadoura. Ce qui est évident, en revanche, c’est que les obligations confiées à l’UNRWA y sont exercées avec parcimonie. Pour exemple, nos interlocutrices expliquent que la scolarisation de leurs enfants exige de gros sacrifices financiers, car contrairement une idée reçue, les écoles gratuites de l’ONU ne sont pas en mesure de recevoir toute la population scolaire. Cette situation s’aggrave d’ailleurs d’année en année, du fait de la réduction des crédits accordés à l’UNRWA, une institution qui permettait aux réfugiés de ne pas dépendre totalement du bon-vouloir israélien, lequel voit d’un  mauvais œil la présence de cet « observateur ».

 

LA RELIGION : un foulard protéiforme, une prescription négociée

La première question posée l’est de mon fait. Elle était destinée à lancer le débat qui tardait à démarrer. Nous sommes donc en présence d’une mère de famille qui nous reçoit dans son salon, entourée d’une de ses filles, Ayah, et de l’une de ses amies, ensuite rejointes par d’autres. La fille de notre hôte porte un foulard, qui lui couvre les cheveux de façon fort élégante, alors que son amie n’en porte pas. Les deux jeunes filles sont maquillées, comme nous l’avons relevé dans le premier volet de ce texte et elles sont toutes deux vêtues à l’occidental, pour faire vite.

 

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Nos hôtesses de Qadoura (photo par Candide, le 9 juin 2016)

Je tente d’expliciter mon propos à la traductrice : le débat fait rage en France quant au foulard de l’Islam et nous constatons ici deux attitudes à son égard. La réponse prend un détour intéressant, qui permet de prendre de la hauteur avec l’idée selon laquelle la « communauté » imposerait ses prescriptions. Il nous est ainsi expliqué que les femmes palestiniennes sont des battantes, qu’elles travaillent pour certaines, s’investissent dans les études pour les plus jeunes. Le foulard n’est pas ici un handicap pour s’insérer dans la vie sociale, et si la religion commande le couvrement des cheveux pour les filles pubères, son exécution est parfois laissée à leur libre appréciation. Tout dépend des familles et de l’importance accordée par elles à la stricte observation d’une certaine interprétation de la prescription religieuse.

Le sociologue est renvoyé à ses chères études. Contrairement à l’opposition idéale-typique entre la forme sociétale et son complémentaire communautaire[2], les organisations sociales réelles sont bien évidemment plus complexes. Il ne s’agit pas simplement de penser à un possible syncrétisme, une altération du type idéal communautaire par l’effet du contact avec des formes sociétales, mais plus profondément cela nous oblige à interroger le niveau de conformité des réalités à leurs théorisations. Comme tout symbole, le foulard est lui aussi tributaire d’une histoire, où la variété des configurations culturelles a introduit de la diversité.

L’arrivée d’un nouveau groupe permet encore de mesurer que cette histoire collective se double d’une chronologie individuelle. Il s’agit d’une autre mère de famille, amie avec la première, plus jeune qu’elle, qui revêt également le foulard. Mais c’est récent pour ce qui la concerne : elle a décidé de le porter à la suite d’un pèlerinage à La Mecque, il y a deux ans seulement. Âgée d’une quarantaine d’années, elle a disposé d’une certaine latitude, jusque là, pour faire ce choix, après une longue période où une autre option avait dominé la manière de vivre la religion. Autrement dit, l’étude du foulard doit aussi faire l’objet d’une analyse en termes de « carrière »[3], avec ses étapes, sans linéarité impérative. Un certain pragmatisme méthodologique doit aussi présider pour saisir le sens du geste qui consiste à adopter tel ou tel symbole Si l’on constate en Palestine, notamment dans les milieux populaires, une accentuation du recours à la foi, le mouvement n’est ni unanime, ni encore contradictoire, comme par nécessité, avec le mouvement contraire. Une grille de lecture sociologique permet de dresser quelques grandes lignes explicatives, mais elle doit aussi être replacée dans toute la diversité des expériences individuelles. L’observation ethnographique ouvre, quant à elle, la voie à des manières très différenciées de porter le foulard : du respect de l’obédience islamique qui le prescrit, aux façons d’intégrer une mode faite de coquetterie, en passant par le rôle parfois protecteur d’une image de soi ainsi donnée.

 

LA MISÈRE N’EST PAS TOUJOURS LÀ OÙ ON L’ATTEND

Jean-Claude Passeron et Claude Grignon[4] avaient lancé cet avertissement à leurs collègues sociologues, les intellectuels entretiennent parfois des relations ambiguës avec le dit « peuple » : entre misérabilisme et populisme. La première attitude consiste à insister sur la misère que provoquent les phénomènes de domination, sans toujours percevoir les mouvements de résistance et de refus d’enfermement dans une logique d’acceptation. Ce faisant, les auteurs discutaient la notion de violence symbolique, introduite par Pierre Bourdieu, pour qui les dominés ont en quelque-sorte incorporé l’idée de leur illégitimité sociale. La seconde attitude procède de la glorification des pratiques culturelles populaires, sans suffisamment tenir compte du fait qu’elles sont aussi dominées dans le champ de la culture légitime. Ce débat touche de près les sujets investis par un collectif comme La Forge et nous ne pouvons pas en faire l’économie.

Faire preuve de misérabilisme, ce serait, par exemple, ne vouloir voir que la pauvreté des rues défoncées, des appartements dont l’esthétique masque une maçonnerie faite de bric et de broc, mais encore la pauvreté des loisirs et des activités culturelles, les humiliations vécues avec régularité, le tout sans tenir compte des ingéniosités du quotidien, des ruses déployées à l’égard de la domination. A contrario, une vision populiste valoriserait ces inventions sans moyens, comme les danses traditionnelles que pratiquent ces jeunes filles et qui sont autant d’affirmations résistantes de la culture palestinienne, en oubliant qu’il s’agit aussi d’un pis-aller, faute de pouvoir s’engager dans des actions culturelles qui ne seraient pas également des modes de défense.

Le chemin est étroit, les risques de glissade dans l’une ou l’autre de ces impasses nombreuses ; il convient de multiplier les angles pour fournir une vision élargie, en acceptant les contradictions par rapport à nos schémas préétablis.

On annonce ainsi près de 80% de chômeurs au sein de la population active de Qadoura, sans que l’on sache bien si la statistique y soit complètement fiable. Toujours est-il que la proportion des sous-employés doit s’y révéler extrêmement forte. Face à cette situation, on « bricole », parfois dans une économie qui n’a de « grise » que l’obligation de contourner les interdits. Surtout, notamment pour les jeunes femmes, on s’instruit. Les filles de notre hôte sont ainsi toutes inscrites dans des cursus scolaires longs, voire universitaires. Celle qui est présente, ce jour, termine sa troisième année de licence, en littérature française et son phrasé en témoigne. Contrairement à la situation française, où le hiatus entre le niveau de formation atteint et l’emploi auquel on peut prétendre est vécu sur le mode du déclassement culturel, en Palestine, l’enseignement supérieur est une ouverture sur l’extérieur, bien que le hiatus y perdure tout autant.

On pourrait penser que nos interlocutrices s’en sortent plutôt bien, en comparaison avec d’autres situations observées sur place. Ce constat serait incomplet si on n’évoquait pas le prix consenti pour ce relatif confort. L’échappatoire se paye par un éloignement de l’époux. Ce dernier a migré vers les USA depuis dix-huit années, après un passage par les Émirats du Golfe Persique. Ce sont les revenus qu’il fait parvenir à sa famille qui permettent à celle-ci d’assurer le financement des études des cinq filles. Quant au fils unique, il est expatrié en Europe du Nord, dans un projet de vie durable si l’on en croit son mariage en Scandinavie.

Un sacrifice pour assurer ce niveau de vie ? Vraisemblablement, bien que le niveau en question soit à nuancer. Sur la dimension loisirs, par exemple, les jeunes femmes affirment en disposer largement, mais sitôt entrées dans le détail elles précisent qu’après l’université elles partent travailler. Il s’agit en réalité de « petits boulots » dans la restauration, dont elles sortent en soirée, alors que la plupart des commerces sont fermés. Il reste alors le salon de thé et les petits parcs pour les enfants, où elles se retrouvent. Il n’est pas question de sortir tardivement entre filles et moins encore avec des garçons de leur âge, la mixité ne concernant que l’université. L’ouverture vers un extérieur matérialisé s’exprime surtout en direction de la grande ville, comme Jérusalem, mais pour ce faire il faut obtenir un laissez-passer des autorités israéliennes. Le précieux document reste fort rare et l’une des jeunes filles l’arbore comme un trophée devant la webcam. Ne parlons pas de se rendre à l’étranger : l’aéroport Ben Gourion, à Tel-Aviv, est proscrit ; il faut passer par la Jordanie, au terme de plus de deux heures de route. D’ailleurs, même la proximité est complexe d’accès : les deux mères de famille ne se sont rendues qu’une seule fois dans le village natal de leurs parents, abandonné pendant la guerre. Pour leurs filles il convient de recourir à l’imaginaire.

Il y a encore ces thèmes insondables pour nos esprits habitués à un climat de relative liberté. Souhaiteraient-elles, par exemple, quitter leur statut de réfugiées et se fondre dans le reste de la société palestinienne, ce qui impliquerait la dissolution des camps, en tant que camps. Bien évidemment ce serait, pour les familles les plus pauvres, renoncer aux missions que l’UNRAW continue à assurer sur le plan culturel, social et scolaire, mais leur réponse se pose sur un autre aspect : « Nous sommes chez nous ! » Pourquoi alors accepter une annexion que le droit international conteste ? C’est ce qui explique la référence au village d’origine, même s’il reste largement inconnu. D’ailleurs, on constate que la transmission du chant villageois n’a pas toujours été réalisé par les ascendantes, et c’est un autre chant (« Où est Ramallah ? ») qui nous est fredonné.

De la même façon, le discours que ces femmes émettent, quant au rôle actif du féminin dans le contexte contemporain de la Palestine, laisserait penser à une forme de féminisme, mais le terme rencontre l’incompréhension[5]. Elles ne sont « que des femmes » et ne s’estiment pas en mesure de changer la situation, bien qu’elles attestent de la présence de femmes dans les instances de décision palestiniennes. C’est une question qui concerne la politique internationale, de leur point de vue, car elles insistent sur le fait que les tensions contemporaines entre juifs et palestiniens n’ont pas toujours existées.

