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Réflexions, regards

 

1 ♦ La gréve de la faim comme ultime recours, Candide
2 ♦ Gémellités et politique, Candide
3 ♦ Veillée d’armes, Candide
4 ♦ UNRWA : Au milieu du chaos syrien, Denis Lachaud 
5 ♦ C’est si bon de se faire du mal (?) [1], Candide
6 ♦ C’est si bon de se faire du mal (?) [2], Candide
7 ♦ Un monde de paradoxes. Candide

8 ♦ Le retour de Dionysos ? Candide
9 ♦︎ Le processus de construction d’une conscience nationale palestinienne arabe. Candide
10 ♦︎ Le beau, le bon, le vrai, Christophe Baticle

 

 


1 ♦ La gréve de la faim comme ultime recours

Enjeux médiatiques et politiques du mouvement
des prisonnier-ère-s palestinien-ne-s en Israël

 

[- Candide, Surnuméraire ès sciences sociales : Le Collectif La Forge a décidé, en 2014, de se lancer dans une troisième investigation sur le thème Habiter, qui s’inspire des travaux en cours sur ce concept à la charnière de l’anthropologie, de la philosophie et de la géographie. Après Habiter un bord de fleuve et Habiter un bord de ville, s’ouvre Habiter un bord de monde, s’appuyant sur les camps de réfugiés palestiniens. Le présent texte s’inscrit ainsi dans le cadre du retour en France après un premier voyage d’étude, mené lors du premier semestre 2015 en Palestine. Il marque également une phase intermédiaire, à savoir la préparation d’une seconde étape de terrain, pour laquelle l’approche sera résolument ethnographique. Le projet de La Forge s’est en effet récemment orienté vers l’observation directe des populations qui, dans les camps de réfugiés, sont amenées à pratiquer un espace non seulement exigu, densément occupé, mais plus encore contraint de toutes pars.
           Parmi les problématiques qui s’imposent, au-delà donc du vécu observable, il y a également ce qui a été rendu invisible : l’emprisonnement comme mode de gestion de la protestation intérieure. En effet, s’intéresser à ce que le quotidien donne à voir ne devrait pas aboutir à ignorer le travail d’« invisibilisation » auquel procède l’incarcération. Non seulement parce que les prisonniers sont bien présents dans la conscience palestinienne, allant jusqu’à en constituer une part de l’identité revendicative, mais aussi et surtout du fait que le récent mouvement de grève de la faim de ces embastillé-e-s constitue aujourd’hui l’une des seules réalités palestiniennes encore éclairées par les projecteurs médiatiques -]

 

CB-BarghoutiMarouane Barghouti, prisonnier palestinien en Israël,
ici sur le mur de l’hôtel de ville de Montataire (Oise), où il est proclamé Citoyen d’honneur 
Photo de Candide, 19 février 2015 


QUELQUES FAITS QUI INTERPELLENT

            L’objectif est ici d’interroger ce que pourrait nous apprendre l’emprisonnement tel qu’il est pratiqué par la politique israélienne. Mais commençons par un certain nombre d’éléments de l’actualité qui ont remis en visibilité ce qui n’est pourtant destiné qu’à provoquer l’oubli : la mise à l’ombre. Le 17 avril de cette année 2017, un mouvement se fait jour dans ces lieux pourtant bien à l’abri de la profusion informationnelle. On apprend qu’un millier de prisonniers palestiniens, retenus dans les geôles d’Israël, ont entamé une grève de la faim. Les chiffres restent imprécis, preuve de la difficulté à pénétrer l’omerta qui caractérise le système carcéral de cet État n’hésitant pourtant pas à se présenter comme la seule démocratie du Proche-Orient. Rapidement, le mouvement prend de l’ampleur, jusqu’à dépasser ce millier de vie en suspens. 1 500 ? Suivis dans les semaines suivantes par 300 nouveaux grévistes ? C’est en tout cas un phénomène massif qui s’installe au sein des quelques 7 000 palestinien-ne-s détenu-e-s par les autorités israéliennes.

Cette donnée n’a rien d’anecdotique. Il faut en effet rapporter cette grandeur à la population palestinienne dans son ensemble, soit onze millions de personnes[1]. Là où le bât commence déjà à blesser, c’est que sur ces onze millions, plus de la moitié vit à l’extérieur des territoires censés s’autogérer. En 2014, le Palestinian central bureau of statistics estimait ainsi à 4,6 millions de personnes la population arabe vivant en Cisjordanie, dans la Bande de Gaza et à Jérusalem-Est, sachant que la ville est complètement sous administration israélienne. Même en y ajoutant plus d’un million de citoyens palestiniens (de seconde zone) restés sur le territoire israélien stricto sensu, on ne peut qu’être interpellé par le taux d’incarcération, car la plupart des 7 000 détenus proviennent de la région. Imaginerait-on plusieurs dizaines de milliers de français-e-s retenues dans des prisons à l’extérieur de France sans que cela ne soulève un véritable questionnement ?

De plus, on sait que nombre de ces prisonniers se trouvent dans un état sanitaire inquiétant. Ils seraient de la sorte plus de 1 500 à pouvoir être qualifiés de malades. Mais on compte encore 400 mineurs et même 13 députés, pourtant représentants de la souveraineté palestinienne.

            À l’origine de l’action de grève, on trouve le leader le plus populaire chez les palestiniens : Marouane Barghouti, l’une des figures emblématiques du Fatah, la principale composante de l’OLP. Barghouti, qui aura demain, le 6 juin, 58 ans, est également particulièrement apprécié parmi les réfugiés. C’est un homme qui s’est engagé très tôt, dès sa quinzième année, dans le Fatah, qui aura joué un rôle important lors de la première Intifada, dès 1987, et central dans la deuxième en 2000. Il est arrêté pour la première fois en 1987, accusé de terrorisme. Lors de sa dernière incarcération, en 2002, il est condamné à cinq peines requérant toutes la perpétuité.

            Le mouvement de grève de la faim portait sur les conditions d’incarcération, mais remettait également en question la détention administrative, qui permet d’éloigner celles et ceux qui sont considérées comme des menaces à l’ordre israélien. Un ordre qui règne comme une loi d’airain sur les territoires désoccupés pour partie, mais en réalité tenus d’une main de fer au travers des stratagèmes mis en place par le biais d’une élite locale cadenassée et intéressée aux bénéfices de la situation.

            Depuis le 27 mai, le mouvement a cessé. Officiellement, l’administration pénitentiaire israélienne aurait consenti un allègement des conditions d’incarcération. Bien que l’accord soit resté flou, on reviendrait notamment au principe de deux visites mensuelles pour les prisonniers, tel que l’impose la loi. Est-ce donc l’épisode final d’un épiphénomène qui aurait évité une issue dramatique ?

DERRIÈRE LA FIN DE LA GRÈVE, LA FAIM DE POLITIQUE

            Mais comme souvent avec les évènements dont la dimension politique est patente, la réalité se révèle beaucoup plus complexe. C’est tout d’abord le gouvernement israélien qui aurait négocié, et non son administration. Rappelons qu’en Israël, toute question sensible liée à la Palestine est traitée au plus haut niveau de l’État. Ensuite, la visite du président américain Donald Trump, qui rencontrait, justement les 22 et 23 mai, à la fois le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou et le chef de l’Autorité palestinienne Mahmoud Abbas, n’est probablement pas étrangère à cette résolution du bras de fer par de menues concessions.

            Toutes les parties n’avaient-elles pas intérêt à cette issue ? Du côté des prisonniers, après plus d’un mois de jeûne, les conditions sanitaires étaient devenues intenables, au point de provoquer l’hospitalisation de dizaines d’entre eux. De plus, l’état de santé de Marouane Barghouti laissait craindre le pire, ce qui aurait privé la Palestine d’un potentiel remplaçant à Mahmoud Abbas, fortement contesté, mais sans véritable alternative pour les palestiniens, en dehors de Barghouti. Pour les israéliens, le contexte était encore plus évident. Ils disposent, avec Abbas, d’un allier objectif, auquel ils ont délégué une part non négligeable de leur sécurité. Laetitia Bucaille, chercheuse au CERI[2], n’hésite pas à parler d’une véritable sous-traitance de cette dimension sécuritaire[3]. En ce sens, le gouvernement israélien aurait eu tout à perdre dans le décès dramatique d’un leader charismatique, qui aurait alimenté la remise en question du jeu ambigu de l’Autorité palestinienne. Cette dernière, on le comprend aisément, préfère savoir Barghouti vivant et hors d’état d’assurer le pouvoir.

            Car derrière le geste désespéré des prisonniers il y avait également la montée en puissance de la rue et de la protestation internationale dans les réseaux pro-palestiniens. Bien que la mobilisation ait été lente à se généraliser dans un premier temps, le risque d’embrasement existait. Le 22 mai par exemple, l’appel à la grève générale, pour accueillir l’arrivée Donald Trump à Jérusalem, avait été largement suivi dans les grandes villes palestiniennes. La pression se faisait de plus en plus forte à l’égard du Comité international de la Croix Rouge, d’autant qu’à partir du 17 mai certains grévistes avaient décidé de durcir leur démarche en n’absorbant plus d’eau.

            Si l’on cherche maintenant à aller un peu plus loin, on réalise que ce mouvement issu des prisons israéliennes permet d’éclairer un peu différemment les constats qui sont tirés, depuis que l’échec des accords d’Oslo a été officiellement entériné par la plupart des acteurs de cette histoire en trompe-l’œil. Alors qu’en 1993 on prévoyait un retour progressif à la souveraineté palestinienne sur les territoires occupés en 1967, c’est au contraire à l’extension de la colonisation à laquelle on a assisté. Or, justement, depuis 1967, pas moins de 850 000 palestinien-ne-s ont été emprisonnés par Israël. Il faut bien, ici, parler d’un traitement carcéral de la revendication à l’indépendance.

            Autrement dit, bien que la quatrième génération des réfugiés paraisse moins prompte à se soulever contre l’état de fait imposé, malgré que ce que l’on a parfois appelé « troisième Intifada » semble relever d’actes isolés, toute forme d’organisation n’a pas disparu. Il est instructif de relever que cette tentative est née à partir des lieux les moins propices à permettre un mouvement. Et pourtant, ce sont des prisons que cette relance est apparue. Faudrait-il alors nuancer le propos, quand il s’agit par exemple de voir dans l’incarcération de masse une arme à briser les consciences ?

            Par ailleurs, depuis 2011, année du déclenchement de la terrible guerre en Syrie, la Palestine semble échapper aux radars médiatiques. Sur le versant politique, l’initiative française de 2016, afin de « recréer un horizon politique favorable à la reprise des négociations bilatérales entre les deux parties aujourd’hui bloquées », selon le ministre des affaires étrangères de l’époque, Laurent Fabius, a été un échec. Peu d’observateurs avisés s’attendaient à ce que la relance du débat émane d’un mouvement de prisonniers. Cet évènement, qui peut apparaître comme secondaire, repose néanmoins une question déterminante : pour qu’une configuration internationale permette une avancée en faveur d’un règlement de la problématique israélo-palestinienne (ce sur quoi chacun s’accorde), ne faudrait-il pas également qu’une véritable gouvernance crédible et volontaire apparaisse en Palestine ? Or, aujourd’hui, il semble bien que cette alternative s’appelle Barghouti.

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[1] 11,6 millions en 2012, avançait le Bureau central des statistiques palestinien.
[2] Centre d’Études des Relations Internationales, unité mixte du CNRS rattachée à Science Po Paris.
[3] Cf. « Palestine : de l’État introuvable à la nation en déroute. À quoi servent les dirigeants palestiniens ? », in Les études du CERI, n°224, octobre 2016, 37 pages.

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2 ♦
Gémellités et politique (1)

Les jumelages entre cités françaises et camps palestiniens. 

[- De Candide, Intermittent des sciences sociales. 20 février 2015 –]

On accorde généralement aux jumelles et jumeaux des liens qui dépassent, et de loin, les habituelles relations de parenté. Les psychologues pourraient ici utilement argumenter de leurs travaux sur le partage de cette co-naissance et ses implications quant à une fraternité fusionnelle. Mais l’image de la gémellité a aussi fait florès et la littérature a largement déployé la métaphore des jumeaux, jusqu’à la mythologie, dont on cite souvent l’exemple archétypal de Rémus et de Romulus, les prétendus fondateurs de la Rome Antique.

Au-delà de ces usages écrits, les cités contemporaines ont elles aussi perçu tout l’intérêt qu’il y avait à se saisir de cette figure pour en faire le style de leurs revendications à transcender les frontières nationales. Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, nombre de villes françaises et allemandes vont se lancer dans des programmes de « jumelages » pour donner davantage de concrétude à la réconciliation entre deux des nations parmi les plus belliqueuses sur le « Vieux continent », et qui se sont illustrées par leurs prétentions à l’impérialisme.

Ce que nous voulons exprimer ici, c’est cette liaison historiquement établie entre l’urbanité et le politique d’une part, mais encore entre les images porteuses de symboles et la politique d’autre part.

Pour le dire autrement, la ville est d’emblée un lieu politique. C’est notamment en son sein que se développe l’espace public(1) d’où naissent le débat contradictoire et la remise en question de l’autocratie du monarque, comme le montrera le théoricien allemand Jürgen Habermas. Dès le Moyen Age le bourg urbain se caractérise par sa relative autonomie à l’égard du pouvoir féodal. Il se ceinture d’un rempart dont l’épaisseur est le signe de sa différenciation d’avec les obligations féodales et ses vassalités. On rapporte à ce titre l’adage populaire « l’air de la ville rend libre. » Mais on a aussi fait remarquer que cette philosophie n’était pas sans accointances avec la bourgeoisie montante, qui avait tout intérêt à faire émerger la liberté de mouvement pour promouvoir le système économique qui ferait sa fortune. La ville est avant toute chose un marché qui assure la fluidité dont le féodalisme a profondément besoin pour se sortir des crises qui l’affectent périodiquement. Le serf, attaché à la terre dont il dépend, est une entrave à la maxime du « laissez faire, laissez passer, le monde va de lui-même », qui caractérise le développement des échanges lucratifs. Ainsi, le disciple contestataire d’Habermas, Oskar Negt, ne tarda pas à s’intéresser à ce qu’il appellera les « espaces publics oppositionnels »(2), plébéiens en sorte, qui dans la société industrielle se glissent en marge et en altérité avec la démocratie bourgeoise. Derrière les belles intentions, ce sont en fait (ou aussi, selon les positions) les nécessités du commerce qui pointent leurs raisons impératives. Karl Marx y reviendra en son temps, qualifiant la liberté libérale de similaire à celle du renard dans le poulailler.

En résumé, la ville ne fait pas advenir n’importe quelle forme de politisation des espaces. La liberté de conscience qui s’y exprime répond à un mouvement de fond en faveur de la libéralisation des forces productives. Mais en même temps elle ouvre des brèches pour que s’immiscent des formes contestataires à cet ordre dominant.

En s’associant à des villes anciennement ennemies, les cités françaises qui se lancent dans les jumelages participent à la volonté politique de recréer un bloc continental en Europe pour éviter une nouvelle déflagration. C’est cette union qui donne le La encore aujourd’hui dans la construction communautaire. Mais d’autres tendances centrifuges vont voir le jour dans les années 1970 sous le couvert de ce dispositif. Parmi ces tentatives de réorienter la signification du jumelage vers davantage de coopération, on voit se mettre en place des liens de solidarité. On ne se tourne alors plus seulement vers les villes de l’Est européen, mais aussi en direction des pays appelés « en voie de développement », spécialement dans le Sahel. Ce n’est qu’une des étapes du progressif glissement du symbolique vers le coopératif, car on en reste à l’association de villes entre elles.

En 1989, la commune de Montataire, dans l’agglomération creilloise, innove en développant un jumelage avec un de ces lieux difficiles à cerner et à qualifier. Il ne s’agit pas d’une ville à proprement parler dans la mesure où son existence est censée relever du temporaire. Pourtant, cet espace incertain s’organise tant bien que mal et se dote d’autorités plus ou moins reconnues : un camp palestinien, celui de Dheisheh, au sud de Bethléem, en Cisjordanie(3). Un nom pour ce qui ne ressemble en rien à ces « non-lieux » de la surmodernité décrits par l’anthropologue Marc Augé(4). Bien au contraire, ce sont des lieux très habités, même si on peut les considérer par certains aspects comme inhabitables, invivables à nos yeux de pays riches. Non seulement on y relève des taux d’occupation au km2 parmi les plus denses de la planète, mais y règne encore une intensité des relations sociales, parfois explosives, qu’on ne retrouve plus guère dans les villes occidentales très policées par la démocratie représentative. Etabli dès 1949, le camp de Dheisheh n’occupe pas plus de 60 hectares, soit une grosse parcelle dans l’openfield picard. Comble de l’ironie, il est loué au gouvernement jordanien, car même pour les réfugiés, la terre a un prix. A l’origine il était « conçu » (ou plutôt dévolu) pour servir de refuge provisoire à 3 400 palestiniens habitant 45 villages à l’ouest de Jérusalem et d’Hébron, évacués pendant la guerre israélo-arabe de 1948-1949. Ses habitants ne sont ni des émigrés, puisque sur leur territoire, ni des expatriés, même s’ils n’ont plus de pays. Ce sont des insulaires amarrés à un territoire qui leur a échappé. Il leur reste une bannière noire, rouge et verte pour ralliement, une culture également, dont on dit qu’elle a été portée par les femmes aux heures les plus sombres de l’histoire palestinienne. Ces confettis territoriaux dispatchés à la manière d’un archipel terrestre n’ont plus véritablement de réalité institutionnelle qui puisse leur fournir une représentativité politique au niveau international. Se substituent alors la violence ou la bouteille à la mer. Cette dernière a été repêchée par des villes qui se sont senties en phase avec une telle détresse territoriale. Dans l’Oise, Montataire est suivie par Saint-Paul avec Al Maghazi, et plus récemment par la ville centre de l’agglomération, Creil, qui s’associe au camp de Qadoura, Nogent avec celui de d’Aïda.

Nous nous situons ici dans des gestes associatifs qui tiennent de l’ambassade sauvage. L’éparpillement qui caractérise les camps disséminés en Cisjordanie, et l’isolement de cette immense prison à ciel ouvert(5) que constitue la bande de Gaza, sont symboliquement contredits à distance, par la contiguïté de ces quatre villes de la grande banlieue nord de Paris, formant agglomération.

La seconde idée vient s’articuler directement à la première. Pour se « publiciser », la société qui ressort de la dite « R »évolution Française de 1789 doit rendre public le fonctionnement de la politique. Mais elle a encore besoin d’images fortes, de symbolisations pour transporter (metaphora, qui donnera le terme métaphore) les fondements de la nouvelle idéologie qui s’impose. Parmi les exemples célèbres, les hommes libres et égaux en droits, parce qu’élevés au rang de citoyens, sont guidés par une femme dans la toile d’Eugène Delacroix, qui en 1831 propose cette manière d’incarner la liberté brandissant un autre drapeau tricolore. C’était donc quelques mois avant les évènements qui s’étaient déroulés en juillet de l’année précédente, connus sous le nom de Trois Glorieuses, à savoir trois journées d’insurrection urbaine qui avaient amené le peuple parisien à se soulever contre le pouvoir de Charles X. Le tableau avait été acheté par le nouveau monarque des français, Louis-Philippe, séduit par cette scène citadine qui l’avait porté au pouvoir.

La liberté féminisée de Delacroix ou la gémellité interurbaine de nos jumelages ont ceci de commun qu’elles empruntent à des images incarnées. Comme toute analogie elles sont dotées d’une puissance évocatrice qui donne à penser que le signifiant refléterait le signifié. Chez Delacroix la liberté est désirée comme le sein nourricier qui alimente les fantasmes pour un monde nouveau. Par le jumelage, les villes du creillois entendent se positionner comme des représentantes des camps palestiniens, mais on ne peut s’empêcher de penser aux phénomènes de ghettoïsation dont elles pâtissent elles-mêmes. En ce sens, les procédés imagés trahissent la réalité tout en en révélant des composantes, elles bien réelles. Si Montataire n’est pas Dheisheh dans les faits du quotidien, à l’échelle d’une France (encore) opulente la ville se sent reléguée au rang de cité dortoir de l’Ile-de-France. A l’autre extrémité de la Méditerranée, une ville du grand Paris représente un espoir de caisse de résonance et des moyens hors de porté localement pour solutionner des problèmes très prosaïques, comme l’assainissement de l’eau courante qui y manque cruellement. De notre côté de la mer, l’association avec un camp fournit la matière à l’identification pour des territoires hexagonaux qui se ressentent de plus en plus comme des zones « hors la République »(6).

Le drame palestinien tient également dans cette obligation qui lui est faite de se faire représenter à l’extérieur plus qu’il ne se représente lui-même. Par là, les procédés métaphoriques de la gémellité ne lui sont pas d’une grande utilité. Pour les promoteurs des jumelages la question devient alors de gérer ce paradoxe. La gémellité urbaine a été adoptée au pied de la lettre. Le principe du « qui se ressemble s’assemble » y trouve une réalisation qui ne contribue pas à la mixité tant réclamée. Les villes riches avec d’autres villes riches et les plus pauvres entre elles, toutes proportions gardées selon le niveau de vie des pays dont elles relèvent. Les cadres supérieurs grenoblois qui ont élu domicile dans la coquette Lans-en-Vercors ne sont pas dépaysés quand ils se rendent à Saint-Donat, où d’autres congénères de classe ont établi leur villégiature pour oublier un temps Montréal. Le dépaysement est certes plus violent lorsque le bénévole creillois se rend dans les îlots épars de Palestine, mais son potentiel d’action se trouve systématiquement frustré par l’ampleur de la tâche. Maintenant, la sensibilité au sort des palestiniens trouve davantage d’écho là où on dispose le moins des moyens les plus efficients pour en solutionner les problèmes. Serait-ce à dire que l’analogie aurait cette vertu de sensibiliser ? Marie Kortam ose mener cette comparaison entre deux modes de ségrégation et arrive à une conclusion assez proche : un « rapport au politique dans une reconnaissance d’injustice structurelle. »(7)

Comment faire enfin pour que la symbolique politique du jumelage devienne une façon de restituer du politique par l’urbanité, à commencer par ses composantes les plus à l’écart des canaux orthodoxes de l’ordre dominant ?

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 1 Cf. Jürgen Habermas : L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris : Payot, 1992 (1978 en français, 1962 pour la première édition en allemand), collection « Critique de la Politique ».
2 Cf. Oskar Negt : L’espace public oppositionnel, Paris : Payot & Rivages, mars 2007, traduit et préfacé de l’allemand par Alexander Neumann, collection « Critique de la politique ».
3 Incertain dans la mesure où le camp est un espace suspendu, temporellement et statutairement. Temporellement, c’est une réalité intercalaire qui s’inscrit pourtant dans la durée. Statutairement parce qu’il se situe entre l’état institué et l’extrême labilité. Produit d’un conflit asymétrique, il n’est pas une ligne de front, malgré le mur, et néanmoins le produit d’une césure territoriale, sociale, ethnicisée.
4 Cf. Non-lieux. Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris : Le Seuil, 1992, collection « La librairie du XXe siècle ».
5 L’expression est utilisée ici dans sa forme idiomatique en français. Mais les palestiniens font remarquer que le ciel lui-même est particulièrement surveillé, radars, drones, aviation et satellites. Un immense filet recouvre donc le ciel apparemment ouvert.
6 Cf l’ouvrage du collectif La Forge : Hors la République ? Une zone urbaine sensible. Amiens Nord, Liancourt : éditions Dumerchez, 2013, collection « Habiter ».
7  Cf. Jeunes palestiniens, jeunes français : quels points communs ? Face à la violence et l’oppression, Paris : L’Harmattan, 2013, ici page 257.

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3
♦ Veillée d’armes :
un examen de conscience

[ De Candide, Intermittent des sciences sociales : Le Collectif La Forge a décidé en 2014 de se lancer dans une troisième investigation sur le thème Habiter, qui s’inspire des travaux en cours sur ce concept à la charnière de l’anthropologie, de la philosophie et la géographie. Après Habiter un bord de fleuve et Habiter un bord de ville, s’ouvre Habiter un bord de monde, qui s’appuie sur les camps de réfugiés palestiniens. Ce texte s’inscrit ainsi dans le cadre d’un premier voyage d’étude, mené lors du premier semestre 2015 en Palestine. Son objectif était de servir de repère quant à la manière d’approcher ce nouveau terrain à la veille du départ. Son objet consiste ainsi à coucher sur le papier les a priori dont nous sommes nécessairement porteurs, dans l’espoir de les dépasser a posteriori ou tout au moins de mesurer le chemin parcouru ] 19 juin 2015

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Voici donc un texte resté en souffrance. Prévu pour être publié en amont du grand saut vers la Palestine, il a souffert du syndrome de la page blanche. L’enjeu était vraisemblablement trop grand pour qu’il puisse aboutir. C’est sur ce point que nous reviendrons dans un premier temps. Il nous semble en effet que l’enthousiasme de départ a cédé le pas à l’angoisse. La proposition de notre coordinateur et cheville ouvrière présentait pourtant tous les aspects d’une aventure exaltante, mais ô combien lourde de conséquences possibles. Ce sont donc les notes initiales qui ont ici été reprises pour servir de trame à un texte remanié par le regard rétrospectif du déplacement in situ. D’une certaine manière, c’était nécessaire pour évaluer les empreintes individuelles de l’inconscient collectif quand il est question d’un sujet aussi épineux que la longue histoire du conflit entre arabes et sionistes au Proche-Orient. Ce sera la question traitée dans un second temps, succinctement puisqu’inépuisable, mais en l’abordant sous l’angle des appréhensions collectives incarnées sur le plan personnel.

RÉTROSPECTIVE SUBJECTIVE : un terrain, mais quel terrain !

Nouvellement arrivé auprès de La Forge, un constat s’impose : il n’est pas dans les habitudes de ce collectif de proposer des thèmes faciles à traiter et moins encore des terrains confortables. Qu’on en juge plutôt.

Cela commence en 1994 avec « Un signe en Santerre », à propos du patrimoine mémoriel de la “Grande” Guerre, une déchirure, déjà, dans un secteur de la Somme meurtri par la mitraille et parsemé de cimetières militaires. Puis, ça se poursuit l’année suivante avec une question cruellement d’actualité, et qui pourrait se décliner sur les ruines du paternalisme si prégnant dans l’histoire de la Somme : le privé qui digère le public. Un antagonisme entre deux conceptions du monde qui s’affrontent dans un combat séculaire. Absorption et cicatrices : un couple mortifère que l’on retrouvera dans les auto-commandes des forgerons réunis.

Après être passé des morts aux vivants, La Forge s’attaque à la photographie, un thème particulièrement central pour le conflit qui nous intéresse désormais, longtemps resté invisible en Occident. Question éminemment politique, l’image arrêtée jette un regard parfois cru sur les réalités sociales, économiques, humaines. Photographier c’est cadrer, cadrer c’est sélectionner, sélectionner revient à faire des choix, donc à exclure le hors-champ. Quoi de plus politique que de rendre compte par la représentation photographique ? Ce qui est bon à montrer est aussi bon à penser, mais que faire des images non retenues ? La poignée de main d’Yitzhak Rabbin et de Yasser Arafat, devant les bras ouverts de Bill Clinton, le 13 septembre 1993 lors des accords d’Oslo, a fait le tour du monde. Elle symbolise le commencement d’une paix dont on perçoit aujourd’hui à quel point elle en resta au stade du symbolique. Parmi les éléments explicatifs de l’échec, les stratégies à l’œuvre bien entendu, mais également d’autres images, comme celle d’Ariel Sharon, alors Premier ministre israélien, sur l’esplanade des mosquées à Jérusalem le 28 septembre 2000. Car l’image, bien qu’impuissante à tout dire, a aussi un pouvoir pour faire réagir. En amont des accords d’Oslo, qui répondaient à la première Intifada surgissant en 1987, on se souvient du paroxysme atteint en février de l’année suivante, lorsqu’un photographe israélien publiait ses clichés de soldats de Tsahal molestant violemment des palestiniens. De la place Tian’anmen au mur de Berlin, la mondialisation implique de recourir à un support loin d’être anodin. Certains évènements sont facilement résumables par une image, souvent bien impuissante à tout dire, mais que faire lorsque l’essentiel n’est pas montrable : le moteur d’un mouvement social, au-delà donc des symboles.

Enfin un peu de respira illusion, car il s’agit une nouvelle fois de politique et de gravité avec l’alliance en Picardie entre la droite parlementaire et le Front national. Décidément, cette forge n’épargne pas ses forces vives. Un « bazar politique » qui, jusqu’en 2001, a eu pour impact de mettre l’accent sur la citoyenneté, celle-ci justement qu’on semble refuser à une part conséquente de la population du Proche-Orient, à savoir les réfugiés palestiniens. Heureusement qu’en même temps s’ouvrait un chantier plus récréatif pour ces forgerons impertinents : le camping. Là, c’était certain, les vacances allaient prendre le dessus et le feu s’étouffer pour ne plus donner à entendre que le clapotis des toiles de tentes. Hélas, quand on a pris pour habitude de marteler le politiquement correct, les coups ne viennent pas que du marteau. Le camping c’est aussi un mode de résidence pour les travailleurs saisonniers… du tourisme, qui eux ne sont pas en vacances. C’est alors moins distrayant. Mais surtout sous la toile de tente on trouve aussi la nudité, celle que photographiera la plasticienne Marie-Claude Quignon. Un pavé sur la plage en quelque-sorte et une fin de non-recevoir pour la ville de Compiègne, dans l’Oise, qui refuse l’exposition vue de derrière. Shocking pour une certaine bourgeoisie de la « cité impériale » interdisant son parc public à ces fessiers dénudés. Même si ce parc est celui dit « de Bayser », il ne faudrait pas prendre les jeux de mots pour des autorisations à faire n’importe quoi… et les habitants de Compiègne pour des canards sauvages ? Gardons néanmoins à l’esprit cette question de la nudité, du visible et de l’invisibilisé, donc de la pudeur, qui peut concerner d’autres parties du corps, comme les cheveux.

Retour au sérieux s’il-vous-plait et à nouveau dans la Somme. Cette fois le thème qui se dégage concerne les jardins collectifs en Val de Nièvre, des potagers « oeuvriers » pour les artistes qui s’attaquent là à la mise en commun, avec pour finalité le développement social et culturel. Il s’agissait de fonder un espace à produire des légumes pour les recalés sociaux que sont les chômeurs, passablement nombreux dans le secteur. Anodin ? Pas véritablement, car « cultiver son jardin » nous disait Voltaire(1) c’est aussi réfléchir à sa condition. On n’apprendra rien à des locuteurs francophones, la culture a dans notre langue une multitude de sens, et cultiver la terre c’est aussi faire germer la réflexion. Trop dangereux ? Quoi qu’il en soit le collectif doit recycler ses ambitions devant les oppositions des décideurs locaux, et ainsi se rabattre sur un objet moins délicat. Ce sera justement le produit réintégré dans un second cycle de vie : la chose vendue sur les « réderies », terme en usage dans la Somme pour définir ces marchés occasionnels qui aident à vider les greniers : la brocante. Pas plus inoffensif au final : la réderie c’est aussi le grenier des pauvres qui passe dans le salon des « cultivés », après un savant processus de reconnaissance patrimonial du vieux buffet. Mais surtout Octave Debary et Arnaud Tellier(2) nous montrent qu’il s’agit de bien plus que d’une tentative de compenser le manque à gagner d’un objet devenu inutile, mais pouvant encore servir.

« À partir d’une approche ethnographique, ce texte analyse la manière dont le marché à réderies, ou vide-grenier, propose un mode communautaire de recyclage des objets de peu. À l’extrême de leur fonctionnalité, de leur valeur d’usage, s’entrevoit en eux la possibilité du rachat de l’histoire comme conservation de ce qui ne doit pas disparaître. Ce rachat repose sur l’accomplissement d’un travail de mémoire par lequel l’histoire se voit triée, jugée et construite. La dette envers l’histoire, par l’intermédiaire de l’objet, peut s’entendre comme devoir de mémoire. »

Tirant les conséquences de cette expérience, La Forge entame une approche thématique avec plusieurs projets qui tournent autour de la question du vécu. « Quelle vie » abordera ainsi le paternalisme déchu de la vallée de la Nièvre, la misère des anciens ouvriers de l’empire industriel Saint-Frères, le rapport à ces matérialités dont on se sépare sur la place du village, mais encore les objets qui peuvent être recyclés par le travail artistique afin de devenir des porteurs de sens. Les bocaux, par exemple, deviendront de 1995 à 2002 des contenants pour la parole. Dans un bocal on peut placer des mots imprimés, des choses qui expriment des sentiments, des souffrances, des affects. L’opération concernera ici des femmes issues de l’immigration, de Maubeuge, Roubaix, Tourcoing à Viennes et Lyon, en passant par Amiens, Beauvais, Noisy-le-Grand. Par le biais du milieu associatif, 700 de ces verres à contenir de la nourriture deviendront des supports d’expression pour nourrir le savoir contenu dans ces cultures déplacées du monde : des langues, des pratiques, des symboles. Mille et un bocaux pour raconter les Mille et une nuits de la Méditerranée en France. Retenons de cette démarche un accent mis sur une aire culturelle et une attention particulière pour le féminin que nous retrouverons dans le projet contemporain.