Ces femmes relèvent-elles de ce que l’on appellerait, en sociologie, les classes moyennes ? Cette classification connaît des limites quand on l’applique à des contextes forts différents de celui pour lequel elle a été bâtie. Un élément intégratif exerce probablement un rôle déterminant : ces deux mères de famille ont adhéré à une association de femmes. À une douzaine, elles se rassemblent régulièrement pour fêter les évènements heureux ou dramatiques. En permettant l’échange entre elles, il s’agirait de savoir si ce regroupement féminin joue comme un incubateur d’initiatives, facilitant l’ouverture et la promotion sociale.

Ce sera l’objectif d’une prochaine séance par Skype, si cela s’avère possible. L’ethnographie par internet n’en reste pas moins une gageure, cependant qu’avec moult précautions on peut en espérer quelques résultats prometteurs.

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[1] Et en s’appuyant sur la sollicitude de son président, Fernand Tuil, aujourd’hui disparu en laissant un grand vide. Il aura, en effet, marqué de sa grande volonté la forme que prirent les liens palestino-français dans les communes jumelées avec des camps.
[2] Cf. Ferdinand Tonnïes : Communauté et société, 1887.
[3] Voir Howard Becker pour cette notion de carrière.
[4] In Le savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris : Seuil, 1989.
[5] Il faut ici mentionner qu’une traduction reste un très fort handicap pour non seulement se faire comprendre, mais pour encore appréhender la finesse des réponses apportées. Il n’est pas certain que nous nous soyons toujours bien compris entre Creil et le camp de Qadoura.

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10 ♦
Living-rooms

[- Résidence de l’été, camp de Qadoura, Ramallah, Olivia Gay :
espace intérieur de camps de réfugiés, Qadoura, Aïda -]




Dans le contexte de la recherche collective sur la question de « Habiter, un bord de monde » et la place des réfugiés palestiniens avec les membres du groupe La Forge, nous sommes partis à la rencontre de la Palestine, et plus spécifiquement de la vie à l’intérieur de deux camps : Aïda (Bethléem, et Quadoura, Ramallah). Chacun est entré, à sa manière, en communication avec les habitants de ces lieux. 

La question des réfugiées palestiniennes faisait sens dans la continuité de mes recherches sur l’image des femmes à l’intérieur d’espaces restreints, fermés, ou sous surveillance. 

Je n’avais pas de représentation de la vie quotidienne d’une femme palestinienne ; son mode de vie, ses goûts, son environnement, ses aspirations, ses problématiques, ses circulations…aucune image. Mon désir est né de ce manque, d’un vide d’image, et d’une envie de voir et de comprendre ces vies et d’entrer en relation avec elles. 

A Quadoura et à Aïda, j’ai photographié entre les couches successives des voilages, rideaux et matières fluides qui ornent l’intérieur des maisons et le visage des femmes. Un univers recouvert de drapés, de tissus ; à l’intérieur, dans ces salons soigneusement agencés pour accueillir et recevoir l’autre, dans lesquels la fenêtre sur extérieur demeure souvent invisible, recouvert de plusieurs couches de voilages ou drapés, cachant l’extérieur. 

Sur les canapés de ces salons, j’ai étalé les photographies de famille confiées par les personnes rencontrées : sœurs, mères, grands-mères affichant des visages souriants, libres, découverts. 

J’ai filmé et photographié ces mises en scène et en beauté de l’espace intérieur ; leur manière de poétiser l’espace quotidien pour que n’entre pas le conflit.

Je suis restée avec elles, à l’intérieur de ces camps, dans l’étroitesse des maisons et le confort, ou l’inconfort, des textiles.

Une Palestine feutrée, emmitouflée, cachée.

Olivia Gay

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11 ♦
Une journée ordinaire

[- Marie-Claude Quignon avec Ayah Ghaben :

des enfants, d’ici, Creil, et de là-bas, Qadoura, dessinent, peignent -] 

Creil – Qadura

Déplacements d’une journée ordinaire :

Action menée en parallèle, ici, avec l’école Descartes de Creil et là-bas avec un groupe d’enfants de Qadoura



 

Depuis du 10 janvier 2017, dans le cadre d’un CLEA – Contrat Local d’Education Artistique, d’une durée de 20h, dans l’École élémentaire René Descartes de Creil, avec la classes de Mesdames Fadila Ouadah et Aurore Boucly Lesage.

Les enfants travaillent avec l’artiste plasticienne, Marie-Claude Quignon de La Forge pour expérimenter à travers les arts plastiques la notion de “déplacement”, de la chambre, de la maison vers l’école et retour ? Ils croisent leurs regards avec ceux d’autres enfants du monde : des enfants du camp de réfugiés palestiniens de Qadoura (camp jumelé avec la ville de Creil).  Des échanges avec “l’inconnu” pour développer la curiosité pour l’autre, pour l’Art.

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Les enfants de Qadoura sont Amro, Rama, Tala, Kanzi et Hadi avec Ayah Ghaben :

 




 

Les travaux des enfants de l’école Descartes seront rassemblés dans un livre géant au côté de celui des enfants de Qadoura qui ont répondu à la même consigne.

Cette démarche se décline en parallèle avec d’autres “Regards croisés” ceux des lycéens l’Option cinéma du lycée Jules Uhry à Creil, qui depuis l’année précédente échangent avec des jeunes du Centre social de jeunesse de Qadoura. Ces “Regards croisés” cinéma se poursuivent cette année.

Ces démarches seront mises en relation avec d’autres expériences “Habiter” de La Forge et présentées dans le “Printemps palestinien” de Creil, autour des 31 mars et 1er avril 2017, à la Faïencerie et ailleurs.

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12 ♦
JOURNAL

[- Résidence de l’été 2016, camp de Qadoura, Ramallah, Denis Lachaud -]

Mercredi 06/07/16

J’atterris à l’aéroport Ben Gourion à 13h. Je retrouve avec plaisir le choc de cette première bouffée de chaleur en quittant l’ambiance climatisée de l’aéroport, à l’arrivée dans un pays sub-tropical. 

Je monte dans un taxi collectif. Il me dépose à Jérusalem Est, à la porte de Damas. J’erre un peu à la recherche de mon arrêt de bus. Les passants me viennent en aide. Un vendeur arabe de fruits et légumes m’oriente vers la station, à quelques minutes de marche. Plus tard, alors que j’attends mon bus, un homme me fait signe d’un autre arrêt. 

– Le 218 qui ne circule pas aujourd’hui, c’est l’Aïd. Monte dans ce bus, derrière moi.

Il m’oriente vers le 274 qui s’arrête au check point de Kalandya. C’est le seul bus à circuler aujourd’hui en direction de Ramallah.

Je passe le check point sans encombre ; me voilà à nouveau sur le chemin rythmé par les tourniquets en fer, que j’avais découvert en 2009. Dans ce sens-là, c’est simple, pas de contrôle. Aucun soldat israélien ne se soucie de votre entrée en Cis-Jordanie. Dans l’autre sens, c’est une autre histoire.

Je prends un taxi, il ne parle pas anglais et moi, à peine trois mots d’arabe. Je lui demande de me conduire jusqu’à la place Yasser Arafat. Il m’emmène jusqu’à son tombeau… On finit par s’entendre. 

Je retrouve un peu plus tard Omar et Khaled à l’auberge de jeunesse où je loge. Ils m’invitent chez Omar où je rencontre toute sa famille. Omar habite près de l’entrée du camp de réfugiés de Qaddoura. Il nous sert une assiette de Mansaf, le repas de l’Aïd, un plat traditionnel d’origine jordanienne à base de viande, de riz, de graines et de yaourt. Excellent réconfort après ce long voyage. 

Khaled est mon interprète. Enfant, il a vécu au Etats-Unis plusieurs années. 

Il  en a gardé un anglais parfait.

Omar et Mimi, sa femme, m’emmènent ensuite boire le thé chez Hekmat, la mère de Mimi et de Lulwa qui vit désormais à Paris.

La discussion s’engage. Hekmat me demande ce que je compte faire, comment je conçois mon travail ici. Je lui explique que je n’arrive jamais avec une idée trop précise, que je souhaite laisser la place à l’imprévu. Je précise quand-même avoir l’intention de m’intéresser à l’habitat dans les camps de réfugiés, en particulier à Qaddoura.

Je demande à Hekmat si elle est d’accord pour que nous nous entretenions. Nous prenons rendez-vous vendredi soir.

Je rentre me reposer à l’auberge. Je suis entouré de Néerlandais et de Danois qui pourraient être mes enfants. L’Hostel in Ramallah est un lieu alternatif très sympathique. Des matelas sont installés sur le toit, au milieu de plantes qui poussent dans des sacs de pommes de terre cousus en bacs dans des palettes de récupération.

Dans ma chambre, nous sommes huit. Sept jeunes femmes originaires d’Amsterdam et un Parisien vieillissant. Nous dormons dans des lits superposés. Je suis en bas., près de la fenêtre.

Me voilà installé à Ramallah, à deux pas du camp de Qadoura.

J’écris en écoutant chanter le muezzin.

Jeudi 07/07/16

La vie commerciale de Ramallah reprend lentement ce matin après vingt-quatre heures de pause pour célébrer l’Aïd. Je me promène au hasard des rues du quartier. A onze heures, je retrouve Mohamed, un ami d’Omar et Khaled. Il m’emmène visiter Qaddoura. Nous marchons entre les maisons, dans les passages étroits qui permettent tout juste de circuler à pied. Nous progressons de front quand c’est possible, l’un derrière l’autre quand l’allée rétrécit. Qaddoura compte environ trois mille habitants, m’explique Mohamed. La terre sur laquelle s’est établi le camp appartient à Youssef Qaddoura. A l’époque de la première intifada (fin des années 80), M. Qaddoura a réclamé son terrain. Il a jugé que les constructions en dur dénotaient un quartier qui n’avait plus rien d’un camp ; il se considérait donc en droit d’exiger la restitution de son terrain. Yasser Arafat est intervenu pour lui signifier son refus catégorique.

Qaddoura n’est pas un camp géré par l’UNRWA, contrairement à Al-Am’ari ou Jelazun, par exemple. Les camps gérés par l’UNRWA sont implantés sur des terrains loués par l’organisation internationale pour une durée de cent ans. A Qaddoura, on s’est  installé là, en arrivant après avoir fui ou avoir été chassé, parce qu’il n’y avait plus de place ailleurs, dans les autre camps.