La thématique suivante sera consacrée au labeur qui nous donne une identité sociale, avec cette question : « Et le travail ? »

Dans un premier temps, « Usines à l’œuvre » s’attache à produire des réalisations artistiques à partir de trois sites : les aciéries Arcelor à Montataire (Oise), la fromagerie Fauquet au Nouvion-en-Thiérache (Aisne) et le « Palais des ouvriers » de Guise (Aisne), autrement appelé le Familistère, conçu par le socialiste Jean-Baptiste Godin au XIXe siècle. C’est un ensemble de dispositifs qui profite de l’opération « Printemps de l’industrie », lancé à l’initiative du Conseil régional de Picardie.

Dans un second temps (de 2008 à 2010) la question se déplace aux Malmaisons à Paris, à Ouagadougou au Burkina Fasso et dans un village de la Somme, L’Etoile, où le travail devient moyen de réinsertion.

Et enfin un troisième chantier s’ouvre avec la thématique « Habiter », dont deux déclinaisons sont déjà sorties des fourneaux. Habiter pour ne pas dire résider, car c’est bien plus qu’une résidence, mais une manière d’être au monde et de se construire en l’habitant, alors qu’il nous habite aussi par la prégnance des attaches générées. Habiter donc en pêcheurs à la ligne les rives du fleuve Somme quand le nettoyage social a décidé d’en faire un espace plus select et se retrouver ainsi indésirables prolos du Nord Pas-de-Calais en compétition avec des touristes plus huppés, recherchés pour le « développement durable ». Habiter ensuite en femmes des quartiers populaires nord amiénois et voir les barres se vider pour la réhabilitation.

On perçoit facilement dans cette rétrospective, nécessairement très subjective (un regard sur un passé non vécu personnellement), une montée en graduation quant aux enjeux abordés. La nudité sous la tente n’est certes pas un sujet à prendre à la légère, mais elle ne déclenche pas aujourd’hui en France ces débats polémiques qui ont pu concerner, et qui continuent à concerner le foulard des femmes dans certaines formes prises par l’islam contemporain. Brader les vieilleries du grenier de la grand-mère interpelle à l’évidence la mémoire familiale, mais sur un mode volontaire qui contraste avec l’expulsion plus ou moins négociée des ouvriers nordistes du bord de Somme ou le déplacement contraint des familles logées dans la ZUP amiénoise.

En bref, et le lecteur pourra s’en faire une idée en consultant le site du Collectif, La Forge a abordé des situations de plus en plus graves quant à leurs conséquences socio-affectives, politiques… mais pas encore militaires.

C’est désormais le cas avec un second glissement, vers ce nouveau terrain, qui plus est extra hexagonal : la Palestine. Ce résumé a donc pour objectif de restituer les évolutions et d’évaluer la pertinence des appréhensions qui nous ont saisi lorsque La Forge a sollicité notre participation pour cette aventure.

tion, pensera-t-on avec le projet de 1998, présenté comme esthétique et poétique. Mais là encore ce n’est qu’une

FAUT-IL SE RÉSOUDRE À ÊTRE ANTISÉMITE SI L’ON EST ISRAÉLO-CRITIQUE ?

A la relecture, il nous semble bien que cette anxiété était passablement justifiée. Après l’euphorie du départ est né un doute. Si l’intérêt pour ce laboratoire à ciel ouvert des questions territoriales n’est pas à remettre en question, en revanche peut-on écrire sur cette configuration conflictuelle sans tremper cent fois la plume dans un encrier de nuances ?

A l’origine donc il y avait donc un grand enthousiasme. Comment aurait-il pu en être autrement ? Pour quiconque s’est spécialisé dans les sciences sociales, avec une approche privilégiée pour la sociologie de l’espace, cette région du monde apparaît comme un réservoir inépuisable de dispositifs socio-spatiaux plus complexes les uns que les autres. Notamment et spécialement si l’angle « d’attaque » relève de la polémologie. En la matière, le conflit israélo-palestinien représente un cas d’école.

Mais très vite se pose une épineuse difficulté. N’a-t-on pas déjà tout dit sur le sujet ? Une première séquence sur place permettrait probablement d’entrevoir d’autres approches, si ce n’est originales, tout au moins différenciées. Second problème, n’est-on pas en face d’une insoluble question de points de vue irréconciliables ? Nous y reviendrons ultérieurement, mais deux discours s’opposent, avec chacun son mode de légitimation. C’est un peu comme ces objets des sciences sociales pour lesquels même les universitaires perdent leur capacité de distanciation. La pratique cynégétique en donne un bon exemple. Il n’y a pas que les chasseurs pour demander au chercheur s’il est lui-même pratiquant. A chaque fois vient cette envie de répondre qu’il est heureux qu’on n’ait pas retenu pour terrain la prostitution, sinon la question deviendrait vite gênante. Il y a donc des sujets plus « nobles », ou légitimes que d’autres. La chasse fut une problématique reconnue lorsque des Jean-Claude Chamboredon, Jean-Louis Fabiani et Michel Bozon, notamment, s’y sont intéressés à la fin des années 1970 et au début de la décennie suivante. Elle l’est redevenue avec la politisation du mouvement des chasseurs français en 1988-1989, notamment par les travaux que lui ont consacrés les politistes (Dominique Darbon, Christophe Traïni et bien d’autres). Mais même Pierre Bourdieu laissait poindre oralement un risque, lorsqu’en 1998 il s’interrogeait sur la réception universitaire d’un tel sujet.

Maintenant cette pratique de loisir n’a évidemment rien à voir avec le conflit israélo-palestinien et nous en avons bien conscience. Comparaison n’est pas raison dit l’expression populaire. Si le chasseur « joue » avec l’animal (et lui seul peut-être), en revanche au Proche-Orient le jeu n’est pas de mise. Pour autant, la comparaison n’est pas inutile pour illustrer de ces objets qui mettent à rude épreuve l’objectivation. Aussi, le point commun avec la Palestine n’est pas seulement dans la présence avérée des armes. Comme pour la chasse, il semble qu’il ne soit pas possible de rester longtemps dans une participation purement observante. On répondra qu’il en va ainsi pour tout terrain abordé par la méthode de l’observation participante. Il y a pourtant des partis-pris sans grande conséquence pour les parties en présence. Ici c’est tout le contraire, les palestiniens attendant une reconnaissance de leur traitement par la médiatisation la plus large possible. Et surtout certains sujets ne déclenchent pas ce flot de polémiques : il reste possible de rester en surplomb. Parfois c’est davantage le dévoilement exercé par le chercheur qui crée la controverse. Comment donc ne pas prendre parti et est-ce tout simplement possible ? Le désengagement est-il seulement souhaitable, et dans le cas contraire ne contredirait-on pas la déontologie scientifique ?

Plus encore, l’incroyable complexité de la situation et l’entremêlement historique des actes suscitant les haines réciproques obligent à la plus extrême prudence.

Mais au-delà de ces précautions, il y a aussi et encore un ennemi plus pernicieux : nous-mêmes. En fonction de notre histoire personnelle, de l’endroit où elle s’est déroulée, de la socialisation dont nous avons été l’objet, une actualité ou des évènements passés peuvent s’être incarnés durablement dans notre inconscient. La mauvaise conscience n’est pas que collective, elle est aussi portée par les individus qui perçoivent en fonction du rôle qui a pu être le leur. Pour aller un peu plus loin, notre identification est aussi en cause.

Je l’ai personnellement réalisé par une question. Alors que se préparait une manifestation à laquelle j’étais amené à participer, le Printemps palestinien de l’agglomération creilloise, je me suis surpris du programme que nous mettions en place et qui me paraissait trop univoque. N’était-il pas pertinent d’équilibrer le propos et d’inviter également des israélophiles, ou tout au moins des interlocuteurs à même de discuter le point de vue pro-palestinien ? La réponse qui m’a alors été adressée ne manquait pas de pertinence non plus. Fallait-il se sentir obligé à cet équilibrage ? Pour reprendre la thèse défendue par Nathan Wachtel(3), un débat sur l’histoire des vaincus exigerait-il de convoquer à la discussion les vainqueurs ? C’est pourtant ce que je proposais sans le savoir ; sans le savoir puisque non encore informé des réalités de ce conflit, sans ancrage sur le terrain. De plus, la quête d’un équilibre, présumé garant d’objectivité, n’est-il pas dans ce dossier la marque de fabrique que s’est donnée la politique française depuis plusieurs décennies ? Là encore, n’y a-t-il une forme de mimétisme avec la voix officielle de la France que véhiculent les grands médias ?

L’enjeu n’est pas mince. Il concerne aussi bien le populisme à l’égard des strates dominées de nos sociétés, le misérabilisme envers le Tiers monde(4), que le génocide perpétré à l’encontre des juifs pendant la Seconde Guerre mondiale. Avec la Shoa on atteint (espérons le) le paroxysme de l’horreur, la mise à mort systématique et mécanisée, doublée d’une déshumanisation sans pareil de toute une population, au nom du fait qu’elle est. Non pas un crime pour ce qu’elle aurait fait, tant les charges sont fallacieuses, mais seulement un délit d’existence. « Le » juif y est réduit à l’animalité la plus honnie dans l’échelle du vivant, pas plus qu’un rat et bien moins qu’un chien(5).

Mais est-ce par là que l’on doit aborder le sujet des palestiniens aujourd’hui ? En d’autres termes, s’il nous venait à l’esprit d’exercer notre liberté d’expression en discutant la posture israélienne contemporaine, devrions-nous nous résoudre à être coupable d’une forme d’antisémitisme ?

Car en ce qui concerne la politique israélienne, la matière à la critique ne manque pas. D’après les lectures précédant le départ il y aurait par exemple 120 colonies israéliennes reconnues par l’État hébreu en Cisjordanie, 400 000 israéliens installés dans ce même territoire et 200 000 à Jérusalem Est. C’est pour le moins beaucoup quand l’on s’engage dans un processus de cohabitation entre deux États indépendants. D’autant que la colonisation n’a cessé de se poursuivre, ce que ne conteste pas Israël lui-même, et alors que les accords d’Oslo prévoyaient en 1993 l’arrêt de ces implantations.

En définitive, sur pareil sujet nous devons être conscients que nous allons défrayer les passions et cet état de fait paraît hélas inévitable. Ce qui deviendra essentiel concernera alors l’administration de la preuve et l’honnêteté du propos.

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1. Cf. Candide ou l’optimisme, Genève : J. Cramer, 1759.
2. Dans « Objets de peu. Les marchés à réderies dans la Somme », in L’Homme, n°170 « Espèces d’objets », 2004, pages 117 à 138.
3. La vision des vaincus. Les indiens du Pérou devant la conquête espagnole (1530-1570), Paris : Gallimard, 1971, « Bibliothèque des Histoires ».
4. Cf. Claude Grignon et Jean-Claude Passeron : Le savant et le populaire : misérabilisme et populisme en sociologie et en littérature, Paris, Seuil, 1989.
5. Cf. Arnold Arluke et Clinton R. Sanders : « Le travail sur la frontière entre les humains et les animaux dans l’Allemagne nazie », in Politix. Revue des sciences sociales du politique, n°64 « La question animale », 2003, pages 17 à 49.

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4 ♦
UNRWA :
Au milieu du chaos syrien

 

[- Denis Lachaud  : Face à une petite assemblée composée de militant-e-s de la cause palestinienne (AJPF, plateforme des ONG françaises pour la Palestine), d’une étudiante de l’EHESS qui vient de rédiger une thèse intitulée Sociologie de la militance palestinienne en Syrie et de La Forge, Michael Kingsley, directeur de l’UNRWA pour la Syrie, parle de la situation actuelle sur le terrain. Paris, 02 novembre 2015 –]

« Au milieu du chaos qui règne actuellement en Syrie et conduit des milliers de réfugiés vers l’Europe, notre mission est de constamment rappeler l’existence des réfugiés palestiniens. Il est facile de les oublier, d’oublier ce qui les rend particulièrement vulnérables. Si vous êtes un réfugié palestinien en Syrie, la guerre affecte votre vie plus encore que si vous êtes Syrien, et ce pour plusieurs raisons :

  • Les camps palestiniens sont situés juste à l’extérieur des villes. Les groupes armés qui tentent de prendre ces villes trouvent les camps sur leur chemin. Ils sont devenus, en 2012 et 2013, le théâtre de conflits. Beaucoup de Palestiniens ont été déplacés. Certains ont eu à peine 24 heures pour partir. Plusieurs camps ont été entièrement vidés (Dera’a, Qabr Essit…) Pour deux d’entre eux, certains réfugiés ont pu revenir. Cela devient de plus en plus compliqué d’y poursuivre nos missions, notamment notre mission d’enseignement. Nous tentons de suivre les réfugiés là où ils vont, nous louons parfois des écoles syriennes, les enfants palestiniens viennent en classe l’après-midi, une fois que les enfants syriens ont quitté l’école. Nous avons également produit, avec l’UNICEF, un petit livre d’auto-apprentissage que nous fournissons aux enfants qui nous ne pouvons plus atteindre, car ils vivent dans des zones non sécurisées. Nous tentons de former les parents à les aider.
  • Le conflit aggrave la pauvreté. En 2011, avant la guerre, 27% des 170.000 réfugiés palestiniens recensés vivaient avec moins d’un dollar jour, contre 11% des Syriens. Le chômage affecte particulièrement les Palestiniens. Nous vivons avec eux, nous voyons les enfants venir à l’école, leur peau pâle, leurs lèvres sèches, certains en sandales même en plein hiver. “Mon enfant est enrhumé“ disent des parents mais il ne s’agit pas de rhume, plutôt de malnutrition.
  • Historiquement, les Palestiniens étaient, en Syrie, perçus comme favorisés par le gouvernement qui se déclarait le champion de la cause palestinienne. C’est aussi ce qui est arrivé en Libye et en Irak ; quand le gouvernement est combattu ou renversé, les Palestiniens deviennent des cibles. Si quelques-uns rejoignent les groupes armés, le gouvernement dénonce leur ingratitude : “On vous a nourris et protégés, c’est ainsi que vous nous remerciez !“ Dans le camp adverse, on les considère comme des espions potentiels à la solde du gouvernement.

En Syrie, la répression et le contrôle du gouvernement continuent à se durcir. La machine répressive tourne à plein régime. Beaucoup de civils sont arrêtés et détenus. Ceux qui sont libérés racontent les conditions déplorables de leur détention. Des employés de l’UNRWA ont été arrêtés dans nos bus, à des check points. Un autre a été arrêté au mariage de son fils. Des enseignants en religion sont arrêtés au simple motif qu’ils possèdent chez eux des livres religieux.

Quatorze membres de l’UNRWA sont morts depuis le début du conflit. Parmi les volontaires du SARC (Syrian Arab Red Crescent – Croissant Rouge Arabe Syrien), ce sont 45 morts qu’on dénombre. Je tiens à leur rendre hommage, ils travaillent encore là où nous ne pouvons plus nous rendre parce que nous devons nous en tenir à notre position de neutralité.

A l’UNRWA nous faisons ce que nous pouvons mais nous ne pouvons pas le faire seuls. Nous avons besoin de votre soutien pour faire passer le message dans votre pays, il ne faut pas oublier les réfugiés palestiniens.

Sur place, nous essayons de leur montrer, le plus longtemps possible, que nous nous soucions d’eux et que nous faisons tout ce qui nous est possible de faire pour les aider.

Parmi ceux qui partent, très peu sont en possession d’un passeport. La plupart sont obligés de s’enfuir illégalement, clandestinement, comme s’ils commettaient un crime. 

Un autre de nos soucis concerne l’après-guerre. Que restera-t-il de la communauté palestinienne quand le conflit sera terminé ? Certains réfugiés ne quittent la Syrie qu’en dernier recours car ils sont très inquiets des conséquences de la venue en Europe, de la perte d’identité supplémentaire qui ne manquera pas de toucher leurs enfants quand ils parleront allemand, français ou anglais au quotidien. Que restera-t-il de la déchirure ? »

Denis Lachaud

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5 ♦ C’est si bon de se faire du mal (?)