Nous longeons un immeuble dont se dégage une forte odeur, Mohamed désigne un balcon sur lequel vivent des chèvres. 

Au sud de Qaddoura, nous entrons dans le Palestine Medical Complex, établissement gouvernemental qui existait déjà avant 1948, même si à l’époque il ne comptait qu’un seul bâtiment. Les soins y sont beaucoup plus abordables que dans le privé. Les habitants de Qaddoura peuvent aussi, en tant que réfugiés, bénéficier des soins gratuits dispensés par l’UNRWA à Al-Am’ari. Mais il y a beaucoup de monde, une longue attente. Dans la cour du complexe médical, nous dépassons l’endroit où onze hommes et deux femmes ont été tués par l’armée israélienne lors de la seconde intifada (premières années du XXIe siècle). Les corps sont enterrés là, sous le mémorial, m’explique Mohamed. 

Nous montons au sommet d’un immeuble en construction pour avoir une vue d’ensemble du camp. A l’ouest s’étend l’école secondaire de Ramallah, gérée par le gouvernement. On y étudie jusqu’à l’âge de dix-huit ans. Après il faut aller à l’université. L’année scolaire coûte quarante shekels (moins de dix euros). Dans le privé, c’est dix mille shekels l’année. A l’inverse, dans une école gérée par l’UNRWA, l’année coûte cinq shekels (un peu plus d’un euro). Juste devant l’école, le parc Youssef Qaddoura a été financé, cette fois-ci, par la municipalité. A l’est, le camp est dominé par une colline sur laquelle s’étale une implantation israélienne.

A Qaddoura, on peut voir plusieurs chantiers de construction d’immeubles. Certains sur des sites où il n’y avait rien auparavant, me dit Mohamed, et d’autres là où des maisons ont disparu après que leurs propriétaires ont racheté leur terrain à Y. Qaddoura et l’ont revendu à un promoteur leur proposant une maison très agréable ailleurs dans Ramallah et un chèque conséquent pour partir s’y installer. Ainsi longeons-nous dans le camp un énorme trou d’une vingtaine de mètres de profondeur. Mohamed pense qu’un haut building commercial va être construit sur cet emplacement. Très peu de gens ont suffisamment d’argent à Qaddoura pour être dans la position de racheter leur terrain au propriétaire historique. Nous longeons aussi quelques espaces vides. Mohamed ne sait pas s’il appartiennent à M. Qaddoura ou à un propriétaire qui l’aurait racheté. C’est surprenant de tomber soudain sur un terrain vague où s’entassent quelques palettes abandonnées, alors que la concentration de maisons dans le camp est si dense et que l’accroissement de la population oblige souvent a ajouter des étages aux maisons existantes.

Au coin d’une rue, nous rencontrons les visages des martyrs de Qaddoura, peints en fresque sur le mur. Certains sont tombés pendant la première intifada, les autres pendant la deuxième. Sous cette fresque, un photographe italien a été tué par un char israélien, en pleine deuxième intifada.

Mohamed me propose de boire quelque chose, il m’achète une bouteille d’eau. Lui ne boira pas, il jeûnera encore six jours après la fin du ramadan. Il tente de m’expliquer pourquoi mais n’y parvient pas en anglais. C’est mieux, dis-je pour lui venir en aide. Voilà. C’est mieux.

Mohamed travaille dans l’informatique. Il a été impliqué dans l’USAID project. Mais le projet est arrivé à son terme. Il travaille désormais pour une entreprise privée. Les projets américains durent quelques années. Ensuite, il faut attendre deux ou trois ans la mise en place du projet suivant. Mohamed a toujours vécu à Qaddoura. Peut-être devra-t-il en partir quand il se mariera. Mais s’il  trouve un appartement à louer dans le camp, il préférera rester. 

Il a un peu voyagé (il était à Paris il y a deux semaines). Il a passé six mois aux Etats-Unis, en formation dans le domaine informatique. Où qu’il aille, il a besoin d’un visa. Sauf pour la Jordanie. La Jordanie est le seul pays où il peut se rendre quand bon lui semble.

Mohamed m’emmène au musée consacré à Mahmoud Darwich puis sur la tombe de Yasser Arafat, mort le 11/11/2004. Son tombeau, m’explique-t-il, mesure onze mètres sur onze ; il a été construit avec 2004 pierres.

Nous traversons ensuite Al-Bireh pour nous rendre au camp de Jelazun, un camp géré par l’UNRWA, beaucoup plus grand que Qaddoura, abritant dix-huit mille habitants. Les rues sont étroites, mais on peut circuler en voiture. Par contre, bien que les ruelles en terre battue soient à double sens, il est parfois impossible de se croiser. L’un des deux chauffeurs se dévoue pour la marche arrière… 

La vie est dure ici, me dit Mohamed. Il n’y a pas de travail.

Contrairement à Qaddoura, Jelazun est très excentré. Pour venir, nous avons longé une portion toute neuve du mur de séparation. C’est la première fois que Mohamed peut emprunter cette route depuis plus de six mois. Derrière le mur s’étend l’implantation de Beitin. 

Il y a constamment des problèmes ici, me dit Mohamed.

16H30. Mohamed, accompagné d’un ami qui ne parle pas anglais, m’emmène visiter la vieille ville. En chemin, il me conduit vers l’endroit « qui fait les meilleurs shawarmas de la ville ». Nous entrons dans une petite échoppe, et qui trouvé-je derrière le comptoir, suant dans la chaleur de la rôtissoire ? Omar, que j’ai rencontré il y a quelques mois à Creil…

Omar n’est pas seulement responsable du comité populaire du camp de Qaddoura et impliqué dans le fonctionnement du centre pour les jeunes, il travaille aussi dans une échoppe de vente de nourriture à emporter. 

Ben entendu, il m’offre le shawarma qu’il a préparé avec son collègue. Depuis que je suis arrivé, tout le monde m’offre à boire, à manger. Je suis un invité.

Je mange en marchant, ce que d’ordinaire j’adore faire. Aujourd’hui je suis gêné de me nourrir en déambulant avec quelqu’un qui jeûne. Mohamed m’assure que cela ne pose aucun problème. 

La vieille ville de Ramallah est assez petite. L’architecture des plus anciennes maisons et le matériau utilisé rappellent les bâtisses en pierre blanche de Jérusalem. La vieille ville, c’est ce qui constituait Ramallah avant la Naqba, m’explique Mohamed. La ville actuelle s’est développée autour en quarante-huit, quand tous les Palestiniens sont venus, chassés de leur ville ou de leur village à la création d’Israël.

Les plus riches ont pu s’installer quelque part, sur une des collines et construire leur maison. Les plus pauvres ont rempli les camps de réfugiés. 

En général, me précise Mohamed, quand un réfugié commence à gagner assez d’argent, il quitte  Qaddoura pour s’installer dans un quartier de Ramallah. Mais cela ne doit pas être si courant. Le mètre carré est tellement cher…

Ce soir, Khaled me propose de m’emmener dans un bar pour voir le match France-Allemagne, la demi-finale de l’Euro de foot. A 21h, nous nous installons près des téléviseurs dans un grand café rempli d’hommes de tous âges qui discutent en fumant la shisha. Nous sommes quatre autour de la table : Khaled, deux de ses amis et moi. L’un des deux inconnus parle anglais. Il est étudiant en médecine, il finit sa troisième année. Il a encore trois ans pour décider de la spécialisation qu’il souhaite choisir. Alors il faudra partir. Angleterre ? Allemagne ? Etats-Unis ? Il ne sait pas encore. Impossible de suivre une spécialisation à Ramallah. 

La demi-finale commence à 22h, décalage horaire oblige. A la télévision, le commentateur tunisien pousse de petits cris dès que le ballon approche d’une des deux cages. Je regarde les images en fumant la shisha, pour la première fois. Khaled m’a conseillé le tabac parfumé à la pomme. C’est très étonnant pour moi de regarder un match de football dans cette ambiance 100% masculine, au milieu des vapeurs de shisha. Je me retiens de poser des questions sur l’intérêt des femmes palestiniennes pour le football. Je ne demande pas si elles regardent à la maison. C’est si compliqué de vraiment discuter de ce sujet sans être campé (ou avoir l’air d’être campé) au milieu du paradigme occidental et de son sentiment d’universalité, de supériorité sur toute autre vision du monde. Je rencontre Hekmat demain soir et ce sera probablement plus simple pour moi de sentir quand la discussion me permet de poser quelques questions sur la façon que peuvent avoir les femmes de construire leur place dans la vie publique palestinienne.

Vendredi 08/07/16

Je suis installé à Ramallah dans une auberge de jeunesse, entouré de jeunes européens étudiants qui découvrent le monde et les questions qu’il pose. Ce matin, les Néerlandais-es se préparent pour la manifestation qui a lieu chaque vendredi depuis onze ans à Bil’in pour protester contre l’occupation israélienne. Je ne les accompagne pas car je ne souhaite pas consacrer mon temps à vérifier ce que je sais déjà. La presse internationale couvre régulièrement cette manifestation. 

Je me promène seul. Je cherche les traces de l’histoire dans les rues de la vieille ville et bien entendu, rien ne saute aux yeux. Ramallah n’est pas une ville où on survit mais une capitale où on vit. Depuis deux jours je pense souvent à Berlin, que j’ai découvert en 1984. J’avais vingt ans, j’étudiais l’allemand à Paris IV, j’étais parti passer un semestre à l’université de Mannheim en RFA et dans ce cadre, j’avais séjourné une semaine à Berlin-ouest. Ce cours séjour a marqué mon entrée dans une relation incarnée avec l’Histoire, mon époque, l’absurdité du monde bipolaire dans lequel je vivais. Jusqu’à ce jour-là, je connaissais la situation mais je n’étais pas réellement connecté à ces informations abstraites. A Berlin-ouest en 1984, on ne survivait pas, on vivait paisiblement ; chaque visiteur pouvait le constater, s’en imprégner. Puis en se promenant, il tombait soudain sur le mur qui venait lui rappeler brutalement le statut particulier de la ville. Deux rues plus loin, aucune trace palpable de la guerre froide entre l’est et l’ouest. Juste la vie. 