 

Haro sur une théorie du sadomasochisme israélo-palestinien
(avant qu’elle ne soit inventée…)
[1]

 

VOLET 1  (☛ à télécharger)


DU SADOMASOCHISME ET DE SES INTERPRÉTATIONS

 

[- Candide, Surnuméraire ès sciences sociales : Le Collectif La Forge a décidé en 2014 de se lancer dans une troisième investigation sur le thème Habiter, qui s’inspire des travaux en cours sur ce concept à la charnière de l’anthropologie, de la philosophie et de la géographie. Après Habiter un bord de fleuve et Habiter un bord de ville, s’ouvre Habiter un bord de monde, s’appuyant sur les camps de réfugiés palestiniens. Le présent texte s’inscrit ainsi dans le cadre du retour en France après un premier voyage d’étude, mené lors du premier semestre 2015 en Palestine. Il brosse le scénario, heureusement imaginaire, d’une théorisation loufoque dans laquelle les victimes deviendraient des masochistes consentants, voire plus, les demandeurs de leur propre supplice. Cette idée est probablement née des relents d’interprétations nauséabondes qui, justement, abondent sur certaines ondes radiophoniques et télévisuelles. Que la lectrice ou le lecteur qui se sera « abandonné(e) » à la lecture de ces lignes veuille bien nous excuser de révéler ici une bien triste constatation quant à l’état de la pensée dans les pays occidentaux, au point qu’on en arriverait à dépasser nos « maîtres » dans l’ineptie, pour ainsi leur suggérer une facilité interprétative bien pratique au fond. Les palestiniens ne seraient en fait que des masochistes, auxquels la composante actuellement dominante de la société israélienne offrirait le cadre plus qu’idéal dans la réalisation de leurs fantasmes de persécution. Tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes… masochistes. Mais plus sérieusement, cette idée ne ferait que reproduire la vieille antienne selon laquelle les dominés seraient les complices de leurs dominateurs. Or, considérer qu’il existerait des conditions historiques et culturelles favorisant objectivement l’émergence d’une psyché collective de type masochiste est une chose ; arguer du fait que le misérabilisme auto-dévalorisant peut aussi constituer un atout dans les rapports de forces internationaux en est une autre qui peut s’entendre ; mais n’ira-t-on pas, dans un avenir proche, jusqu’à prétendre que la domination d’un peuple martyrisé serait mue par un désir subjectif d’être dominé. Dénonçons par avance cet alibi avant même que l’idée ne vienne à la conscience d’esprits encore plus aliénés que le nôtre –].

 

            Martin Luther King déclarait « I have a dream » et déclamait par ce célèbre discours[2] son rêve d’une société plus juste, dans laquelle la couleur de la peau[3] ne serait plus un facteur de discriminations. N’ayant pas le talent d’un pasteur et les voyettes de mon sommeil restant insondables, je dois bien reconnaitre avoir fait, pour ma part, un véritable cauchemar. Probablement perturbé par la pensée néo-réactionnaire de quelque Zemmour, et autre Finkielkraut[4], omniprésents dans les médias et parfois auréolés par la reconnaissance académique, je me suis réveillé un matin avec une profonde sensation de malaise… et sans plaisir hélas (masochisme, si tu seulement tu me tenais…). M’était venu à l’esprit que l’on pourrait, un jour, interpréter le drame qui se joue depuis plus d’un demi-siècle au Proche Orient comme on le ferait d’une scène sadomasochiste. Qui sait si un auteur n’aurait pas l’idée de prendre cette structure théâtrale, parfois pathétique[5], comme support d’une glissade métaphorique. Bien entendu, les expériences tout aussi pathétiques de la vie n’étaient probablement pas étrangères à l’apparition de ce schème du plaisir trouvé, dit-on, dans le déplaisir, du bien-être dégagé pour certain-e-s de la souffrance. Je souffre, donc je jouis ? Ou plutôt Je doute d’être ce à quoi j’aspire être et cela me fait souffrir au point d’en rechercher la catharsis dans une autre douleur ? La pensée cartésienne, au-delà de ses errements instrumentalistes, méritait peut-être mieux que cette déclinaison du fameux cogito.

            Mais on dit que parfois la réalité rejoint la fiction. Car en réalité, cette thèse existe. Elle a été soutenue en France et c’est l’œuvre d’un sociologue. Par courtoisie pour ce collègue, nous en tairons le nom, tant parfois le ridicule peut faire mal. Mais alors, selon la relation que ce docteur entretient lui-même avec son objet, ce serait peut-être là aussi lui donner du plaisir, ce dont nous nous abstiendrons d’autant plus, n’ayant pas, à notre connaissance, de penchant pour le « sadochisme »[6]. Que l’on se rassure toutefois, il n’applique pas son schématisme théorique à la situation qui nous intéresse ici, mais en reste (plus sagement) au sadomasochisme sexuel, avec quelques extensions à son corollaire moral. Pour autant, qu’adviendrait-il si on se donnait l’ambition de passer des individus et de leurs alcôves aux sociétés et à leurs guerres ?

            La sociologie de Georg Simmel, par exemple, n’hésite pas à briser nos représentations communes du conflit[7]. Plutôt que d’y voir nécessairement un facteur de désintégration, on peut percevoir dans l’affrontement entre des composantes sociétales le moyen pour les dominés d’accéder à la scène publique, voire d’exister au travers d’elle par le conflit qui se met en scène. Mais celui qui fut probablement à l’origine des approches interactionnistes en sciences sociales ne va pas jusqu’à caricaturer sa théorie en l’appliquant aux situations dramatiques dans lesquelles l’individu ou le groupe joue son existence physique et cette limite à la montée en généralité évite de confondre tout avec tout.

            Loin de nous également l’accusation selon laquelle toute tentative d’explication sociologique à un phénomène initialement psychique serait obligatoirement vouée à l’échec. Il va de soi que les instances du psychologique et du social sont intriquées l’une dans l’autre, ce qui peut amener, d’un point de vue sociologique, à considérer qu’un type de psyché peut ressortir aussi d’une forme d’organisation socioculturelle, religieuse, morale. Philippe Rigaut[8], pour illustration, fournit une analyse socio-anthropologique pertinente et enrichissante du sadomasochisme, mettant en lumière le déroulé historique et idéologique du syncrétisme entre fétichisme et SM. Il se garde bien néanmoins d’en tirer des conclusions quant à l’organisation hiérarchique dans les entreprises ou la société tout court. Il y a bien des éducateurs pédophiles qui se sont choisi une profession potentiellement en phase avec leurs fantasmes ; de là à voir dans le fantasme une manière détournée de contourner le caractère phobique de nos sociétés à l’égard de la pédophilie, il y a un pas que nous ne franchirons pas.

 

DU BDSM[9] AU SACRÉ, EN PASSANT PAR LA SOCIÉTÉ POST-MODERNE

            Dans un premier temps il convient de résumer aussi précisément que possible la pensée du thésé dont il est question et à l’origine de cette réflexion. Ce dernier commence par rappeler des évidences avec lesquelles on ne peut qu’être en accord : la sexualité, propre à l’humain, est également une construction sociale ; le contexte culturel influe tant sur ses formes que sur les significations dont on la charge. L’auteur définit ainsi sa problématique : prendre le relai de la psychologie pour appréhender le SM en tant que processus sociologique, mu par des imaginaires de refus de la soumission ; un apparent paradoxe donc qui consisterait à faire du jeu dominant/dominé un renversement de la domination vécue sur la scène sociale. Mais comment définir le SM : la tâche est ardue. Une identité insatisfaisante rebâtie à partir d’un ensemble de pratiques sexuelles ? Gageons que les individus insatisfaits de l’image sociale qu’ils dégagent sont nombreux ; on comprend alors mal pourquoi certains passent par la scène SM sans recourir à la notion de « libidinisation » d’une douleur et/ou d’une humiliation vécue dans le cadre du trauma et associée donc à l’attention de l’être dont on espère l’amour. C’est la thèse défendue par beaucoup de psychanalystes, psychologues et sexothérapeutes[10], dont une part conséquente des freudiens[11]. Le sociologue ici ne s’en sort qu’en distinguant un « masochisme soft » d’un « masochisme pathologique », sachant qu’il s’attachera à donner une explication au seul premier, ludique et rusé en quelque sorte. « Ainsi, le sadomasochiste soft cherche le plaisir et l’amour, la maîtrise de soi dans et par la maîtrise de ses propres pulsions, là où le sadomasochiste pathologique, au contraire, nie l’amour et demeure entièrement soumis à ses pulsions de mort » (page 20). Au final, nous aurions un « bon » et un « mauvais » masochisme, nous faisant retomber dans les travers, dénoncés par ailleurs, des jugements de valeur moralistes, dont les sciences ne sont pas exemptes bien entendu[12]. On pourrait préférer à cette dichotomie une structure ternaire du type de celle proposée par Michel Mogniat[13]. Ce dernier énonce une théorie DES masochismes, avec trois dominantes (compulsionnelle, déviante et perverse) qui peuvent se combiner plus ou moins entre elles, se transformer dans le courant d’un parcours masochiste, mais qui de plus s’insèrent dans deux formes majeures : le masochisme de situation et le masochisme d’objet. Au travers de cette théorie on recourt à des histoires personnelles, où les situations et les objets sont porteurs de symboliques signifiantes.

Se limiter donc à l’étude du soft, à savoir celui qui resterait sous contrôle, sans le « déchaînement chaotique des pulsions » qu’impliquerait au contraire le pathologique, c’est nier que toutes les formes de masochisme impliquent peu ou prou le contrôle de la situation, et en tout cas toujours sa recherche. Jouer à se faire peur ne s’exempte pas d’un scénario anticipé, ce que montre d’ailleurs l’auteur.

Plus encore, puisque la thèse ne porte que sur la dimension soft, encore faudrait-il pouvoir scinder, sur le plan analytique, les deux formes l’une de l’autre. Si le moteur libidinal du sadomasochisme trouve son carburant dans cette érotisation de la douleur, et plus globalement de la souffrance psychique, on ne voit pas comment séparer le soft du pathologique par autre chose qu’une échelle de grandeur, une question de degré par rapport à la transgression des normes, donc dans un positionnement sur l’ordre de la déviance. Le risque d’essentialisme n’est pas mince et la référence à la théorie durkheimienne inciterait à relativiser cette opposition soft/pathos[14].

Ce qui se révèle extrêmement intéressant dans ce travail, c’est finalement le néologisme qui ressort du lapsus d’un interviewé et que l’auteur reprend justement à son compte. Lors de l’entretien la langue fourche pour créer un condensé : le « sadochiste ». Or justement, le philosophe Gilles Deleuze[15] l’ayant suffisamment montré, le dominant dans une relation sadomasochiste est tout autre chose qu’un sadique. Il est en fait instrumentalisé par son/sa dominé-e qui l’éduque à « bien » faire mal, une antiphrase caractéristique du SM. C’est donc une relation masocentrée qui se déroule dans le SM et en cela on peut nommer le dominant, en réalité le simple porte-cravache, « sadochiste », pour éviter la confusion avec le sadisme, qui n’a que faire d’un-e dominé-e consentant-e.

            Ce masocentrisme peut conduire à déifier le martyr volontaire et c’est, nous y reviendrons, la conclusion de cette thèse pour laquelle le masochiste serait en fait en quête du sacré. Hélas, n’est pas Jésus qui veut et nos sociétés pos-modernes orienteraient vers des formes moins sublimatoires que celles observées en Judée-Samarie-Galilée aux premières heures de notre ère.

 

LÀ OÙ ÇA FAIT MAL

            Le glissement, pour ne pas dire la glissade, apparaît clairement à plusieurs reprises, mais une phrase l’illustre parfaitement : « Imaginons enfin un instant une société fonctionnant selon les principes sadomasochistes, il suffirait aux dominés et aux exploités de dire “stop” pour que cesse l’oppression, voire même pour que les positions dans la hiérarchie s’inversent » (pages 72-73). Non seulement cette situation a toutes les chances de ne jamais advenir puisque le masochisme est au contraire une volonté, selon l’auteur, de créer un contre-champ temporaire, une scène ludique dont on sort par une bonne douche (page 178), mais plus, la thèse défendue c’est aussi, et à bon escient, que la motivation masochiste n’existe que parce qu’elle est profondément distinctive (au sens bourdieusien du terme), voire carrément narcissique. Le masochiste y est décrit comme véritablement imbu de sa personne. Si cette interprétation se trouve être parfaitement plausible et adoptée par nombre d’analystes, dans ce cas comment la concilier avec l’hypothèse d’un renversement contestataire, voire possiblement révolutionnaire (?) si on suit la citation ci-dessus. Des sadomasochistes au pouvoir apporteraient-t-ils plus à l’égalité que si nous étions dans la situation d’un pouvoir réellement tenu par un patronat omnipotent associé à un gouvernement faussement du côté des plus modestes ?[16]

            L’ouvrage dont il est ici question se développe en quatre mouvements, partant du rapport à la déviance à celui avec le sacré, en passant par les questions du pouvoir-domination et du temps suspendu, de la mort et de la souffrance.

            En développé maintenant, il s’agit d’abord de montrer que, bien entendu, le SM est un objet sociologique, y compris lorsqu’il s’agit de son volant sexuel, l’humain répondant aussi à des logiques sociales et culturelles puisque les rapports intimes sont étroitement contrôlés par la morale. Par ailleurs, la sexualité, et par là les rôles dévolus aux identités sexuées dans cet exercice, structure donc bien les rapports sociaux de genre[17]. Toutefois, on pourrait objecter que la part sociologique de ce déterminisme emprunte le chemin d’une socialisation familiale, empreinte elle-même de relations interpersonnelles intimes relevant au moins autant de la psychologie. N’est-on pas ici face à un objet de science typiquement à la jonction des deux approches disciplinaires ?

La démarche de l’auteur, que l’on pourrait qualifier de « compréhensive » au sens wéberien du terme[18], l’amène donc à voir dans le SM un processus sociologique au-delà des pratiques et de leurs implications identitaires. Et à l’appuie de cette option, le sociologue note une contemporaine « démocratisation » des pratiques déviantes. On commence à appréhender le raisonnement : s’il y a un courant sadomasochiste[19] travaillant notre contemporanéité, amenant un développement de ces pratiques ou même une référence accrue au SM dans la publicité[20], les arts et la culture en général, c’est bien à la sociologie de s’en saisir en tant que science explicative des phénomènes sociaux. Si ce n’est que c’est un peu comme prendre l’effet pour une cause. C’est la raison pour laquelle on se demande si le terme de « démocratisation » est bien opportun. Chercher à comprendre pourquoi nos sociétés généreraient davantage cette attirance pour le SM pourrait en lui-même constituer un projet de recherche sociologique. En revanche, dans l’interprétation qui nous est ici proposée c’est le sadomasochiste et son discours de légitimation qui constituent le cœur du matériel analytique, comme si on prenait la justification patronale sur l’inégalité salariale au pied de la lettre. On cherchera en vain une typologie sociale des adeptes de telle ou telle forme de SM. En un mot, l’idée d’une construction sociale des sexualités, en lien avec des imaginaires culturels et des transformations sociales en cours, se justifierait, mais peine ici à convaincre dans la mesure où tout le problème réside dans l’administration de la preuve. Bien qu’il s’agisse d’une thèse, la sensation d’une tentative davantage essayiste domine. On attendrait par exemple une description assez fine de la méthodologie de recherche pour évaluer les limites de l’ambition. De la même manière, les matériaux d’enquête restent très minoritaires par rapport aux emprunts à d’autres auteurs, spécialement Véronique Poutrain[21]. On relèvera encore pléthore de formules interrogatives, comme si les idées étaient posées en tant qu’hypothèses.

            Ces questions liées à la définition de l’objet expliquent certaines impasses, comme les difficultés à délimiter le sadomasochisme des sexualités dites hard, à expliquer éventuellement leurs porosités par des biographies sexuelles signifiantes. Lorsque par exemple on nous montre qu’il y a toujours une phase de négociation entre partenaires SM sur ce qui va se passer entre eux, et que le sociologue a observée dans des soirées spécialisées, on est étonné de ne pas avoir ensuite une description précise du contenu de la négociation à partir de ce qu’il a vu. On peut en effet postuler qu’il y a du sens dans ces actes ritualisés et qu’on ne négocie pas de la même manière une fessée et une strangulation, que le parcours des sadomasochistes n’est pas anodin quant au mode de négociation adopté.

 

POUVOIR ET DOMINATION : quel contre-pouvoir ?

            Le deuxième mouvement nous déplace vers le traitement du pouvoir, effectivement au centre de la relation sadomasochiste. Et c’est probablement ici que l’extrapolation est la plus discutable. En introduisant son chapitre par une citation mise en exergue, à savoir que « le pouvoir s’exerce d’en haut, mais [qu’]il vient d’en bas », on assiste à un renversement qui amène à lire le SM comme une subversion. Ce décryptage porte à faire de la domination sadomasochiste une relation de servitude simulée. « Le SM devient alors l’érotisation du pouvoir qu’il détourne de son but » (page 67).

            Nous n’avions pas sur-interprété en entrevoyant, en amont, ce caractère subversif du SM. Il est en effet annoncé tel quel page 63. L’explication tiendrait dans l’observation d’une facilité quant à l’échange des rôles entre sadochistes et masochistes. Cet intervertissement (qui n’est pourtant que le fait des switch ?!) justifierait de penser que « la relation sadomasochiste interroge l’exercice du pouvoir » (page 71)[22]. Ainsi donc, plutôt que de revendiquer le partage du pouvoir, ou même l’absence de coercition, les partenaires SM pratiquent l’alternance[23]. Car « Dans une relation sadomasochiste (…), le rôle joué dépend des acteurs. La structure est fluide. (…) les deux parties en présence y trouvent satisfaction. Le sadomasochisme n’est donc pas qu’un simple reflet, une pâle copie de la hiérarchie sociale, il est créateur d’une structure finalement beaucoup plus souple » (page 72). Non seulement c’est une curieuse manière de fondre la domination[24] dans la question d’un pouvoir interchangeable quant aux mains qui le détiennent, mais nous sommes aussi un peu dans le monde de Chantal Goya[25] : ce matin un lapin a tué un chasseur, mais demain le chasseur reprendra son fusil. Heureusement, ce qui suit nous ramène aux bonnes pages de Deleuze sur l’orgueil démesuré du soumis, qui « déploie des trésors d’ingéniosité » (page 74) pour dresser son sadochiste à l’image de ses fantasmes. C’est là le défi du masochiste et toutes les provocations sont bonnes pour obtenir la punition recherchée.

            Mais là encore, l’inspiration lumineuse du philosophe (et néanmoins fondée sur une analyse de texte pointilliste) est poussée au-delà des limites du cadre qui lui a donnée naissance et l’on se retrouve de plain-pied dans la vie sociale car, pour le sociologue « En cédant sur ce qu’il considère comme des détails, le masochiste maintient son droit à l’existence et à son espèce particulière de plaisir. Sa résistance prend la forme d’une docilité parfaite qui en devient une révolte »[26] (page 79). Le masochiste serait ainsi un gandhien qui s’ignorerait ? Non, il est au contraire parfaitement conscient et « fier » d’être « marqué par le destin », « un élu » (ibidem), courageux et rehaussé par sa capacité à endurer la souffrance. Seulement, toute la différence avec Gandhi tient dans le contexte politique et culturel d’une société indienne extrêmement violente, où la révolte du faible a montré ses limites. Le fait d’y prôner la non-violence est alors un acte politique. Or, même si le sociologue met en avant les entrepreneurs de morale[27] qui dénonceraient cette « perversion » sadomasochiste, on attend encore la Christine Boutin de la croisade anti-SM. Si on a tout juste eu droit à un procès au Royaume-Uni[28], c’est peut-être que les fans de « Johnny Johnny »[29] ne sont pas si menaçants pour l’ordre social hétérosexuel « vanille »[30].

 

UN TEMPS SUSPENDU : pont vers la sacralité

            Dans le troisième mouvement, l’attention est portée sur l’importance de la séance SM comme mise en suspension du temps. Par la mise à distance du plaisir, au moyen de la douleur, le masochiste repousserait ainsi sa propre satisfaction, durée qui devient pour lui source de plaisir. « La sexualité classique conçoit l’orgasme comme le point culminant du plaisir. Le sadomasochiste trouve au contraire le sien dans la durée qui le sépare de l’orgasme perçu certes comme le maximum du plaisir mais également et surtout comme sa fin » (page 118). En résumé et à l’extrême, pour que ne cesse la jouissance[31] l’idéal serait encore qu’elle ne commence jamais. Les exégètes de ce paradigme pourront alors expliquer l’interminable longévité des conflits internationaux lus sous le prisme du sadomasochisme.

            Certes, la suspension temporelle (qui peut faire penser aux jeux de suspension dans le SM) oblige à nous interroger, car les séances peuvent être d’une longueur infinie dit-on, bien que subsiste la question de la motivation à ainsi souffrir, ce que l’auteur appelle la « fonction » de cette temporalité distendue. La réponse apportée nous amène tout naturellement (?) vers le sacré, puisque c’est traditionnellement le domaine des dieux que de maîtriser l’écoulement du temps. Ce sera l’objet du quatrième mouvement. Mais auparavant, nous apprenons, par un retour de la psychologie, que la source de ce dispositif de mise en attente pourrait bien se trouver dans le trauma que nous évoquions plus haut. « (…) la victime d’un choc traumatique cherche à ne plus penser à la situation à l’origine de ce choc pour ne plus revivre l’angoisse vécue. Le masochiste, à l’inverse, cherche à reproduire et faire durer le plus longtemps possible ce moment, comme si le revivre lui permettait finalement de diminuer son angoisse » (page 121). C’est donc d’une érotisation des peurs dont relève le masochisme, et aux premiers rangs desquelles on trouve la déchéance des corps et pour finir la mort. Ce n’est donc pas un hasard si, plus loin dans la lecture, on trouvera des références aux contes qui offrent d’autres moyens d’exorciser les angoisses. Il s’agit en définitive d’« apprivoiser la mort », pour s’y préparer dans une version s’apparentant à une euphémisation, tout en cherchant à lui donner une signification par la confrontation avec sa simulation. Car au cœur de la fonction temporelle spécifique au SM il y a une « tension » et c’est justement celle-ci que l’on aimerait mieux comprendre. « Des pratiques comme le bondage ou l’enfermement relèvent de ce rapport au temps pendant lequel vont augmenter la tension et l’angoisse du soumis qui ne sait pas quel sort lui est réservé. L’excitation sexuelle est certes accrue par la souffrance, mais c’est avant tout le délai qui entre en jeu (…) » (pages 120-121). La comparaison qui précède avec la gastronomie (page 119) est peut-être excessive, car mettre le masochiste du côté du gastronome et les vanilles du côté des affamés sans raffinement, revient à nier la question des préliminaires, mais surtout cette mise en tension, instrumentalisant la durée, a également à voir avec une quête cathartique qui trouve ses origines en amont, dans une autre fonction signifiante, celle des usages psychiques de la culpabilité.

            Pour rechercher dans le rituel SM une réponse à la confusion entre du pur et de l’impur, il faut bien que se soit produite une élaboration spécifique (psycho-sociale) de ce schéma dichotomique.

            Une proposition était fournie dès la page 22. « En tant que processus, le masochisme se révèle producteur de pratiques et de schémas de perception différents de ceux imposés par la culture courante dans laquelle il s’inscrit. En cela, il s’avère être autant une parodie de la société[32] dont il est issu et dont il permet de combler certaines lacunes, notamment celles liées au besoin de se sentir unique. » Et quelle meilleure manière de rejoindre le panthéon des êtres incomparables que de devenir immortel ?

Ce passage pose néanmoins deux grands problèmes. Primo, n’est-ce pas accorder au masochiste une rationalité qu’il ne revendique d’ailleurs pas quant au fait qu’il chercherait en réalité à parodier les rôles sociaux institués ? Qu’il y ait chez les adeptes du SM quelques esprits soucieux d’intellectualiser la démarche masochiste au point d’en faire une scène critique de l’ordre social, pourquoi pas. Mais pour passer du fantasme de domination aux arts de la résistance finement décris par James C. Scott[33], il faut au minimum un passage par l’infra-politique. Or, « l’amour qui fait mal » ne pratique pas la subversion de l’ordre établi, bien au contraire. Un grand manager, en haut de sa tour de La Défense peut bien rêver d’une Domina qui le ferait ramper pour lécher ses bottes rouges, de retour devant son staff c’est lui qui donne les ordres. La parodie en reste au stade du burlesque dans le club SM, sans passer au renversement des rôles de la vie sociale et politique. Arborer un uniforme qui ferait penser à la Waffen SS peut bien constituer une dérision, ça n’en représente pas pour autant une arme pédagogique contre la nazification des cerveaux.

Quant aux lacunes de la société pour flatter l’ego des masochistes, si ceux-ci sont en effet en mal de reconnaissance, c’est une unicité en trompe-l’œil qu’ils produiraient. Jésus sur la croix a su se bâtir un statut de martyr planétaire ; à un autre niveau l’abbé Pierre se plaçait dans des attitudes de contrition qui pouvaient forcer le respect pour le fondateur d’Emmaüs, pourfendeur de la domination sociale des plus humbles, acteur concret de la lutte contre la grande pauvreté ; alors que le bondage contraint à l’inaction, dans la cadre confidentiel d’une séance qui se déroule en dehors de l’espace public.

Enfin le SM serait un moyen d’accéder au sacré, donc de se sortir du profane, selon une opposition classique chez Durkheim. Le sadomasochisme serait par là un rite initiatique qui, au travers de la déviance (notamment sexuelle), permettrait d’accéder à un temps autre, mais pas au sens d’une hétérochronie foucaldienne[34], mais simplement en mettant en suspension temporelle la satisfaction par le plaisir ; un plaisir à retardement en somme.

« (…) en parodiant la société dont il est un des produits par sa mise en scène du pouvoir et son utilisation de la souffrance et de la contrainte, le masochisme s’avère finalement être un moyen moderne de gérer l’équilibre entre le sacré et le profane, de passer de l’un à l’autre, de se parer des atours du sacré ».

            Ce texte de plus de 200 pages est au final davantage un essai qu’une thèse. On est en effet surpris des nombreuses reprises d’exemples tirés de la littérature scientifique, sadomasochiste elle-même ou d’extraits télévisuels, du net SM etc. Pour une thèse en sociologie, les quelques passages reproduisant le propos des interviewés ou des scènes observées ne compensent que peu les terrains empruntés à d’autres chercheurs.

 

CONCLUSION TEMPORAIRE

            En conclusion, je dois bien reconnaitre faire beaucoup trop de cauchemars ces derniers temps. Mais plus tragiquement, ce résumé (certes critique) nous convainc d’un élément, à notre sens central, celui de l’impossibilité de traiter d’un sujet comme le SM de façon mono-disciplinaire. L’association d’une psychologie, au moins clinique, à la socio-anthropologie paraît indispensable pour éviter que les sciences sociales ne ratent leur objet, à moins bien sûr de traiter de la question comme le fait Philippe Rigaut, à savoir sans prétendre entrer dans les motivations individuelles pour le SM.

Décidément, si le sujet du SM est intéressant parce qu’il trouble le sens commun en associant les deux termes du plaisir et de la souffrance comme dans un oxymore, en combinant un ego démesuré avec le souhait de soumission, de n’être plus rien qu’un objet, pourtant cette fibre (à moins qu’il ne s’agisse d’un paradigme !) nous reste étrangère quand il s’agit de penser la société et son monde du travail, et encore plus les relations internationales. Pauvre cancre en la matière, peut-être qu’une lectrice aura le sadisme de vouloir nous initier, faisant ainsi découvrir un mysticisme inconnu. Mais par pitié, qu’on nous épargne alors la théorie du retournement des postures vécues dans cette théâtralité fantoche.

            Nous aborderons dans le second volet de cette exploration la question des extrapolations auxquelles peuvent donner lieu les parangons les plus divers, et notamment la contradiction à apporter avec la situation israélo-palestinienne.

 

CB1
Photo présentée par Anne Paq et Joss Dray, lors de leur exposé au « Printemps palestinien », le 3 mai 2015 à Montataire
Probablement une masochiste faisant part à son dominant de ses fantasmes…

 

POST-SCRIPTUM

            Ce texte fut une torture, un supplice d’écriture… une expérience masochiste ?! Le remord nous a tenaillé tout au long de sa maturation ; lire et relire. Avions-nous bien compris l’auteur ? Ne faisait-on pas de contresens ? Nous nous sommes mis, pour nous rassurer et donc faire passer notre culpabilité, à rechercher des notes de lecture sur internet. Peut-être seraient-elles à même d’apaiser nos doutes ? Nous avons trouvé ce que nous cherchions. Un texte de Michel Mognat, dont nous nous félicitions du coup pour avoir dit le plus grand bien de ses travaux. En lisant sa critique, la conclusion était qu’en définitive il était encore plus sévère que nous. Derrière des formules tout en euphémismes comme « L’exercice n’est pas tout à fait réussi », le créateur de causepsy.fr tire des constats très convaincants.

            Tout d’abord il reste également interloqué par le relativisme des définitions, qu’il s’agisse du sadomasochisme lui-même ou du hard. Ensuite, il fait la même remarque sur le caractère moraliste de cette distinction entre masochisme soft et pathologique. Mais il va beaucoup plus loin encore en parlant de la présentation d’un « masochisme fréquentable, un masochisme idéal et un autre, à rejeter impérativement. Ce “bon masochisme” fréquentable se différencie du mauvais par le respect des consignes de sécurité et vise à « (…) préserver l’intégrité physique et morale de chacun » (page 176) » Et Mogniat n’a pas son pareil pour montrer qu’il a suffisamment d’analyses cliniques en stock pour nuancer cette sauvegarde de l’intégrité.

« Lorsqu’un masochiste réclame “champagne et caviar” rien n’assure l’intégrité physique par la non transmission de microbes à moins de désinfecter l’urine et la merde auparavant ! Pas plus que des pratiques qui rentrent dans le cadre SM comme le marquage au fer rouge ou le piercing en passant par la scarification n’assurent l’intégrité physique des pratiquants. Quant à l’intégrité morale, l’exhibition peut parfois s’avérer très préjudiciable et sans possibilité de réparation. »

            On ne saurait mieux dire. Reste néanmoins qu’il est difficile de mettre dans le même sac une fessée retenue avec le marquage au fer rouge et donc que la question des degrés subsiste. Un CRS qui balance une grenade lacrymogène dans une foule de manifestants c’est larmoyant à coup sûr, mais rien à voir avec les tirs à balle réelle de Tsahal.

 

            En réintroduisant de la psychologie, sans nier l’intérêt d’une approche sociologique, l’auteur du Masochisme sexuel évite les raccourcis. Il explique ainsi que la culpabilité peut bien être un sentiment de faute par rapport à la transgression des normes, c’est aussi une composante essentielle à certaines formes de masochisme, que la séance permet de faire passer. Nous irions jusqu’à penser que ce n’est pas cette culpabilité qui est essentielle, qu’elle dissimule bien autre chose et que le malaise est un peu plus profond qu’un simple “le sexe c’est mal, surtout comme ça”.

 

Il n’y a pas de mal à se faire du bien puisqu’il y a du plaisir à se faire du mal[35]. Certes, mais Mogniat relève un certain militantisme qui nous était apparu avec cet honneur, ce « privilège »[36] ressenti par l’auteur devant les interviewé-e-s qui lui ont accordé de leur temps. Et Mogniat d’ajouter : « On a parfois l’impression de feuilleter un vieil album de famille dont les clichés militants pour un masochisme parfait ont été retouchés par un Photoshop de l’investigation intellectuelle. » Toute la différence entre l’empathie et la sympathie en quelque-sorte. Quant aux « distorsions » imposées aux théories de Bourdieu et Foucault, il nous était apparu que les deux théoriciens auraient peut-être eu un peu de mal à se retrouver dans les interprétations dont ils font l’objet.

 

A la différence de Philippe Rigaut, qui montre comment, à partir de la réunion d’individus motivés par les mêmes pratiques se cristallise un monde social, une sub-culture, potentiellement contestataire de l’ordre social, notre auteur part de l’idée que la contestation de l’ordre inégalitaire est à l’origine du SM. L’intellectualisation, voire par extension le projet politique[37], serait première, fondatrice.