Hier j’ai roulé dans Ramallah avec Mohamed et nous nous sommes soudain trouvés face au mur, ce mur en perpétuelle extension. Cent mètres plus tôt, j’étais simplement en promenade dans une ville arabe du proche orient ; ville colorée, vivante, baignée à horaires réguliers dans le chant du muezzin.

Qaddoura, vu du dernier étage d’un building, n’est quasiment pas identifiable.. Il faut marcher à l’intérieur du camp pour percevoir le statut particulier du lieu. La Zoukka (allée) qui sépare les maisons est bien trop étroite pour être qualifiée de rue. Marchez dans Qaddoura et vous saurez que l’espace est un problème crucial. Il n’y a pas de place, pas un mètre carré à perdre. Restez dans la rue principale et vous ne verrez rien, ne percevrez rien de ce qu’est le camp ; vous serez simplement entouré de maisons de trois ou quatre étages, vous serez dépassé par des voitures qui circulent et se croisent sans problème. Comme ailleurs. Un quartier plutôt pauvre, voilà tout. Restez dans la rue principale et vous n’identifierez rien d’inhabituel car curieusement, il y a des espaces inoccupés faisant obstacle au sentiment d’étouffement qui gagne, dès qu’on entre dans l’entrelacs des allées. 

Même chose à Jelazun. Une fois passé sous le porche qui marque l’entrée du camp, vous avez juste le sentiment d’avoir mis les pieds dans un quartier défavorisé, un bord de ville comme on les connaît, à la Forge. Jelazun est d’ailleurs situé en bord de ville, à quelques dizaines de mètres d’une implantation israélienne, sur la route longée par cette nouvelle extension du mur que j’ai découverte en même temps que Mohamed. Mais plus vous vous enfoncez dans le camp géré par l’UNRWA, plus les rues sont étroites, moins elles sont asphaltées, plus l’air est poussiéreux, plus la pauvreté est prégnante. 

Comme dans les bords de ville du monde entier, chacun vit sa vie à Qaddoura ou à Jelazun. Une vie plus dure que sur les collines riches de Ramallah, mais une vie à part entière.

16h. Mohamed m’emmène à Qadoura pour un entretien avec une vieille dame qui a accepté de me rencontrer. Nous montons dans un immeuble assez récent, Mohamed frappe à la porte et c’est Alaa, rencontrée à Creil avec Omar, qui ouvre. La vieille dame est en fait sa grand-mère mais comme elle est souffrante, je ne la verrai pas. L’autre grand-mère d’Alaa est présente, mais très réservée ; elle préfère ne pas répondre à mes questions. Elle vit en Jordanie. Ça a été un long travail pour la famille d’Alaa d’obtenir des autorités israéliennes la permission de la faire venir. Elle a le droit de séjourner trois mois à Ramallah dans sa famille. 

Nous sommes accueillis par la mère et la tante d’Alaa qui ont préparé un repas, la table est prête. J’ai déjeuné en ville un peu plus tôt, n’étant pas au courant de ce repas en gestation. Je vais donc manger à nouveau, c’est l’aventure au quotidien, il faut être prêt à tout…

Alaa m’invite à passer à table. Mohamed, qui poursuit son jeûne, reste en retrait dans un des canapés où nous sommes installés en arrivant. Peu à peu la table se remplit et je suis bientôt entouré de huit femmes : Alaa et Ayah, leur grand-mère, leur mère, leur tante, une autre sœur, ainsi que deux cousines qui vivent aux Emirats Arabes Unis et sont venues pour les vacances. La complexité de la situation palestinienne apparaît ici de façon criante. Les habits que portent les huit femmes dénotent des environnements culturels forts différents dans lesquels elles vivent. Hekmat, à qui je raconterai le déjeuner plus tard, me dira qu’il y a une grande variété de cultures dans le monde arabe, ce qui complexifie la cohésion dans la communauté palestinienne, réfugiée un peu partout. Cette diversité de coutumes crée souvent des conflits dans les familles quand elles se réunissent, tous membres confondus, des plus traditionnels aux plus occidentalisés.

Alaa, à laquelle je pose des questions sur l’immeuble dans lequel nous nous trouvons, m’explique que la parcelle de terre a été achetée par son grand-père. Elle m’emmène sur un balcon et me montre l’organisation architecturale. Il y a trois immeubles en un. Celui de ses parents, celui de la famille de son oncle, et celui qui appartient à sa grand-mère. L’immeuble dans lequel nous nous trouvons, était au départ, une maison de plain pied.. En 1984, un premier étage a été construit et en 1986, trois étages supplémentaires. Alaa m’explique aussi que les maisons construites par les habitants de Qaddoura sur le terrain appartenant à Youssef Qaddoura appartiennent à ce dernier, mais il ne peut pas les reprendre à ses occupants.

Le déjeuner se déroule dans une ambiance très paisible. J’apprends que les femmes palestiniennes âgées de plus de cinquante ans sont autorisées à se rendre à Jérusalem (et donc partout en Israël) sans permis particulier. Ainsi, accompagnée par une équipe de télévision locale, la grand-mère a pu retourner à Lifta, son village, dont une grande partie reste inoccupée et tombe peu à peu en ruines. Elle garde précieusement la clé qui ouvre la porte de sa maison. 

Pour les hommes, c’est différent. Ils doivent demander une autorisation, quel que soit leur âge. Parfois, le vendredi, pendant le ramadan, les soldats israéliens laissent passer les hommes âgés de plus de cinquante ans. Parfois non. C’est arbitraire.

Alaa me montre également un petit panneau en bois que son père a fait faire. Sur ce panneau qu’on peut accrocher au mur est fixé une clé. Ce n’est pas la vraie clé, celle qui ouvrirait la maison, c’est juste un symbole, dit-elle, qui nous rappelle que notre maison est ailleurs. Chacun ici a une clé de ce type.

18h. Entretien avec Hekmat

Hekmat m’emmène dans un bar en terrasse, au huitième et dernier étage d’un immeuble donnant sur la place Yasser Arafat. Alors que nous nous installons, je lui pose des questions sur l’évolution de Ramallah, ces dernières années. Elle m’explique qu’ici, la société est plus ouverte que dans d’autres villes palestiniennes comme, par exemple, Hebron ou Naplouse. Ceux qui viennent de ces villes et séjournent à Ramallah, y acceptent beaucoup de comportements qu’ils ne tolèreraient pas chez eux. Ramallah est devenue une capitale. C’est ainsi que les membres de l’Autorité couvrent leur erreur, me dit Hekmat.

– Leur erreur ?

– Oslo. Avoir signé les accords. Ils couvrent leur erreur en faisant de Ramallah une capitale. Jerusalem is out of the game. (Jérusalem est hors-jeu).

Hekmat travaille en tant que formatrice, elle anime des stages en entreprise ou pour des groupes de  bénévoles dans différents domaines : les problématiques sociales, la communication, l’élaboration de plaidoyers pour défendre les causes qu’il faut défendre. Elle est aussi life coach, coach personnel. En dehors de son travail, Hekmat aide les femmes qui traversent l’expérience du divorce. Elle les informe sur la loi, les met en garde concernant les erreurs à ne pas commettre ; elle les aide à faire face aux conséquences sociales du divorce, un événement généralement considéré comme honteux dans la société palestinienne. Elle les soutient, quant à l’éducation des enfants.

– Souvent, l’homme et la femme qui divorcent utilisent les enfants l’un contre l’autre. Or les enfants enregistrent tout. Ils vont grandir et tout reproduire.

En Palestine, la pension alimentaire est très faible : 100 $ par mois et par enfant.

– … de quoi lui donner une tranche de pain sec par jour.

Elle aide les femmes qui divorcent à tourner la page.

Hekmat est née en 1969 à Gaza, dans une famille très traditionnelle. Elle se marie à l’âge de dix-huit ans, en quittant l’école, comme il est de coutume dans son milieu. Après son mariage, elle entame des études de journalisme. C’est un rêve pour elle, devenir journaliste. Et quand elle commence à travailler, elle découvre que la pratique de son métier l’oblige parfois à mentir, à entretenir des relations malsaines. Peu à peu, elle s’oriente vers la recherche de terrain, à Gaza, la collecte d’informations sur les femmes, les opinions publiques…

Plus tard elle s’investit dans l’accueil de touristes internationaux au sein d’une auberge (hostel).

– Le soir, je discutais sur la terrasse avec les étrangers de passage. Je suis allée au Japon et aux Etats-Unis sans y aller. J’ai beaucoup voyagé sans quitter Gaza. Et j’en ai profité pour améliorer mon anglais.

Les années passant, Hekmat a de plus en plus de problèmes relationnels avec son mari, un homme traditionnel, de mentalité très simple, me dit-elle.

– Moi je suis une crazy woman, je suis indépendante, j’ai une vie complètement folle. Je connais beaucoup de monde, je travaille énormément. Pour mes enfants, je voulais une mère éduquée, respectée, avec une situation financière solide. Après seize ans avec mon mari, je suis parvenue à réunir les conditions qui m’ont permis de divorcer.

Hekmat loue un appartement qu’elle habite avec ses cinq enfants, âgés de neuf à quinze ans. Traditionnellement, après un divorce, la femme laisse les enfants à son mari et retourne chez ses parents. C’est inenvisageable pour elle et de toute façon, les enfants souhaitent vivre avec leur mère.

– Mes enfants étaient trop grands pour que leur père puisse les contrôler.

Par ailleurs, son ex-mari se remarie très vite et Hekmat coopère avec la nouvelle femme. Elle lui démontre que c’est bien mieux pour elle de ne pas vivre avec les enfants du premier mariage. La deuxième femme explique alors à son mari que s’il prend ses enfants en garde, elle divorcera. Les deux femmes deviennent amies.

Hekmat m’explique qu’elle n’a pas de problème avec la communauté, même si souvent, on n’accepte pas sa « vie de dingue ». Elle travaille à maintenir un équilibre. Le fait qu’elle soit croyante et pratiquante y contribue. Hekmat porte le hijab.

– Après quelques années, j’ai obtenu l’autorisation de venir en Cis-Jordanie (West Bank) pour une série de conférences et ateliers.

Lors de ce séjour, elle rencontre un homme qui a passé beaucoup de temps dans les prisons israéliennes. Ils s’entendent bien. Hekmat rentre à Gaza et ils  restent en contact. Plus tard ils ont la possibilité de passer trois mois ensemble. Alors cet homme propose à Hekmat de l’épouser mais il y a un problème : les enfants. Lui, ancien prisonnier, n’a jamais été marié, n’est pas père. Il accepte de vivre avec les cinq enfants d’Hekmat. 