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[1] Il convient ici d’apporter une précision importante. Ce texte a été écrit en Lozère, des nuits durant, entre janvier et mars 2016, dans une vieille bâtisse caussenarde, après de longues journées d’entretiens sur un thème sans aucun rapport. Il est le produit d’une lecture dont je m’explique plus loin et du cauchemar qui s’en est suivi. Son écriture a été complexe, mêlant bien des ouvrages, à commencer par celui incriminé, que j’avais retiré à la bibliothèque universitaire d’Amiens, comme une « récréation », parce que le compte-rendu de lecture que j’avais parcouru sur une liste de diffusion sociologique me paraissait, pour le moins, étonnant. Les universitaires reçoivent des quantités de mails, renvoyant à une multitude d’informations sur les ouvrages édités. J’avais repéré le thème du « sacré » qui, adossé à la question du sadomasochisme, me manquait pas de me surprendre et de m’intriguer. C’était, pour moi, une curieuse association. La récréation s’est révélée, ensuite, génératrice d’un malaise : n’y avait-il pas là une potentialité paradigmatique profondément gênante, dans la mesure où elle permettait toutes les dérives justificatrices ? C’est de cette interrogation qu’est né ce texte. Beaucoup plus tard, en décembre 2016, il a fait l’objet d’une refonte et d’une publication à l’occasion d’un colloque sur la Palestine, à Tripoli, au Liban. C’est à cette occasion qu’un de mes collègues forgerons m’a alerté. Je cite en effet « Zemmour, et autre Finkielkraut », comme des représentants de l’idéologie néo-réactionnaire qui se redéveloppe en France en ce début de XXIe siècle. Avec le recul, je réalise qu’en effet, Zemmour et Finkielkraut sont… juifs. Ce n’est pourtant pas faute d’avoir lu et relu, pesé et soupesé les termes un à un. Mais effectivement, en citant, sur un sujet aussi épidermique, deux auteurs de cette confession (sans que d’ailleurs ils ne soient nécessairement croyants ou sans même vouloir leur assigner de force cette identité), je prends le risque de laisser penser qu’il pourrait s’agir d’un propos antisémite, dissimulé derrière la question du sort réservé aujourd’hui à la Palestine. Autant donc le dire avec virulence : si des lecteurs pouvaient ainsi interpréter mon propos, qu’ils sachent que j’en serais navré. Je considère ici les deux auteurs en question comme ayant assez fait parler d’eux, dans ce sens néo-réactionnaire, pour que je puisse me permettre de les évoquer. Et si même je m’étais fait cette réflexion, aurais-je dosé en ajoutant deux présumés catholiques et autant de musulmans ? Cela m’aurait posé, je pense, un vrai problème, parce que c’aurait été reconnaitre que je les étiquetai de juifs, ce que je me refuse catégoriquement à faire. Sinon, quelle insulte ce serait pour tous les juifs ! Et si un « catho » écrit des aberrations, que l’on ne compte pas sur moi pour m’en sentir offusqué, au titre que je serais moi-même né dans une (singulier bien improbable) culture catholique. Je renvoie donc au texte « Veillée d’armes : un examen de conscience », dans lequel une section est consacrée à la question : « Faut-il se résoudre à être antisémite si l’on est israélo-critique », dans laquelle je réponds qu’assurément non (!), tout en précisant ici que ce n’est même pas de sionisme dont il est question, mais de politique inique.
[2] Prononcé le 28 août 1963 devant le Lincoln Memorial, à Washington, comme point d’orgue à la marche pour les droits civiques.
[3] Dont le caractère distinctif est d’ailleurs très relatif, tant l’image du continuum s’impose quand il s’agit de couleur : Obama est-il noir ? Ceci étant dit en passant, mais pour bien relever que le marquage social d’une différence est aussi affaire d’arbitraire. Ce qui est certain en revanche c’est que le président des Etats-Unis d’Amérique est bien affilié à la haute bourgeoisie d’outre-Atlantique. De ce point de vue il est du côté des dominants et peu importe s’il avait des fantasmes maso, qui ne changeraient rien à cet état de fait.
[4] Cf. le pamphlet de l’historien Daniel Lindenberg : Le Rappel à l’ordre. Enquête sur les nouveaux réactionnaires, Paris : Seuil, 2002, qui vient d’être réédité en 2016.
[5] Et recherchée pour ce motif, le plaisir retiré de la honte étant un puissant moteur chez le masochiste.
[6] Voir plus loin l’explication de ce néologisme.
[7] Georg Simmel : Le conflit, Paris : Circé, 2003 [1908], préface de Julien Freund.
[8] Le fétichisme : perversion ou culture ?, Paris : Belin, 2004, collection « Nouveaux mondes ».
[9] On trouve plusieurs propositions pour cet acronyme, mais globalement il renvoie à Bondage et Discipline, Domination et Soumission, Sado-Masochisme.
[10] Cf. Noëlle Navarro sur http://www.psychologue.fr/ressources-psy/sado-maso.htm
[11] Mais nous ne sommes ni psychanalyste, ni psychologue et encore moins sexothérapeute. Nous laisserons donc en suspens cette interrogation quant au pourquoi.
[12] L’auteur, à la suite de beaucoup de théoriciens, critique en effet les aspects moralistes de la psychanalyse freudienne et montre qu’elle relevait aussi de la morale de son temps. Mais c’est notre lot commun que d’écrire dans une époque.
[13] Le masochisme sexuel, Paris : L’Harmattan, 2009.
[14] Cf. Emile Durkheim : « Crime et santé sociale », 1895.
[15] Présentation de Sacher-Masoch, Paris : Minuit, 1967, collection « Arguments ».
[16] Toute ressemblance avec des faits existants, dans un pays autre qu’imaginaire, ne serait évidemment ici que coïncidence purement fortuite.
[17] Sachant qu’il convient ici de ne pas se limiter au masculin et au féminin, mais d’étendre le genre à toutes les identités sexuées dans leur grande diversité.
[18] On s’attendrait d’ailleurs à trouver Max Weber dans les références bibliographiques, ne serait-ce que pour ses apports méthodologiques.
[19] Comme Emile Durkheim parlait de courant suicidogène traversant les sociétés à certaines périodes critiques de leur histoire. Cf. Le suicide. Etude de sociologie, Paris : éditions Félix Alcan, 1897. Réédité régulièrement par les Presses universitaires de France.
[20] On se souvient de la pâte à tarte Babette…
[21] Sexe et pouvoir. Enquête sur le sadomasochisme, Paris : Belin, collection « Nouveaux mondes ».
[22] Pourvu que le patron de La Forge, notre maître à tous, soit switch…
[23] Comme en politique finalement, le pouvoir change de couleur, mais reste omnipotent.
[24] Pourtant bien distinguée de la notion de pouvoir (page 65) par l’auteur de ces lignes.
[25] Voir la chanson « Un lapin », 1977.
[26] C’est nous qui relevons.
[27] Faisant référence à Howard Becker.
[28] Contre des adultes consentants, ce qui était, il est vrai, assez affligeant de la part de la justice.
[29] Cf. la chanson « Fais-moi mal Johnny », écrite par Boris Vian, composée par Alain Goraguer en 1955 et interprétée pour la première fois par Magali Noël en 1956.
[30] Entendre par ce terme les gadjé des gens du voyage, les goy des juifs, l’autre en somme, en remerciant le lecteur (la lectrice) d’éviter toute interprétation allant dans le sens d’une hostilité aux gens du voyage ou à connotation antisémite.
[31] « (…) le SM tente de rendre cette éternité au plaisir » (page 121).
[32] C’est encore nous qui relevons cette expression.
[33] In La domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, Paris : Éditions Amsterdam, 2009.
[34] Cf. Michel Foucault : « Des espaces autres », conférence donnée le 14 mars 1967 au Cercle d’études architecturales, publiée dans Dits et écrits, Paris : Gallimard, 1994, t.4, pages 752 à 762.
[35] On peut d’ailleurs se demander si la première partie de cette phrase n’est pas susceptible d’être interprétée par les adeptes du SM comme la promesse d’une bonne séance.
[36] Page 27.
[37] C’est ce qu’on pourrait imaginer d’un mouvement BDSM qui irait au bout de sa logique.

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6 ♦
C’est si bon de se faire du mal (?)

Haro sur une théorie du sadomasochisme israélo-palestinien 
(avant qu’elle ne soit inventée…)

[2]

VOLET 2  (☛ à télécharger)

 

SURINTERPRÉTER ET INDIVIDUALISER LA RESPONSABILITÉ

[- Candide, Surnuméraire ès sciences sociales : Le Collectif La Forge a décidé en 2014 de se lancer dans une troisième investigation sur le thème Habiter, qui s’inspire des travaux en cours sur ce concept à la charnière de l’anthropologie, de la philosophie et de la géographie. Après Habiter un bord de fleuve et Habiter un bord de ville, s’ouvre Habiter un bord de monde, s’appuyant sur les camps de réfugiés palestiniens. Le présent texte s’inscrit ainsi dans le cadre du retour en France après un premier voyage d’étude, mené lors du premier semestre 2015 en Palestine. Il brosse le scénario, heureusement imaginaire, d’une théorisation loufoque dans laquelle les victimes deviendraient des masochistes consentants, voire plus, les demandeurs de leur propre supplice. Cette idée est probablement née des relents d’interprétations nauséabondes qui, justement, abondent sur certaines ondes radiophoniques et télévisuelles. Que la lectrice ou le lecteur qui se sera « abandonné(e) » à la lecture de ces lignes veuille bien nous excuser de révéler ici une bien triste constatation quant à l’état de la pensée dans les pays occidentaux, au point qu’on en arriverait à dépasser nos « maîtres » dans l’ineptie, pour ainsi leur suggérer une facilité interprétative bien pratique au fond. Les palestiniens ne seraient en fait que des masochistes, auxquels la composante actuellement dominante de la société israélienne offrirait le cadre plus qu’idéal dans la réalisation de leurs fantasmes de persécution. Tout serait pour le mieux dans le meilleur des mondes… masochistes. Mais plus sérieusement, cette idée ne ferait que reproduire la vieille antienne selon laquelle les dominés seraient les complices de leurs dominateurs. Or, considérer qu’il existerait des conditions historiques et culturelles favorisant objectivement l’émergence d’une psyché collective de type masochiste est une chose ; arguer du fait que le misérabilisme auto-dévalorisant peut aussi constituer un atout dans les rapports de forces internationaux en est une autre qui peut s’entendre ; mais n’ira-t-on pas, dans un avenir proche, jusqu’à prétendre que la domination d’un peuple martyrisé serait mue par un désir subjectif d’être dominé. Dénonçons par avance cet alibi avant même que l’idée ne vienne à la conscience d’esprits encore plus aliénés que le nôtre].

            A priori il n’y a pas de rapport entre le sadomasochisme et la situation qui affecte le Proche-Orient ; la série de guerres dont cette région a été la scène ; l’occupation israélienne qui s’y accentue, réduisant la Palestine à un archipel micronésien, une série de confettis territoriaux[1].

            Comme on a pu le lire dans le premier volet de ce questionnement, la théorie qui a été discutée ne l’est pas par hasard. Deux motifs en justifient la critique. Tout d’abord et premièrement, tel que nous avons cherché à le montrer, il convient de se garder des extrapolations[2]. Le SM est une chose, ses liens avec le monde de l’entreprise, la dimension sacrificielle de rituels sacrés ou la société globalement en est une autre. A vouloir regarder sous ce prisme la réalité vécue, en dehors des relations sexuelles, on finit par interpréter la domination subie comme un désir d’être dominé.

Ensuite et deuxièmement, il n’est pas anodin de lire une pratique en la rapportant à des choix individuels. C’est de plus en plus souvent le cas. A généraliser « Le retour de l’acteur »[3], la société elle-même finirait par disparaitre au profit de la liberté des individus et de leurs choix rationnels. Sans vouloir réhabiliter une vision sociologiste de la vie collective, force est de constater qu’il subsiste néanmoins des déterminismes forts, y compris dans les formes d’organisation qui font la part belle au libéralisme. Rappelons que celui-ci n’est souvent retenu que dans sa dimension la plus économique : « laissez faire, laissez passer »… les marchandises et les « facteurs travail ».

            A suivre donc cette voix théorique, on en arriverait à considérer que la contrainte n’existerait plus véritablement, que seul importerait le calcul d’opportunité par rapport à un ensemble de possibilités. Norbert Elias montre bien, tout au contraire, qu’il existe des relations de causalités réciproques entre l’individuel et le collectif, que liberté et contrainte n’existent que l’une par rapport à l’autre[4].

            Pour ces deux raisons, il nous paraît pour le moins délicat de faire du sadomasochisme un paradigme pertinent pour étudier les situations conflictuelles mettant en jeu des collectifs, ici israéliens et palestiniens. Il s’agirait davantage d’une métaphore trompeuse quant à la réalité des relations entre belligérants.

DOMINATION ET POUVOIR PAR LA COERCITION IMPOSÉE

            Sur la première ligne de contestation on trouve donc la question du pouvoir détenu au travers de la domination. Mais y compris dans les relations sexuelles de type SM, Véronique Poutrain établit une nette distinction entre la domination consentie et celle subie[5].

            « Deux cas de dominations apparaissent ici : dans le premier, il est possible de parler de “domination subie” (dans le sens où le rapport sadomasochiste n’est pas choisi par les deux partenaires, mais imposé par l’un des deux qui l’accepte par amour) et dans le deuxième de “domination consentie” (dans le sens où le rapport sadomasochiste est choisi par les deux partenaires). Cette distinction entre ces deux types de domination est, dans ce contexte, indispensable. Le terme de domination recouvre ici à la fois les concepts de soumission et de domination : il s’agit ici de l’emprise qu’un individu peut avoir sur un autre individu, d’un rapport de domination » (page 51).

            Cette distinction parait en effet essentielle : elle marque dans notre cas d’étude l’intentionnalité du dominé à plus ou moins souhaiter s’extirper du rapport de domination qu’il n’a pas choisi et qui relève bel et bien d’une contrainte par le pouvoir de la force, à la fois économique et militaire.

            Pour bien le montrer, il suffit de voir avec quelle volonté les palestiniens développent une fierté contraire au principe masochiste d’exhibition de la souffrance. Lorsqu’elles font par exemple visiter leurs camps de réfugiés, les autorités palestiniennes ne cachent pas les difficultés de vie au quotidien, mais mettent également en exergue les réussites par-delà les obstacles posés par le blocus israélien. A Shu’fat, le 25 avril 2015, le comité populaire du camp est fier de nous montrer les infrastructures bâties grâce à l’aide internationale : sauna, jacuzzi, massage, yoga, physiothérapie et même fitness, le tout sous la houlette de la député palestinienne du secteur. Une attitude qui ne se limite pas aux édiles. Dans le camp de Balata, la veille, un enfant profite de la foule pour nous approcher discrètement. Sans jamais émettre de geste qui puisse être interprété de la sorte, il explique qu’il souhaiterait une pièce. C’est une femme qui, ayant interprété le manège, vient le sermonner en s’excusant presque pour lui. Ce n’est pas une surprise : toute la fierté palestinienne tient dans cette capacité à exiger la reconnaissance sans misérabilisme. Il n’est ainsi pas rare de trouver des visiteurs s’étonner de la misère qui règne dans les rues françaises : « Occupez-vous de vos pauvres, s’entend-on alors dire, nous nous occupons des nôtres. » On ne trouvera pas, dans la culture palestinienne, beaucoup de traces d’une quelconque valorisation de la contrition volontaire, bien au contraire. Lorsque la réussite sociale est malgré tout au rendez-vous, à force de débrouillardise, il convient d’en montrer les signes. Et même si l’on se débat dans des difficultés économiques patentes, les obligations en matière d’accueil imposent de faire la démonstration que l’on donne sans compter. C’est ainsi une exhibition qui tend à dissimuler la souffrance pour privilégier la mise en visibilité des facultés de résilience[6].

            Mais le martyr dans ce cas pourra-t-on se demander ? Nous renvoyons ici au premier volet et à toute la différence qui sépare le supplicié à vocation politique et le masochiste. Qu’il y ait une dimension potentiellement masochiste dans le sacrifice de soi ne fait pas de tout masochiste un revendicateur en puissance. Pour prendre une comparaison, la dépression peut contribuer à expliquer le suicide ; elle n’en reste pas moins un symptôme.

Le pouvoir qui s’exerce sur les palestiniens passe par une domination qui n’est ni sadique, ni sadochiste ; elle est plus prosaïquement raciste ou à minima ethniciste. L’arabe y est perçu comme incapable de s’insérer dans une société « moderne » et « développée ». La stratification sociale reprend très clairement des principes excluant « l’impur », au point que les arabes de nationalité israélienne y sont des citoyens de seconde zone. Pour autant, la société juive israélienne n’est pas un monolithe de fantasmes dominateurs : on y trouve des militants de la cause palestinienne comme le montre bien Karine Lamarche[7]. Au-delà donc du « jeu » à deux, il y a d’une part des israéliens pro-palestiniens et des palestiniens qui jouent plus ou moins la carte de la collaboration.

De plus, le plateau des acteurs se complique encore si l’on considère la dimension internationale sur laquelle s’appuie le pouvoir israélien, et notamment le soutien indéfectible des USA[8]. Loin d’être le spectateur d’une scène ludique, la première puissance militaire du monde est au contraire le verrou de la domination subie par les palestiniens.

Enfin, la coercition des corps n’est en rien source de plaisir. Elle signifie la rupture des liens avec l’environnement parfois extrêmement proche, mais distinct par la présence du mur. On ne peut plus entretenir de vie sociale que sur son îlot ; passer d’un confetti territorial à un autre devient un parcours du combattant sans joie.

CB2
Maillots vendus à Jérusalem (avril 2015).

EXPLICATIONS INDIVIDUALISANTES DES COMPORTEMENTS

            Sur la seconde ligne maintenant, il nous semble que se pose un enjeu beaucoup plus problématique et autrement plus important. Il est en effet facile de s’apercevoir, en allant en Palestine ou en s’entretenant avec des palestiniens en France, qu’ils ne développent aucun assentiment avec la domination dont ils font l’objet. Ne parlons même pas de masochisme au sens strict, mais d’une attitude qui amènerait à faire le rapprochement avec une satisfaction retirée de la situation subie.

            Au-delà encore, la métaphore masochiste s’insinue progressivement dans les manières de penser globalement les contextes où s’exerce un pouvoir omnipotent. Les contextes de harcèlement sont relativisés par des justifications culpabilisantes pour les victimes. A titre d’exemple particulièrement révélateur, l’émergence de la notion de souffrance au travail pour étudier les rapports de force entre salariés subalternes et détenteurs d’une autorité professionnelle édulcore précisément les questions de classes au profit de relations interpersonnelles. On dénoncera le petit chef qui « met la pression » sur son personnel, tout en relevant qu’il est lui-même l’objet de pressions, mais sans insister sur les fractions de classe qui sont alors instrumentalisées pour renforcer la domination capitalistique[9]. Surtout, la souffrance semble être un ressenti bien subjectif et commun à tous, permettant de dulcifier ces rapports très sociologiques entre dominants et dominés involontaires[10].

            En d’autres termes, l’insistance sur les facteurs individuels de l’action sociale a eu pour effet de personnaliser les décisions et ce mouvement concerne tous les domaines de la vie : le travail notamment. Les offreurs d’emploi sont des « demandeurs » qui ont pour seul désavantage de n’avoir pas fait les « bons choix », quand ce ne sont pas purement et simplement des « profiteurs » du « système ». La théorie du SM ludique et « démocratisé » a eu pour avantage de ne plus cantonner l’analyse à la perspective strictement pathologique, mais par retour elle contribue à valider une vision à la fois individualiste et paradoxalement tribale des rapports sociaux[11], dans laquelle les liens affinitaires se trouvent dénués de causes surplombantes. En un mot, les approches dialectiques et holistes sont de plus en plus souvent battues en brèche par des formes d’individualisme analytique, « méthodologique » si l’on suit Raymond Boudon[12].

            Malgré que ces perspectives aient été fondées à partir de terrains très occidentaux, dans des sociétés où la promotion de l’individu-roi laisserait penser à un social sans société, on en généralise régulièrement les résultats à des formes d’organisation relevant plus des logiques communautaires. Et il existe effectivement moult exemples de cette socialisation des communautés. Pour autant, il n’est pas aisé de translater des concepts élaborés dans des contextes précis à d’autres configurations sociétales.

            Pour exemple, les interprétations mi communautaristes, mi individualisantes qui ont cours pour expliquer le contexte dans lequel nous sommes entrés au Proche-Orient depuis l’automne 2015.

            Cette résurgence de la violence, parfois appelée Troisième Intifada ou Intifada des couteaux, aurait fait à ce jour 28 morts chez les israéliens et environ 200 parmi les palestiniens. Sur place les observateurs font état d’une situation de désespérance extrême, d’un sentiment profond de blocage qui pousse de très jeunes gens (garçons mais également filles, ce qui s’avère relativement nouveau à cette échelle) à se jeter dans des formes d’actions qui s’assimilent à des immolations protestataires. Or, du côté israélien on a une toute appréciation de ces actes. Trois explications viennent en effet relativiser la portée politique de ces frappes individuelles.

  • Une explication reliant les attaques à une fanatisation de leurs auteurs. Ici, l’islamisation radicale n’est plus une conséquence politique de l’impasse économique, sociale et géopolitique d’ensemble, mais devient une cause en elle-même, nourrie par l’antisémitisme ;
  • Une interprétation individualisante tendant à voir dans le martyr un être suicidaire qui trouverait dans cette forme de mort une manière de l’auréoler d’une cause à défendre ;
  • Une lecture communautariste, dans laquelle on amènerait au suicide des personnes subissant l’opprobre de leurs proches, comme dans le cas de relations sexuelles avec des israéliens qui auraient été rendues publiques[13].

Par ces manières d’éluder le politique, on renvoie les auteurs dans deux grandes catégories de stigmates : la fragilité individuelle et l’omnipotence du groupe. L’incompréhension génère ainsi des explications incompréhensibles. Comment ignorer en effet que ce nihilisme s’est alimenté de réalités bien concrètes : absence de perspective, blocage de la moindre initiative par la fermeture physique des territoires, négation de l’existence par la non-reconnaissance d’une Palestine politique, et ce au moyen d’une colonisation galopante. Comment également refuser de voir que cette génération est celle des accords d’Oslo, soit de négociations qui devaient aboutir aux deux Etats, pour se terminer par une peau de chagrin.

A bien y réfléchir, nous ne sommes peut-être pas si loin du moment où les analystes patentés concluront par une forme de masochisme palestinien et ce serait là la plus terrible des méprises, en plus d’un affront à la réalité.

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[1] Cf. Jean-Paul Chagnollaud et Souiah Sid-Ahmed (avec la collaboration de Pierre Blanc) : Atlas des palestiniens. Un peuple en quête d’un Etat, Paris : Autrement, collection « Atlas/Monde », pages 76 à 171.
[2] Rappelons ici la définition du terme : « généralisation hardie à partir de données fragmentaires » ou encore « prolonger la validité d’une loi, ou la connaissance d’une fonction, au-delà des limites dans lesquelles elle est donnée.
[3] Cf. Alain Touraine : Le retour de l’acteur. Essai de sociologie, Paris : Fayard, 1984.
[4] Cf. La société des individus, Paris : Fayard, 1991.
[5] Cf. Sexe et pouvoir. Enquête sur le sadomasochisme, Paris : Belin, collection « Nouveaux mondes », pages 47 à 51.
[6] Cf. Boris Cyrulnik et Claude Seron (sous la direction de) : La Résilience ou Comment renaître de sa souffrance, Paris : Fabert, 2004, collection « Penser le monde de l’enfant ».
[7] « Quand les occupants défilent avec les occupés. Étude d’une coopération paradoxale entre militants israéliens et palestiniens », in Participations, n°12, 2015/2, pages 217 à 243.
[8] Cf. Omar Massalha : Israël et Palestine : deux émanations inachevées de l’Occident ?, Paris : PubliSud, 2006, collection « Avenir de la politique ».
[9] Cf. Karl Marx : « Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte », 1852.
[10] Cf. Christophe Baticle : « Souffrir : au-delà du dénominateur commun », texte sur le site laforge.org. Thème « Habiter un bord de ville ».
[11] Cf. Michel Maffesoli : Le Temps des tribus. Le déclin de l’individualisme dans les sociétés de masse, Paris : Méridiens-Klincksieck, 1988. Dans un compte-rendu de lecture sur l’ouvrage, Anne-Marie Laulan remarque : « Dans cette perspective de participation, le sexe tout comme les sentiments religieux sont des modulations de la passion. » Voir Communication et langages, n°1, volume 76, 1988, page 120.
[12] Cf. La logique du social, Paris : Hachette, 1979.
[13] Cf. l’émission « Interception », sur France Inter, dimanche 3 avril 2016.

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7 ♦
Un monde de paradoxes

Quand le mur de séparation oblige à la réunion… 

[- Candide, Surnuméraire ès sciences sociales : Le Collectif La Forge a décidé, en 2014, de se lancer dans une troisième investigation sur le thème Habiter, qui s’inspire des travaux en cours sur ce concept à la charnière de l’anthropologie, de la philosophie et de la géographie. Après Habiter un bord de fleuve et Habiter un bord de ville, s’ouvre Habiter un bord de monde, s’appuyant sur les camps de réfugiés palestiniens. Le présent texte s’inscrit ainsi dans le cadre du retour en France après un premier voyage d’étude, mené lors du premier semestre 2015 en Palestine. Il se centre sur le débat contemporain qui anime les observateurs, comme les représentants palestiniens : comment peut-on, encore, envisager la solution à deux États, alors que la politique israélienne a créé, de fait, une véritable intrication entre les communautés constituées ? Paradoxalement, donc, la démarche de séparation, qui s’ancre dans une immersion des colonies au sein des territoires palestiniens, tend à provoquer son contraire : l’obligation de faire avec une seule entité –]

 

COMME OSTRACISÉS, PARFOIS CHEZ EUX

            Il convient, tout d’abord, de présenter le cadre, qui a rendu possible cette réflexion quant aux paradoxes de l’Apartheid israélien. Rappelons, ici, que l’on entend par ce terme, issu de l’organisation ségrégationniste sud-africaine, une séparation systématique entre des groupes considérés sous un angle racial, sans considération donc pour les travaux scientifiques qui démontrent l’inconsistance du concept même de race pour l’espèce humaine[1].

            Ce contexte, c’est ainsi celui d’un débat, co-organisé par l’Association France-Palestine Solidarité (AFPS) et l’Association de Jumelage entre les camps de réfugiés Palestiniens et les villes Françaises (AJPF), à l’occasion de l’édition 2016 de la Fête de l’Humanité[2], à La Courneuve, en Seine-Saint-Denis. Derrière la table, pavoisée de rouge, noir et vert (les couleurs de la Palestine), on a réuni des réfugiés issus de camps disséminés dans les pays du Proche-Orient, mais également une organisation non gouvernementale palestinienne (BADIL) et les structures invitantes françaises, l’AFPS donc, orientée sur la sensibilisation de l’opinion publique française, et l’AJPF, qui travaille pour des associations entre villes hexagonales et camps de réfugiés.

            L’introduction de l’AFPS peut paraître classique, pour qui est accoutumé aux rencontres sur la Palestine. Elle devrait pourtant interpeler. On commence de la sorte par l’histoire, quasiment systématiquement. En l’occurrence, est rappelée ici l’origine première des réfugiés, non pas en 1948, année de, littéralement, la «catastrophe », à savoir l’expulsion de quelques 700 à 750 000 palestiniens, chassés de plusieurs villes et d’environ 400 villages, mais en 1947, où déjà on constatait des expulsions et autres exactions. Sans parler du fait que la guerre de 1967 générait l’occupation de nouveaux territoires, provoquant un second exode sous la contrainte, sans possibilité de retour. Cette manière de faire ne doit rien au hasard : privés d’espace, les réfugiés en appellent au temps, le temps long qui constitue leur seule attache à l’existence. Sans cette histoire, l’habitant des camps n’est plus autre chose qu’un individu suspendu à un confetti. Réfugié, il l’est parfois sur son propre sol, puisque certains camps ne sont qu’à quelques encablures du village des ascendants. À l’extérieur des territoires sous autorité palestinienne officielle, ses droits sont encore moins évidents. Dans le reste du monde, il revendique souvent ce statut de réfugié, mais sans qu’aucun droit ne lui soit rattaché. Mais même ce temps confine à l’absurdité : réfugiés depuis près de 70 ans, les palestiniens des camps seraient comme des échoués d’un naufrage, bloqués sur un caillou de terre, interdits dans leur port d’attache, dans l’impossibilité de reprendre la mer, sauf alors en contrebandiers, sur tous les océans, à l’exception de leur propre lac. L’ostracisme est encore la qualification qui leur correspond le mieux. Pour se représenter cette situation, il faudrait imaginer le refus de l’occupant allemand à laisser les français, sur les routes de 1940, rentrer chez eux. Ou encore, envisager que les rapatriés d’Algérie aient été contraint à intégrer des camps. On pensera alors aux Harkis, mais alors il conviendrait qu’aujourd’hui encore ils soient assignés à résidence.

            Quant à leur nombre, il n’est pas aisé à établir, entre ceux qui ont fini par s’établir dans un État d’accueil et les autres, toujours plus nombreux sur leurs cailloux : entre 8 et 10 millions entend-on parfois. Quoiqu’il en soit, avec le refuge revient toujours un leitmotiv : le Droit au retour, que l’AFPS a inscrit dans ses statuts. C’est « LA question fondamentale » de ce débat et elle est présentée comme un « libre choix », qu’ils s’agissent, pour les palestiniens contraints à l’exil intérieur ou extérieur, de l’exercer ou pas. C’est en ce sens que le terme de « sociocide » est ici mobilisé par l’AFPS, soit la négation d’une existence en tant que groupe et reconnu comme tel. Pour exemple récent, il y a quatre ans la Knesset, le parlement israélien, votait une loi interdisant l’usage du mot Nakba sur son territoire, les évènements de 1948 étant par là réduits à la négation et invités à disparaitre des mémoires. Selon le postulat nominaliste, les mots, faut-il le rappeler, sont les principaux vecteurs de la pensée. En misant sur la disparition officielle des termes gênants, on visait de fait le souvenir du désastre.

 

DE LA VARIÉTÉ DES CONTEXTES À L’EXTÉRIEUR…

            Le débat a pour spécificité de mettre l’accent sur la diversité des situations où se trouvent aujourd’hui les réfugiés palestiniens, selon le pays où ils ont été amenés à se retrouver. En premier lieu, le Liban, ce petit État au nord de la Palestine, qui a construit son organisation politique à partir de la diversité des confessions religieuses qui s’y partagent le pouvoir. Une délégation de l’AFPS s’est rendue récemment dans cette fragile entité, où se massent officiellement 450 000 réfugiés pour 12 camps. Autant de villes moyennes françaises d’une quarantaine de milliers d’habitants, mais sur des îlots ridiculement petits. Pour exemple, le tristement célèbre camp de Chatila, dans la banlieue de Beyrouth-ouest, où des massacres étaient perpétrés, du 16 au 18 septembre 1982, par une milice chrétienne, avec la complicité de l’armée israélienne qui assiégeait alors la ville. Dans les passages étroits du camp, il a fallu enjamber les corps pour se frayer un passage, évoquent les premiers témoins de l’horreur. Mais Chatila, c’est aussi et aujourd’hui près de 20 000 réfugiés, sur un seul kilomètre carré. Même la ville d’Amsterdam, pourtant connue pour être l’une des plus denses d’Europe et du monde, n’atteint « que » les 3 653 habitants par km2.

            Le Liban a une connotation particulièrement aiguë pour les réfugiés : c’est un des pays où la reconnaissance de leurs droits est parmi les plus problématiques. Car si chaque État promulgue sa propre politique à leur égard, les quatre lois qui régissaient la place des réfugiés au Liban ont été annulées par les autorités en 1991-1992. Or, aucune autre législation n’a suppléé aux « Accords du Caire », établis en 1969 entre l’État libanais et l’OLP, sous le patronage de l’Égypte. Ainsi, désormais c’est le vide qui régit nombre de questions du quotidien. En l’absence d’autorisation, la liberté de circulation est remise en cause, comme la citoyenneté. Les réfugiés de 1948 n’étaient, si l’on peut dire, qu’une centaine de milliers, avec l’interdiction qui leur fut faite, dès le départ, d’étendre leurs assise spatiale, alors que leur population a donc plus que quadruplé aujourd’hui. Le droit à la propriété des habitations, des entreprises ou des commerces est, de la même manière, hors de propos. Ils sont encore exclus de 75 métiers.

            Le second intervenant relate une situation encore plus pathétique : 50 000 sur moins d’un km2. Mais il insiste surtout sur la dimension politique de la question des réfugiés. Autrement dit, la tendance actuelle à réduire les configurations du Proche-Orient à de pures questions religieuses se trouve ici, d’emblée, complètement discutée. Cette grille de lecture a, certes, le vent en poupe dans les sphères médiatiques occidentales, mais ce n’est pas l’unique moyen d’appréhender les enjeux. Et l’enjeu central, c’est bien de tirer le constat d’une situation inédite : une quatrième génération vient au monde avec, pour histoire transmise, que cet enfermement dans des camps. Aussi, s’il y a bien des divergences de vue entre les différentes composantes du monde des réfugiés, ils s’entendent tous, peu ou prou, sur certains principes, au premier rang desquels le caractère inaliénable du Droit au retour, voté par l’ONU dans sa résolution 194, adoptée le 11 décembre 1948 et réaffirmée à plusieurs reprises, comme dans les résolutions 394 ou 513.

« L’assemblée générale décide qu’il y a lieu de permettre aux réfugiés qui le désirent, de rentrer dans leurs foyers le plus tôt possible et de vivre en paix avec leurs voisins, et que des indemnités doivent être payées à titre de compensation pour les biens de ceux qui décident de ne pas rentrer dans leurs foyers et pour tout bien perdu ou endommagé lorsque, en vertu des principes du droit international ou en équité, cette perte ou ce dommage doit être réparé par les gouvernements ou autorités responsables. » (article 11 de la déclaration 194).