– J’ai quitté Gaza avec mon fils et mes filles, on est venus ici, et je me suis mariée en 2005. J’avais divorcé de mon premier époux cinq ans auparavant. J’avais trente-six ans, mon deuxième époux trente-huit.

Un nouvel enfant naît en février 2006. Un garçon. A la même époque, son fils aîné veut retourner à Gaza, il ne se plaît pas à Ramallah. Hekmat cède et il part en juin. Un mois plus tard, c’est le début du conflit entre le Hamas et le Fatah. Il est décrété que les jeunes entre dix-huit et trente-cinq ans ne pourront plus obtenir de permis pour sortir.

– Pour moi, l’enfer a commencé. Cet enfer a duré neuf ans et dix jours, au bout desquels je suis parvenue à faire revenir mon fils – il est rentré le 2 juillet 2015, on vient de fêter sa première année à Ramallah. Pendant neuf ans coincé à Gaza, il a connu toutes les guerres. J’ai vécu dans la terreur constante qu’il lui arrive quelque chose.

La deuxième année de mariage marque le début des problèmes avec son nouveau mari. 

– Il était très nerveux, très silencieux. Il restait toute la journée à la maison.

En tant qu’ancien prisonnier, il reçoit une pension de l’Autorité Palestinienne. 

– Moi je n’étais pas de Ramallah, je ne connaissais personne, je devais construire ma vie, travailler, rencontrer du monde et j’avais quatre filles et un bébé à élever… Il y avait beaucoup de tension et sans le confort à la maison, tu ne peux pas te faire de nouveaux amis car tu ne peux pas les inviter chez toi dans de telles conditions.

Hekmat est alors engagée sur un projet de clinique mobile. En un an, elle rencontre des centaines de personnes. 

– J’avais une voiture, une liberté de déplacement totale, un vrai cadeau pour moi. Pendant ce temps, mon mari restait enfermé à la maison, dans sa propre prison, dans la colère et la tristesse liées à son histoire. Il a grandi dans un camp de réfugiés, dans une famille très pauvre, avec un père à moitié aveugle, onze frères et sœurs. Un de ses frères a été tué par l’occupant. Tous ses frères sont passés par la prison, certains y sont encore pour longtemps.

Hekmat n’a rien vu venir.

– Avant le mariage, il était si différent, si vivant. Un jour je lui ai expliqué que je connaissais deux hommes qui portaient le même nom, son nom – le premier étant l’homme que j’ai rencontré et épousé, un homme souriant et volubile, le deuxième étant l’époux taciturne avec lequel je vivais. Je lui ai demandé s’il pouvait me dire lequel des deux hommes était le vrai et lequel était l’acteur. Ça l’a mis très en colère. Je n’avais ni le temps, ni les connaissances, ni même l’énergie nécessaires pour pouvoir l’aider. Le mariage est un échange. Je veux donner et prendre. Dans mon travail et dans mes activités bénévoles, c’est différent. Je donne et ensuite je rentre chez moi. Donc quand je rentre chez moi, j’ai besoin d’une atmosphère de paix et de sécurité. C’est capital de construire un foyer qui soit un refuge. Pour moi c’était impossible. Mon mari se comportait avec moi comme avec une étrangère. Il protégeait sa fierté, son image, une image qu’il n’aimait pas d’ailleurs. Il fallait faire attention à tout ce que je disais, tout ce que je faisais. C’était lourd. Ça a déteint sur moi. Je suis devenue triste. Je le ressens encore.

Après cinq ans de mariage, Hekmat signifie à son mari qu’elle veut partir. Il accepte immédiatement. 

– Il n’est pas du genre à se battre pour garder une femme. Sa fierté d’abord. Ça m’a confirmé que j’avais raison de m’en aller.

Hekmat prend un appartement à Ramallah, elle emmène ses cinq enfants (le sixième, l’aîné, est alors à Gaza). Elle reçoit les 100$ de pension mensuelle pour le dernier.

Elle divorce pour la deuxième fois.

– Quoi, m’a-t-on dit, celui-là non plus tu n’es pas capable de le supporter ? Mais quelle genre de femme es-tu ?

Hekmat tourne la page. Deux ans plus tard, elle rencontre son futur troisième mari. Dans un premier temps, ils deviennent amis. Finalement, il lui propose le mariage.

– Moi je n’avais pas le courage de tenter ma chance une troisième fois. Où est le problème, m’a-t-il dit, si ça ne marche pas, tu divorceras !

Selim est croyant et pratiquant, lui aussi. Ses deux premiers maris ne l’étaient pas. Pour Hekmat, il y a là quelque chose de très important, de différent par rapport à ses expériences précédentes. L’échange est beaucoup plus profond. 

– Mon premier mari jeûnait avec moi et dès que j’avais le dos tourné il mangeait. Exactement comme un enfant.

Hekmat épouse Selim en janvier 2012. Deux jours après la cérémonie, son deuxième mari lui prend leur fils. A cette époque, la loi autorise Hekmat à voir son fils trois heures par semaine, seulement. 

– Alors j’ai passé l’année 2012 à me battre. D’habitude, les femmes ne se révoltent pas quand elles se retrouvent dans cette situation, car le divorce est une honte. Moi j’ai tout rendu public, j’ai fait feu de tout bois, j’ai utilisé les médias, les médias m’ont utilisée, j’ai laissé faire. Des associations de défense des femmes se sont mises dans la partie. Fin 2012, la loi a changé. De trois heures on est passé à vingt-quatre heures par semaine. L’enfant peut donc dormir chez sa mère. Mais mon ex-mari a refusé que mon fils puisse dormir chez moi. Alors j’ai négocié. J’ai obtenu de voir mon fils trois fois six heures dans la semaine : le dimanche de dix à dix-huit heures – il n’a pas d’école – le mardi et le jeudi après l’école. Je tire le maximum de la nouvelle loi. J’ai appris à compenser le fait que nous ne partageons pas le quotidien. Je concentre tout ce que je dois faire pour éduquer mon fils et le préparer à la vie dans le peu de temps qui nous est imparti. J’utilise ma tête, pas seulement mon instinct de mère. Je décide de ce qu’on va faire ensemble, des sujets dont je veux parler avec lui. Je le câline. Je lui consacre entièrement ces trois fois six heures.

– Je ne peux m’échapper de rien. Je ne le souhaite pas d’ailleurs. Je me bats beaucoup avec la vie, mais je veux rentrer à la maison et pouvoir dormir tranquillement, dans un environnement paisible. Ici, dès qu’on sort de chez soi, tout est un combat. On ne peut pas accepter que dans la maison, ce soit aussi la guerre.

*

21H30. Entretien avec Alian.

Je rencontre Alian, en compagnie d’Hekmat, qui traduit de l’arabe à l’anglais. Alian est un ami de Selim, le mari d’Hekmat. 

Je restitue ses propos dans l’ordre où ils ont été prononcés. Très rapidement, je sens que mes questions déclenchent une cascade de souvenirs. C’est plus l’ordre mystérieux de cet enchaînement de petits épisodes surgissant du passé qui conduit notre entretien qu’une suite ordonnée de questions sur son rapport au camp de réfugiés.

Peu à peu, cette soirée très chaleureuse se transforme en discussion entre Alian et Hekmat sur la politique, l’époque où Alian et Selim travaillaient à Jérusalem avec Fayçal Husseini, membre éminent du Fatah, les raisons pour lesquelles tout s’est arrêté quand il est mort. J’interviens alors de moins en moins car il me semble qu’Alian et Hekmat ont des choses à se dire. Ma présence sert aussi à cela : permettre que ce qui doit être dit le soit.

Alian est un réfugié d’Al Qubab, village situé près de Ramleh, 

Il est né au camp de Jelazun en 1964. Il a passé une partie de son enfance au camp d’Akbat Jaber, à Jericho. Puis il a emménagé à Al-Am’ari où il a vécu quarante ans. 

Il s’est plus récemment installé en ville, à Ramallah, mais il a toujours une maison à Al-Am’ari. 

– Après avoir planté des tentes sur le terrain qu’elle a loué pour cent ans à Al-Am’ari, l’UNRWA a fait construire de petites baraques très spartiates, sans fondations ancrées dans la terre. Peu à peu, chacun a détruit cet abri sans confort et construit plus solide à la place. Les habitants sont “propriétaires“ de leur maison, même si le terrain sur lequel elles sont construites ne leur appartient pas. On ne peut pas les expulser. 

Tous les réfugiés ne sont pas arrivés en même temps. Les entrées se sont faites sur un an, environ.

– Il y a des groupes de maisons qui correspondent aux villages qu’ont fui les habitants en 1948. Les familles se connaissaient donc déjà quand elles se sont installées.

Alian est traducteur de l’hébreu et chercheur en ce qui concerne les problématiques israéliennes (le conflit israélo-palestinien).

Au cours de sa vie, Alian a été incarcéré cinq fois dans les prisons israéliennes.

Il a appris l’hébreu en prison, à l’occasion d’une grève de la faim. 

– Il fallait s’occuper.

Il a également appris l’informatique en prison. 

Hekmat me précise que la plupart des Palestiniens qui parlent hébreu l’ont appris en prison. 

Alian a treize ans. Après un match de foot, ses copains et lui jettent des pierres sur les soldats israéliens. Premier séjour en prison pour 24h. Il est battu.

Alian reste neuf ans à l’école de l’UNWA, au camp d’Al-Am’ari (du cours préparatoire à la 3e). Puis il va au lycée, en ville. Il y reste un seul jour. Le lycée lui déplaît. Il n’y retourne pas le lendemain.

Alian commence à jeter des pierres à l’âge de neuf ans. Quotidiennement.

– Les tanks passaient dans la rue principale d’Al-Am’ari. L’un d’entre eux est tombé en panne. On s’est bien défoulé, le temps que le tank est resté immobilisé par la panne.

Enfant, Alian ne se sent pas enfant. 

– Nous sommes nés adultes. Ceux de ma génération. Nous avons été responsabilisés très jeunes.

Un jour, en sortant du camp, Alian découvre que chez les habitants de Ramallah, il y a des téléviseurs. Il escalade alors les palissades avec ses copains et regarde la télé chez les gens, par la fenêtre.

– A l’époque, à Ramallah, il y avait beaucoup plus de maisons que d’immeubles. Les enfants du camp allaient aussi dans les jardins des habitants de Ramallah pour voler des fruits.. On se faisait taper dessus, on rentrait au camp.

Alian est adolescent. Avec ses copains, il voit une belle femme passer à vélo. Les garçons lui lancent des « mots de la rue ». Et systématiquement, quand elle passe, ils lui adressent ces mêmes mots. Pour mettre fin à ce phénomène qui l’importune, la jeune femme les emmène, un par un, faire un tour sur son vélo.

Grand sourire d’Alian. Excellent souvenir.

Alian replonge plus loin, dans son enfance. Un jour, sa mère lui achète des sandales. Pour ne pas les salir, il en coince une sous chaque bras et marche pieds nus. Un vendeur de chaussures lui demande pourquoi il ne porte pas de chaussures, il lui en propose une paire pas chère. Alors Alian sort les sandales de sous ses bras, les lui montre et lui dit :  «  Pas la peine, j’en ai déjà. »

Enfant, Alian vend des journaux. Il vient d’apprendre à lire, alors il se plonge dans les journaux qu’il vend. Ça lui permet de travailler la lecture, d’acquérir un bon niveau avant les autres.

– Quand j’étais au CP, on me demandait d’aller lire dans des classes supérieures pour montrer qu’on pouvait savoir bien lire en étant petit.

Un peu plus tard, Alian travaille comme manutentionnaire au marché. Un travail très dur.

Avec une partie de l’argent, il achète des livres.

– Pas de possibilité pour une enfance normale.

S’il avait eu une enfance normale, Alian pense qu’il serait aujourd’hui professeur à l’université.

En face de chez lui, il y a une ferme. Les soldats israéliens viennent s’y ravitailler. Les enfants les prennent pour des combattants palestiniens. 

En 1973, pendant la guerre d’octobre, Alian commence à comprendre ce qu’est l’occupation.

1976, c’est le début de la haine. Alian est à Ramallah, dans le centre. Il y a une jeep pleine de soldats israéliens. Les soldats descendent de la jeep, l’attrapent, le battent et le font monter à bord où ils l’insultent pendant deux heures. 

Quand il est petit, les plus vieux parmi les enfants disent « jetons des pierres » alors lui aussi jette des pierres. Même avant de savoir pourquoi. C’est une attitude inconsciente. 

Le geste vient d’abord, la signification du geste apparaît plus tard, bien après le geste.

Un jour, Alian découvre que c’est important d’aider les autres.

Il reste très impliqué à Al-Am’ari.

– J’ai quitté le camp mais le camp ne m’a pas quitté.

Il y retourne chaque jour.

– Toute ma douleur est là.

Alian y effectue encore beaucoup de travail caritatif.

Il aide notamment à la rénovation de l’habitat.

Alian a quitté le camp parce que sa famille s’est agrandie. A Al-Am’ari, ils vivaient dans 39 mètres carré. 

– Avec deux fils, trois filles et deux mille livres, ça faisait petit. A chaque nouvel enfant, je jetais quelque chose. Quand ma première fille est née, j’ai jeté le canapé. A la deuxième fille, j’ai jeté le lit double. On a dormi par terre.

Alian fait de son mieux pour élever ses enfants et les rendre responsables.

Deux de ses filles sont mariées. 

La troisième est au lycée, en première.

Ses fils sont ingénieur et chauffeur routier.

Quand il était encore un enfant, ses parents ont divorcé. Les enfants sont allés vivre avec la mère. 

– Un père nous a manqué.

Tout, dans la vie d’Alian, est responsabilité. 

– Il y a trop de problèmes auxquels il faut faire face, trop de malheur autour. 

Alian ne ressent pas de joie de vivre. 

– Parfois je regarde en arrière et je me dis ok, voilà ton histoire. Et à ce moment-là, quand-même, il m’arrive de ressentir une certaine joie. 

Alian se considère comme quelqu’un de pratique. 

Il prétend n’avoir aucune imagination. 

– C’est dommage, car je pourrais écrire des histoires extraordinaires.

Mais il n’a ni temps, ni l’énergie, ni la concentration pour les écrire. 

Hekmat intervient:

– La vie palestinienne est une vie nerveuse. On tremble tout le temps, on vit en état d’urgence depuis si longtemps.

Alian ajoute :

– Et il faut beaucoup de courage pour écrire ce qu’on a vécu.

Le camp est la deuxième maison d’Alian. Sa première maison est à Al Qubab.

– C’est inscrit en moi. Dans mon inconscient. Je vis avec cette idée. Chez moi, c’est ailleurs.

Un jour un de ses fils lui dit « Papa, pourquoi tu ne nous as pas dit qu’on n’était pas d’Al-Am’ari ? »

Pendant qu’il travaille à Jérusalem avec Fayçal Husseini, il prend seul la décision de traduire des livres de l’hébreu vers l’arabe.

Quand Fayçal Husseini s’en aperçoit, il lui donne de l’argent.

Alian, se sent actif, décisionnaire.

– J’ai eu la chance de vivre trois ou quatre vies en même temps.

*

Je rentre vers minuit. Pour une fois, les jeunes Néerlandais-es qui dorment dans mon dortoir se sont couchées avant moi. Les dernières se préparent en silence, les paupières gonflées par les gaz lacrymogènes projetés sur les manifestants à Bil’in.

Samedi 09/07/16

Ce matin, le groupe de Néerlandais-es s’en va. Vingt-quatre locataires de l’auberge disparaissent d’un coup. Ma chambre est vide. Les valises ouvertes et les sacs à dos vomissant des T-shirts se sont volatilisés. J’attends un éventuel coup de fil d’Hekmat ou d’Alaa, pour rencontrer un deuxième habitant d’Al-Am’ari ou la grand-mère qui était souffrante hier. Après avoir travaillé trois heures sur mon ordi, je sors me balader en direction du marché de fruits et légumes que m’a indiqué Khaled en rentrant de France-Allemagne. J’en profite en chemin pour acheter deux T-shirts. J’ai fait l’erreur d’emporter quelques « marcels », prévoyant une météo étouffante, or je ne vois aucun homme se promener les épaules nues.

Ici, dans les bars où les hommes jouent aux cartes, certains sous leur keffieh blanc, je bois le meilleur café que j’aie jamais bu.

Je visite Al-Am’ari avec Khaled et un de ses amis, Abid, né à Jérusalem mais vivant au camp depuis qu’il est sorti de la maternité. Abid est étudiant en droit, il songe à s’orienter vers le droit international. Je dois retrouver les deux garçons à l’entrée du camp mais le taxi m’a conduit à la sortie. Très vite, un groupe de jeunes hommes debout sur le trottoir me propose de m’aider, un adolescent qui parle anglais désigne la devanture du magasin où il travaille au cas où j’ai besoin de lui. Khaled m’appelle, je donne le téléphone à l’un des garçons, qui lui explique en arabe où je suis. Deux minutes plus tard, je vois apparaître Khaled et Abid. 

Administré par l’UNRWA, Al-Am’ari est un petit camp, même s’il abrite plus de dix mille réfugiés. Il est traversé, du nord au sud, par une rue principale, assez étroite, probablement celle qu’évoquait Alian au cours de notre entretien, la rue arpentée par les chars israéliens dans son enfance. Quelques ruelles adjacentes permettent encore de circuler en voiture. Mais le plus gros des déplacements  ne peut se faire qu’à pied, dans les zoukkas, les allées qui séparent les maisons, passages boueux et sales, certains à peine plus larges que mes épaules. Je découvre ici les immeubles de trois ou quatre étages qui s’élargissent en montant, dans le but de gagner de la surface habitable. Au dessus de nos têtes, les murs des maisons se rapprochent jusqu’à se toucher presque. Les bâtisses sont reliées par un méli-mélo de fils électriques. Certains pendent dangereusement vers le sol, il faut se baisser pour les éviter. Abid m’explique que, théoriquement, les habitants d’Al-Am’ari sont supposés rendre leur maison et partir au bout de cent ans, en 2048, c’est à dire dans trente-deux ans. 

– … Mais dans la vraie vie, on ne croit pas que ça va arriver, on ne voit pas comment on va pouvoir chasser plus de dix mille personnes.

La plupart des réfugiés de ce camp sont venus de Lod, aujourd’hui banlieue de Tel-Aviv proche de l’aéroport Ben Gourion. 60% des habitants du camp sont des enfants. A ses deux extrémités, Al-Am’ari est délimité par deux écoles : celle des garçons et celle des filles. Abid précise que les écoles ont été construites sur ces sites pour empêcher les tentatives d’extension du camp. Al-Am’ari, comme Qaddoura, ne peut donc croître qu’en hauteur pour répondre a l’accroissement des besoins de logement. 

Certains jeunes suivent leur scolarité à l’extérieur du camp, dans une école gérée par le gouvernement et dont les niveaux correspondent à notre collège et notre lycée. 

Le taux de chômage est bien entendu très élevé dans le camp.

Les garçons me guident dans le dédale des rues et des allées. Nous dépassons une table recouverte d’armes en plastique noir à vendre, fusils mitrailleurs et pistolets grandeur nature, parfaitement imités, cadeau très apprécié par les enfants à l’occasion de l’Aïd. Abid me montre le centre pour l’enfance, le centre pour la jeunesse, la clinique de l’UNRWA financée par l’Arabie Saoudite, le mémorial des martyrs de la première intifada, à côté du mémorial des martyrs de la deuxième intifada et d’un portrait peint représentant Yasser Arafat. Khaled désigne une ligne de plusieurs noms en arabe, sur le mémorial. Pendant la deuxième intifada, une famille entière, parents et enfants, a été décimée. 

– Il y a, à Al-Am’ari, une mère de sept enfants parmi lesquels un martyr et quatre prisonniers. Deux seulement vivent auprès d’elle.

En 2003, les soldats israéliens ont fait exploser une maison dans le camp. En représailles.

Khaled désigne, sur une colline dominant Al-Am’ari, la colonie israélienne de Psagot. Seul une clôture électrifiée la sépare d’Al-Bireh.

– Inutile pour eux de construire un mur, me dit Khaled, il y a une base militaire.

Nous nous installons dans un café pour boire un thé. Autour de nous, quelques jeunes hommes fument la shisha ou jouent au cartes.

– Beaucoup de jeunes ne font rien de leur temps libre. Il y a beaucoup de désespoir, de dépression.

Quand il était adolescent, Abid a fait du théâtre. Il est parti jouer une pièce en Italie, au festival de Marinando.

Nous quittons Al-Am’ari et Abid. Khaled m’emmène un peu plus bas, au siège du Croissant rouge palestinien où il travaille en tant que bénévole. Nous nous installons dans le dispatch room, le central qui reçoit les appels et envoie les ambulances en intervention. Khaled remplace un temps l’homme qui répond au téléphone car celui-ci souhaite aller aux toilettes, puis prier, puis manger. Entre deux appels, Khaled me montre sur youtube le film d’une de leurs interventions. Un Palestinien jette un cocktail-molotov sur une jeep de l’armée israélienne qui prend feu. Il s’enfuit avec ses camarades, car une autre jeep surgit. En les poursuivant, elle renverse l’un des fuyards. L’ambulance du croissant rouge entre dans le champ de la caméra. Les ambulanciers tentent de porter secours au jeune homme blessé – il est encore sous la voiture, au niveau des roues avant. Les soldats refusent, car ils veulent l’arrêter ; les ambulanciers parlementent et soudain, un soldat pulvérise du gaz lacrymogène à l’aide d’une bombe. Il vise les yeux des ambulanciers. Deux d’entre eux, qui ont réussi à s’éloigner avant d’être atteints, viennent au secours de leurs collègues… 

– Là c’est moi, tu me reconnais ?

Oui, je te reconnais, Khaled, bénévole de vingt-et-un ans au Croissant rouge, étudiant en relations internationales à l’université de Bir Zeit, qui te demandes si tu vas poursuivre tes études supérieures en Angleterre, en Allemagne ou en France, qui dans la rue ne perds jamais de vue la circulation et me protèges par de petits gestes précis, qui parles calmement aux enfants se mettant en danger, pestes contre les chauffards, je te reconnais et je te vois ramasser ton collègue ambulancier aveuglé avec délicatesse, je vois que ton collègue a peur parce qu’il souffre, qu’il a perdu ses repères, les repères lui permettant de faire son travail efficacement, en bon professionnel, je vois qu’il ne distingue plus rien autour de lui, juste des sons, des sons terrifiants, cris et coups de feu, je te vois qui le rassures et le conduis jusqu’à l’ambulance calmement alors que ça tire de tous côtés, je te vois qui lui donnes toute la sérénité dont tu disposes encore, au milieu de ce chaos.

Avant de partir, Khaled me fait monter dans une ambulance et m’explique comment tout est organisé à l’intérieur. Il suit des formations médicales, accroit ses connaissances et aussi ses devoirs et responsabilités envers les blessés auprès desquels il interviendra.

Nous remontons en direction de Ramallah, à pied. Khaled me propose de m’arrêter pour manger une assiette de knaffa, un dessert excellent. Bien entendu, impossible pour moi de payer. « You are my guest, it would be shame »  m’a aussi dit Abid avant de payer nos thés à Al-Am’ari.

Nous nous lançons dans une longue promenade qui nous conduit au jardin de l’Indépendance. Khaled aime marcher vite, comme moi. Il me demande quelle idée se font les Français du conflit, nous parlons de la superficialité de l’information, nous parlons des représentations que nous nous faisons, Khaled me dit qu’en effet, en occident, la plupart des gens pensent que c’est très dangereux de venir ici et je lui raconte qu’un peu plus tôt, à Al-Am’ari, quand nous avons longé ce magasin de jouets, je me suis demandé, pendant une seconde, si les armes étaient des vraies. Nous parlons de nos représentations. Alors que – je le sais parfaitement – face aux fusils israéliens s’envoient des pierres. Alors que constamment, à Ramallah, Qaddoura, Al Bireh, Jelazun ou Al-Am’ari, je me sens en totale sécurité.

A vingt-trois heures, nous déambulons toujours dans le parc. Je m’aperçois que les balançoires et les aires de jeu sont encore pleines d’enfants.

– C’est l’Aïd, il n’y a pas d’école demain. Et tu sais, les Palestiniens peuvent difficilement voyager, difficilement se déplacer. Ils ont besoin de défouler leur énergie, même les enfants. Jouer, ça fait du bien.

Dimanche 10/07/16

Je retourne boire mon café près du marché aux fruits et légumes, parmi les hommes qui jouent aux cartes. Je commence à prendre mes habitudes.

J’ai rendez-vous avec Mohamed et Khaled. Ils sont aussi bénévoles pour l’ONG Heart to heart/ Equal Opportunity. Cette ONG a pour objet de s’occuper des enfants défavorisés, qu’ils soient réfugiés ou qu’il habitent dans des communautés aux conditions de vie rendues difficiles par l’occupation. Elle développe aussi différents programmes en direction de ces populations, notamment une formation au leadership pour les jeunes en âge d’être à l’université. 

Les bénévoles accueillent aujourd’hui les enfants (tous les enfants) de Nabi-Samuel, un village situé près de Jérusalem et cerné par plusieurs colonies israéliennes. Pour des raisons religieuses, mais aussi parce qu’elles considèrent que cette terre fait partie de Jérusalem, les autorités israéliennes mettent la pression sur cette petite communauté de trois ou quatre cents habitants qui n’ont qu’une liberté de déplacement très réduite à cause d’un check-point placé à l’entrée de leur village. Jusqu’à aujourd’hui, la population tient malgré les difficultés. Tout le monde refuse de partir.

Avec John et Akemi, un homme néo-zélandais et sa femme japonaise, fondateurs de l’ONG, les garçons vont encadrer le groupe d’enfants pendant une après-midi dans un parc d’attraction dont le fils du propriétaire est étudiant à l’université avec Khaled. 

John m’explique que paradoxalement, les réfugiés ne sont pas forcément ceux qui connaissent la situation la plus difficile ; ils ne paient pas de facture me dit-il, pas de loyer, pas d’électricité… Il bénéficient d’une relative sécurité alimentaire grâce à l’UNRWA (Ceci ne s’applique pas à Qaddoura qui n’est pas géré par l’UNWA) ; une part des taxes payées par les autres Palestiniens contribue au financement des camps de réfugiés. 

A la fin de notre discussion, je pense à cette différence fondamentale entre les réfugiés et les Palestiniens originaires de Ramallah et Al-Bireh, qui ne vivent pas jour après jour avec le sentiment que chez eux, c’est ailleurs, qui ne vivent pas  avec dans la main ou dans la tête, la clef d’une porte qu’ils n’ont jamais la possibilité d’ouvrir.

En début de soirée, les enfants sont rendus à leurs accompagnateurs et nous sommes libres de profiter des manèges les plus sophistiqués. Les grilles des chemins organisant la queue vers chaque attraction me rappellent le dédale du check-point de Kalandya. Je le dis à Alaa qui nous a rejoints. Elle sourit.

– You’re right.

Je trouve Mohamed bien pâle. Il s’est démené en tous sens cet après-midi, avec les enfants. Il les a accompagnés d’un manège à l’autre, récupérant ceux qui s’égaraient en route, attirés par une attraction rencontrée sur le parcours ou désirant se rendre aux toilettes. Mohamed n’a pas encore terminé son jeûne. Malgré la fatigue, il monte avec nous dans ces manèges qui nous secouent, nous renversent et nous font perdre tout sens de l’orientation. A la fin de la soirée, Khaled m’accompagne de nouveau au café pour voir la finale de l’euro de foot. Après dix minutes de match, je le pousse à rentrer chez lui. Il est malade. La fatigue, la mauvaise nourriture ingurgitée au parc d’attraction et le traitement que nous ont réservé les manèges ont réveillé des problèmes digestifs qu’il me dit être récurrents.

Je reste, en compagnie son ami Bassal mais jette l’éponge avant les prolongations. Je suis épuisé, moi aussi, j’ai besoin de dormir.

Lundi 11/07/16

Avec Khaled, je me rends à l’université Bir Zeit. Je l’accompagne pour ses trois cours de la journée.

Le premier a pour thème la gestion des ONG. Dans la classe s’est installée une majorité de filles, dont un quart environ n’est pas voilé. Ramallah est une ville beaucoup plus libérale que ses voisines palestiniennes. Les relations entre garçons et filles sont bien moins strictement codifiées qu’ailleurs. On les voit le soir, mélangés à la terrasse des cafés que fréquente la jeunesse locale.

Le cours commence et soudain, beaucoup d’étudiants regardent leur téléphone ou sortent de la classe pour répondre à un appel. Les résultats du taoudjihi, l’équivalent palestinien du baccalauréat, viennent de tomber. Des pétards résonnent au loin. Les explosions célèbrent traditionnellement la réussite aux examens. Hier, Alaa m’a fait part de son angoisse quant aux résultats sa petite sœur. 

– Elle n’a jamais vraiment aimé travailler à l’école. On a tous eu de bons résultats (plus de 90/100), j’espère qu’elle va bien s’en sortir. Ici, la note finale est déterminante pour le futur.

Plus tard, Khaled appelle Alaa. Sa petite sœur a eu son bac, mais les notes ne sont pas à la hauteur des attentes.

Pendant une heure de pause, Khaled m’emmène visiter le campus, les différentes facultés, la bibliothèque. Bir Zeit est un site très agréable, il doit faire bon étudier ici. Je serre beaucoup de mains en chemin. Parmi elles, celle d’une étudiante en journalisme qui vient de passer six mois dans une prison israélienne et quelques minutes plus tard, celle d’un homme d’environ quarante ans, détenu de longues années derrière les barreaux, qui a repris ses études à la sortie de prison. Nous retrouvons cet homme dans la salle de classe du deuxième cours. Le professeur se présente à moi en français. Il enseigne les sciences politiques en Jordanie, il est venu à Bir Zeit pour deux mois en tant que professeur invité. Khaled me précise ensuite que ce professeur est palestinien, qu’il est venu enseigner ici bénévolement. Il ne souhaite pas être payé.

Le cours d’aujourd’hui porte sur la politique américaine vis à vis du monde arabe. La semaine prochaine commence un cours sur la politique française en direction du monde arabe. Je reconnais quelques visages. Il y a maintenant plus de garçons que de filles dans la salle. 

Je rentre à l’auberge et m’installe dans le salon, pour revoir mes notes près d’un touriste originaire de Singapour, engagé dans une conversation avec un Américain que j’ai entendu parler Arabe avec le patron et qui tente d’affiner les perceptions, assez stéréotypées, du jeune Asiatique sur la situation politique locale. Il lui explique notamment que le mur de séparation est présenté par Israël comme une mesure de sécurité, destiné à se protéger des attaques terroristes, des attentats-suicide, alors que chaque jour, soixante mille Palestiniens le traversent illégalement pour aller travailler (il cite une enquête du New-York Times à ce sujet).

Plus tard, Bobo, le propriétaire de l’auberge, me demande comment avance mon travail. Il me parle d’un artiste peintre d’Al-Am’ari qui peint des poissons. L’artiste a décidé de cesser de travailler autour de la clé, de l’idée du retour. Il a voulu chercher autre chose. Il peint des poissons sur les murs. Il a été peindre des poissons à Haïfa, à Akko (St-Jean d’Acre), dans différents villages autour de ces deux villes. Il se sent comme un poisson qu’on aurait arraché à la mer pour l’enfermer dans un petit aquarium en forme de boule : le camp. Bobo travaille actuellement à l’organisation d’un événement artistique, un festival intitulé Zikak (le mot zikak désigne le réseau des allées du camp, zikak est le pluriel de zoukka), qui aura lieu en août à Al-Am’ari. Comme je serai parti depuis longtemps, il m’oriente vers sa page Facebook (Hostel in Ramallah) pour en suivre l’évolution.

Le soir, Je retrouve Khaled et Bassal pour une nouvelle promenade. J’attends les garçons en observant le ballet des voitures sur la place Yasser Arafat. Beaucoup de klaxons, de pétards et feux d’artifice. On continue de fêter les résultats de taoudjihi. Au centre de la place, se dresse une colonne. Le drapeau palestinien flotte à son sommet. Trois mètres sous l’étoffe rouge, noire, blanche et verte, un homme a grimpé sur la hampe. Il serre la barre d’acier dans ses bras, ses deux pieds s’y pressent. Il s’accroche. Sa tête est tournée vers le drapeau. Le but à atteindre ? Quelle étonnante statue. Je demande si elle représente Yasser Arafat, Khaled me dit que non. Cet homme est un Palestinien. N’importe lequel. Il ne monte pas mais il ne descend pas non plus. Il ne lâche pas. Il s’accroche à son identité, il lutte pour la conserver, m’explique Khaled. 

Passer chaque jour sur la place Yasser Arafat, plusieurs fois même, et lancer un regard vers cet homme tout aussi fragile que déterminé, arrimé en plein soleil à la tige d’acier, le regard fixé sur ce drapeau qui flotte, est très évocateur. La survie de l’identité palestinienne est une conquête permanente, le fruit d’un effort constant.

Ce soir nous descendons au delà de la vieille ville, jusqu’au jardin Nelson Mandela. Après une bonne demi-heure de marche, nous atteignons une imposante statue du célèbre résistant, prisonnier puis président sud-africain, grand ami de Yasser Arafat, me dit Khaled. Nelson Mandela sourit, le poing tendu vers le ciel. Les garçons me photographient au pied de la statue. Nous assistons ensuite à la relève de la garde de la patrouille de sécurité palestinienne affectée sur le site. Rien de formel ici. Un pick-up vient se garer derrière celui qu’il relève. Nous remontons vers le centre-ville et nous installons dans un bar où travaille un ami des deux garçons, étudiant en droit. Le jeune homme me souhaite la bienvenue. Il nous offre un morceau de gâteau et plus tard, vient passer un moment avec nous. Il est assez timide, me dit Khaled, son anglais n’est pas très bon. Il est membre de la famille de Marouane Barghouti, un des plus célèbres détenus palestiniens, emprisonné en Israël probablement jusqu’à la fin de ses jours – il a été condamné à cinq peines de prison à vie. Avant d’entrer, j’obtiens la promesse de Khaled que cette fois-ci, il me laissera payer l’addition, ce qui s’avère impossible depuis mon arrivée, quand je retrouve quelqu’un dans un café, qui que ce soit. 

– Tu es notre invité, il n’est pas question que tu payes, me dit-on quand je sors mon portefeuille.

J’ai bien amusé Khaled ce soir :

– Mon ami est de la famille de Marouane Barghouti, tu sais qui est Marouane Barghouti ?

– Un cinéaste palestinien ?

Mardi 12/07/16

Nous avons rendez-vous chez Alaa et Ayah pour la rencontre sur skype entre les jeunes du camp et les lycéens de Creil. Mohamed est passé me chercher avant 14h30.

– On a dit 14h30 à tout le monde pour être sur de pouvoir commencer à 15h. 14H30, c’est 15h pour les Palestiniens, me glisse Mohamed en souriant.

Peu à peu, les adolescents nous rejoignent. En plus des jeunes de Qaddoura, on compte un garçon et une fille, frère et sœur, habitant le village de Kuffar-Akab, situé de l’autre côté du check-point. Mohamed m’explique que pour cette raison, ils ont droit à une carte d’identité bleue, qui les autorise à circuler des deux côtés du mur de séparation (et à perdre beaucoup de temps aux check-points), quand les Palestiniens de Cis-Jordanie sont porteurs de cartes d’identité vertes. Il leur faut un permis spécial pour passer de l’autre côté du mur.

La communication par skype, qui durera presque deux heures, est bien lente, car la qualité sonore oblige chacun à se répéter plusieurs fois et le barrage de la langue n’arrange rien. Une jeune habitante de Qaddoura est venue traduire les propos dans les deux sens. Elle étudie le français à Bir Zeit. Chacun se présente. Les palestiniens exposent leurs statuts différents dans les zones A, B et C mises en place à la suite des accords d’Oslo. Peu à peu, les timidités laissent la place à une véritable curiosité pour l’interlocuteur qui sourit et tend l’oreille à l’écran. Les deux équipes décrivent leur système scolaire. A Ramallah, l’université coûte très cher et il est impossible d’y étudier quand on ne vient pas d’une famille suffisamment aisée et qu’on n’a pas obtenu de bourse. Beaucoup d’étudiants boursiers travaillent en parallèle. 

Les Français expriment leur regret de ne pas avoir rencontré Omar, Alaa et Mohamed lors de leur récent séjour en France, empêchés de venir à Creil par une grève des transports. 

Mohamed propose de commencer à réfléchir ensemble à un projet commun qui pourra mener à la rencontre des deux groupes. On l’applaudit des deux côtés. Pour amorcer le travail, les Palestiniens proposent de se réunir pour préparer une vidéo où ils dansent la dabke, une danse traditionnelle arabe. Ils adresseront le film dès que possible aux Creillois.

J’accompagne ensuite Mohamed à son cours d’afro-dabke, un mélange entre les traditions gestuelles arabe et africaine qui a été imaginé par le professeur. Chaque séquence de dabke est apprise de façon traditionnelle puis dans une adaptation à la manière d’investir le corps dans la danse en Afrique sub-saharienne. La version traditionnelle est très aérienne et la dabke adaptée s’ancre dans le sol. Voilà l’équivalent de ce qu’en cuisine on appelle le mouvement fusion : un mélange des traditions, des cultures.

Après le cours, nous nous dirigeons vers le village de Bir Zeit où Mohamed récupère trois de ses cousins. Nous écumons ensuite Bir Zeit en voiture pour que les cousins distribuent en main propre les invitations au mariage d’une cousine. La jeune fille épouse bientôt un Palestinien qui possède aussi la nationalité américaine. Ils partiront vivre à Chicago. Le changement sera total : découverte de la vie en couple, autre pays, autre langue, autre climat, autre culture, pas de famille ni d’amis connus pour l’entourer. De plus, elle parle à peine l’anglais pour le moment. Elle est un peu inquiète…

Pour nous rendre à Bir Zeit, nous avons longé le mur de séparation. Mohamed m’explique que c’est toujours un choc quand il découvre une nouvelle portion du mur récemment construite. Ça le déprime systématiquement. Les sections plus anciennes, il ne les voit plus. Il s’y est habitué. Elles sont entrées dans son paysage mental. 

Nous nous arrêtons tous les cent mètres. Pendant que les cousins distribuent les invitations, je discute avec Mohamed.

– A Ramallah, les riches ont souvent une mauvaise opinion des camps de réfugiés. Quand j’étais enfant, il arrivait qu’on me dise « Mais dis donc, tu es bien habillé, toi, pourtant tu viens du camp de Qaddoura, non ? » Je n’aimais pas ça. Les gens des beaux quartiers assimilent souvent camp de réfugiés avec pauvreté, mauvaise communauté. Il a fallu être solide, tenir bon.

Quand Mohamed était enfant à Qaddoura, ses grands-parents lui parlaient beaucoup de Madj Al-Sadek, leur village.

– Ils nous en parlaient tout le temps. Majd Al-Sadek est situé près de la ville israélienne qui s’appelle, qui s’appelle… Comment s’appelle la ville israélienne près de Majd Al-Sadek ?

Mohamed s’est tourné vers ses cousins.

– Eilat.

Mohamed n’a pas enregistré ce nom.

Plus tard nous retrouvons Omar et Khaled dans un café. Je décris le fonctionnement de la Forge, j’explique comment les fondateurs du groupe se sont rencontrés, comment nous avons été amenés à travailler sur notre sujet, « Habiter un camp de réfugiés palestinien » et ce que nous comptons faire de notre travail. En fin de soirée, nous nous séparons. Je quitte ces trois hommes chaleureux et monte passer ma dernière nuit à l’auberge. 

Le lendemain matin, je prends le bus pour Jérusalem. J’appréhende un peu le passage au check-point. A Kalandya, un soldat israélien monte, fusil mitrailleur orienté vers le sol. Il contrôle les laisser-passer des Palestiniens puis mon passeport. Il redescend. Il n’a pas ouvert la bouche, pas posé une seule question, pas prononcé le moindre mot. Je change de bus et descend au terminus, près de la porte de Damas. 

J’ai besoin de marcher un peu avant de poursuivre mon voyage. 

Je traîne ma valise le long du mur de la vieille ville en direction de la rue Yaffa et du tramway qui me mènera à la station centrale des bus. Je suis en train de passer à Jérusalem-Ouest. 

Il fait très chaud, je ne parviens pas à traverser si vite le mur invisible. 

Je m’arrête à l’ombre d’un arbre, entre deux mondes, parce que je pleure.

***

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