            La représentante de l’organisation non-gouvernementale BADIL (« Alternative »), fondée en 1985, ne dit pas autre chose. Mais ce qui l’interpelle, c’est encore le contexte actuel en Syrie. Par l’exode de dizaines de milliers d’habitants, poussés par la guerre, la crise syrienne occulte le sort des réfugiés palestiniens. Une autre abomination condamne ainsi doublement les camps à l’anonymat.

            La Syrie, justement, ce jeune réfugié qui a réussi à atteindre les Pays-Bas en vient, et du terrible camp de Yarmouk, dans la banlieue sud de Damas. Fondée en 1957 par des réfugiés de 1948, c’est aujourd’hui une ville de plus de 100 000 habitants. Non officiellement reconnue comme un camp, la cité ne bénéficie pas des aides de l’UNRWA[3], l’organisme des Nations-Unies chargé des réfugiés palestiniens. Depuis le commencement de la guerre civile, Yarmouk a subi le siège de l’armée gouvernementale, tenue par le président Bachar el-Assad : 1 179 jours d’encerclement, au moment où nous écrivons ces lignes. Depuis 2011, la situation n’a cessé de se dégrader, au point qu’un contexte de famine s’y est développé. La population y a, en effet, explosé sous l’effet de l’arrivée massive de nouveaux réfugiés palestiniens, chassés d’autres régions syriennes en pleine déflagration. On y déplore plus de 3 300 morts prématurées, principalement du fait des bombardements de l’armée, de la torture par les autorités gouvernementales et de la sous-nutrition. On trouve ainsi, en Syrie, des situations d’errance avec, pour les trois camps assiégés, l’interdiction de les réintégrer à ceux qui en étaient sortis afin d’échapper temporairement aux bombardements les plus intenses. On les retrouve dans les rues environnantes, survivant dans les jardins publics de Damas. C’est d’autant plus paradoxal que la Syrie était le pays arabe où les droits des réfugiés étaient le moins mal établis, avec un accès à la citoyenneté parmi les plus développés.

 

Affiche engagée dénonçant le morcellement du territoire palestinien
Fête de l’Humanité, La Courneuve, stand de l’AJPF

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Photographie : Candide.

 

… À LA SOLUTION UNIQUE POUR L’INTÉRIEUR

            Un autre point de convergence, entre réfugiés, concerne la condamnation de la tournure prise, sur le terrain, par les Accords d’Oslo, signés à Washington en 1993. Dans sa concrétisation, nous avons eu l’occasion de l’écrire par ailleurs[4], l’établissement de trois groupes de territoires, A, B et C, a abouti à une annexion de fait des zones C et à un étouffement des zones B. Désormais, la conviction des réfugiés est fortement établie qu’il ne s’agissait là que d’une stratégie pour mieux asseoir le projet sioniste d’un « spaciocide »[5], à savoir une démarche consistant à vider un territoire d’une partie de sa population en le rendant invivable, et ce afin de s’approprier l’exclusivité de ses ressources. Pour preuve de son assertion, l’orateur avance les 23 années qui nous séparent de ces accords, dont l’objectif était de donner à l’Autorité palestinienne la pleine souveraineté sur les territoires nouvellement occupés, en 1967, par Israël. Nous en sommes, effectivement, aux antipodes, et la Palestine de l’Autorité en revient à se morceler en un archipel, comme atteint par une érosion qui n’a rien de naturelle.

            En conséquence, il n’y a plus d’autre solution, pour cette situation ubuesque, que celle d’une seule entité politique. En résumé, la réponse par deux États n’est plus viable, dans la mesure où la politique de colonisation a concrètement rendu impossible la séparation. Désormais, la plupart des collines de la zone C sont semées d’établissements israéliens, alors que les villages palestiniens perdurent dans les vallées. L’objectif de ce continu mouvement, qui s’accélère ces dernières années, était de placer le territoire dans un état de fait : les colonies sont maintenant des réalités, parfois placées sous la protection directe d’un camp militaire. Le mur, censé protégé Israël et ses implantations disséminées, visait à l’achèvement du processus : décourager les habitants palestiniens ainsi insularisés. À la longue, le contournement du mur, lorsqu’il est possible, rend la vie particulièrement compliquée. Le passage quotidien des check points est encore plus éprouvant. Ces résistants territoriaux finiraient bien par partir, vendre leurs terres au plus bas prix à la colonie ou à l’État israélien…

            Ce qui se produit ne ressemble pourtant pas à ce calcul. Le maintien sur place amène alors à un nième paradoxe : les militants de la cause palestinienne n’ont plus, pour unique projection vers l’avenir, que la revendication d’un seul État, qu’ils appellent de leurs vœux puisque la politique de séparation s’est transformée en une intrication de plus en plus forte des territoires. Pour résumer, en voulant créer une Apartheid spatiale, c’est Israël qui a enfermé ses colonies dans des Bantoustans. La condition de la réussite de ce projet colonial tenait dans le recul des populations palestiniennes. Celles-ci, parce qu’elles restent en place, produisent un damier territorial qui intercale les deux populations. Le mur lui-même n’est pas seulement contraignant pour ceux qu’il exclut, mais il le devient toujours davantage pour ceux qu’il est censé protéger, au fur-et-à-mesure que de nouvelles portions sont érigées. Comment les populations des colonies vivront-elles, à long terme, cette position de siège inversé ? On leur avait loué la « Terre promise », mais les coûts de l’immobilier, dans l’État d’Israël intramuros, les ont amenées vers des installations plus excentrées. Cette promesse de sécurité est, au final, lourde de conséquences, voire complètement fallacieuse. Pour le moment, le ministère chargé des implantations a réussi à orienter les plus déterminés du sionisme conquérant vers ces sites à risque. On peut s’interroger sur la durabilité de cette manne prompte à se militariser. Mais surtout, les enfants de ces promoteurs du Grand Israël auront-ils les mêmes velléités à l’égard de leurs voisins directs ?

            Une différence, et de taille, entre ces colons et les palestiniens encerclés-encerclants qui les environnent, c’est justement l’histoire. Être palestinien implique de détenir un certain capital de résistance face à l’adversité. Celui-ci s’est forgé sur la longue durée, génération après génération. Je ne suis pas certain, lecteur comme moi-même, que nous soyons à même de supporter une telle pression sans céder aux sirènes du départ vers d’autres cieux. Mais, malgré toutes les tentatives engagées, rien n’y fait. La diaspora palestinienne reste minoritaire en dehors des camps, et même quand elle connait un regain, le retour reste un objectif pour nombre de candidats passés à l’acte. Il s’inscrit dans ce Droit au retour, un étendard devenu l’empreinte identitaire de l’Être palestinien. C’est ainsi que les droits politiques et sociaux sont convoqués pour lui fournir une concrétude. De la sorte, lorsqu’une question fuse pour interroger quant au primat de ces droits dans les revendications des réfugiés au Liban, les réponses des intéressés en font, au contraire, des conditions sine qua non du droit au retour. Pour les interlocuteurs de la table, non seulement les droits sociaux n’entament aucunement la souveraineté libanaise, mais surtout, afin de faire valoir le droit au retour, encore faut-il être vivant, d’où l’exigence d’une existence viable. Cette différence tient encore dans le sentiment d’injustice qui arme les consciences palestiniennes. C’est là une armure dont on ne perçoit pas suffisamment l’étanchéité contre le découragement. Quoiqu’on en interdise la prononciation et l’écriture, en Israël, la Nakba fut bien une réalité. L’injustice, c’est par là que le mort saisit le vif ; une force pour réclamer réparation.

            Pour autant, les palestiniens ne se font guère d’illusion quant à leur reconnaissance sociale et politique dans les États arabes. Ces derniers sont décris comme politiquement solidaires, parfois contraints par des difficultés économiques profondes, mais n’ayant jamais appliqué les conventions en faveur des réfugiés. On note encore que seule l’Égypte a signé les textes, mais qu’ils sont restés vides de réalité. S’il n’existe donc aucune ligue arabe pour les réfugiés, qu’est-ce qui fonde aujourd’hui le lien entre les habitants des camps ? Paradoxalement (un paradoxe de plus), c’est l’UNRAW, organisme amplement critiqué parce que symbole de l’inaction internationale, qui constitue cette liaison symbolique. Ces camps sont comme des morceaux de terre dont la seule ambassade serait une organisation caritative.

 

            En conclusion, il reste néanmoins une question de fond à cette option qui se profile pour un seul État, faute d’une autre alternative crédible. Non seulement l’État d’Israël paraît aujourd’hui prendre une direction radicalement opposée, mais surtout rien n’assure que d’hypothétiques accords n’aboutiraient pas à un Oslo bis repetita. Enfin, qu’est-ce que pèse, dans la société palestinienne contemporaine, l’optique d’une démocratie laïque dans un contexte multiculturel et multiconfessionnel ? Comment les forces qui œuvrent dans cette direction ont vu leur influence évoluer dans le temps ? Certes, c’est un travail de conviction qui ne s’entend que comme un labeur de longue durée. Certain-e-s sont d’ors-et-déjà prêt-e-s à imaginer leur fille ou leur fils tombant dans les bras de l’autre communauté, à condition qu’il y ait égalité dans les droits. Mais la véritable réponse, c’est que cette question n’a, pour la plupart des réfugiés, pas de sens à ce jour. Il y a, en effet, d’autres interrogations qui constituent des préalables. Comment, en effet, se poser la question de la forme que prendrait cet État, alors que l’on n’a pas encore droit de cité sur l’espace. L’interlocuteur, réfugié en France, s’explique : « Mon père a 73 ans. C’est l’État d’Israël qui nous interdit de rentrer chez nous, alors que les juifs du monde entier sont invités à vivre en Israël. » Il y a en effet des aspects liés à l’urgence, qui sont aujourd’hui des dossiers prioritaires. Le contenu de ce futur État, c’est de la politique fiction pour le moment, mais comme contenant à l’espoir, c’est aussi et actuellement ce qui semble représenter la seule option. Oslo a accouché de son contraire.

 

Un exemple, autour de Jérusalem, de la situation d’imbrication et de limitation des déplacements sur le territoire palestinien

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Source, OCHA, Nations-Unies, décembre 2012.

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[1] Cf. Claude Lévi-Strauss : Race et histoire, Paris, UNESCO, 1952. L’anthropologue y critique la thèse racialiste de Joseph-Arthur de Gobineau. Voir également Alberto Piazza : « Un concept sans fondement biologique », in Aux origines de la diversité humaine – la science et la notion de race, La Recherche, n°302, septembre 1997, page 64.
[2] Nous avions déjà eu l’occasion de montrer les liens qui relient préférentiellement les organisations politiques françaises à certaines causes, comme celle qui concerne les palestiniens, plutôt soutenue par le Parti communiste français. Voir Candide : « Gémellités et politique », 20 février 2015, [En ligne] : https://www.laforge.org/gemellites-et-politique/
[3] The United Nations Relief and Works Agency for Palestine Refugees in the Near East.
[4] Cf. « La tentation transclassiste. Une analyse politique du contexte palestinien », 7 août 2015 [En ligne]
https://www.laforge.org/la-tentation-transclassiste-une-analyse-politique-du-contexte-palestinien/
[5] Sur cette notion, cf. Sari Hannafi : « Spatio-cide, réfugiés, crise de l’État-nation », in Multitudes, n°18, 2004-4, pages 187 à 196. Voir également, du géographe Jacques Lévy : « Topologie furtive », in EspaceTemps.net, 28 février 2008, catégories « Mensuelles ».

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8 ♦
Le retour de Dionysos ?

Une complexe alchimie de la violence 

[– Candide, Surnuméraire ès sciences sociales : Le Collectif La Forge a décidé, en 2014, de se lancer dans une troisième investigation sur le thème Habiter, qui s’inspire des travaux en cours sur ce concept à la charnière de l’anthropologie, de la philosophie et de la géographie. Après Habiter un bord de fleuve et Habiter un bord de ville, s’ouvre Habiter un bord de monde, s’appuyant sur les camps de réfugiés palestiniens. Le présent texte s’inscrit ainsi dans le cadre du retour en France après un premier voyage d’étude, mené lors du premier semestre 2015 en Palestine. Il se centre sur ce que certains appellent la Troisième Intifada, et revient sur l’émotion née de la mort d’un enfant en bas-âge, décédé dans l’incendie de sa maison, à la suite de l’attaque menée par un groupe radicalisé de colons –]

LA CULTURE COMME MODÈLE EXPLICATIF ?

            L’actualité nous a habitués à ces évènements tragiques qui provoquent la stupeur, puis l’horreur et enfin l’indignation. Cette fois c’est une adolescente et un bébé de dix-huit mois qui ont payé de leur vie le fait de relever d’une communauté plutôt que d’une autre. C’était dans la nuit du 30 au 31 juillet de l’année passée (2015). Nous ne sommes pourtant plus le 24 août 1572, date du massacre, à Paris, de milliers de protestants par des catholiques hostiles à la politique d’apaisement prônée alors par le pouvoir royal en place. C’est bien le XXIe siècle qui nous occupe hélas, avec, comme sous Charles IX, un enchevêtrement de causes, tant sociales et politiques que simplement religieuses. À commencer par le même jeu trouble des puissants, hier la monarchie aux affaires, qui avait décrété la mise à mort des chefs militaires d’un clan protestant en conflit avec un autre clan, catholique celui-là. Puis, le calcul s’était retourné contre ceux qui l’avaient fomenté : la vindicte populaire avait prolongé le machiavélisme du monarque et de sa mère, Catherine de Médicis. Les conseillers politiques de l’époque n’avaient pas anticipé ce débordement des ultras-catholiques, faisant de la Saint-Barthélemy davantage qu’un contre coup d’État présumé. De façon plus crédible, une série d’évènements avait produit un climat délétère propice à l’épouvante : d’abord le retour en grâce des protestants après la troisième guerre de religion ; toujours les rivalités entre « Grands » du royaume qui rivalisaient d’ingéniosité pour se hisser à la cour ; surtout un mariage désapprouvé par les catholiques entre une princesse dite « de sang royal » et le futur Henri IV ; mais encore une mauvaise récolte et la géopolitique du moment qui faisait de Paris une ville ultra-catholique.

On le perçoit aisément, il serait bien simpliste de voir dans cette tuerie le résultat de la seule radicalisation religieuse. Les individus, fussent-ils détenteurs d’un pouvoir immense, ne sont pas seuls à faire l’histoire, comme dans un théâtre de marionnettes, et quand ils visent à tirer des ficelles ils le font en fonction d’un contexte précis, dont les conséquences sont en partie imprévisibles.

            Ce retour dans le passé, et notamment le nôtre, détient un avantage : l’obligation, si l’on veut chercher à comprendre, de combiner les facteurs déclencheurs et par la même occasion nous départir d’un point de vue par trop ethnocentriste. Sur ce dernier point, force est de constater qu’il n’existe pas de société définitivement apollinienne et, formons-en le vœu, de groupe humain irrémédiablement dionysiaque. Ces termes renvoient à deux personnages de la mythologie grecque ancienne. Encore donc, ici, une trame originelle qui a trait au croire. Pour résumer succinctement, Apollon, dieu des arts et de la beauté dans la Grèce Antique, se trouve assimilé aux comportements pacifiques, à l’opposé de son collègue Dionysos, protecteur de la vigne et du vin, dont les excès amèneraient aux attitudes belliqueuses. C’est le philosophe Nietzsche qui, pour symboliser sa conception de l’esthétique artistique, utilise ces deux figures mythiques[1]. Chez lui, au registre dionysiaque correspond ainsi l’ivresse de l’instinctuel, la liberté sans borne du jouir des émotions, et ce par le fait d’une raison absente. Raison qu’introduit Apollon, la divinité des rythmes et de l’ordre, comme pour couvrir la nature humaine d’une couche de culture normative. Mais dans la conception nietzschéenne de la tragédie grecque théâtralisée, si celle-ci émerge de l’orgiasme dionysiaque, elle met aux prises ce débordement des pulsions populaires avec la volonté apollinienne de les cultiver à la sagesse. Il y a ainsi chez le philosophe l’idée d’une originelle primitivité dans la violence débridée.

            C’est à partir de cette inspiration que va puiser l’ethnologue Ruth Benedict (1887-1948), afin de produire son propre dualisme, appliqué aux sociétés humaines. En relevant des comportements aux antipodes d’une culture à l’autre, notamment chez les indiens pima (Arizona) et pueblo (vallée du Rio Grande), la chercheuse américaine d’alors avait construit une grille de lecture originale. Plutôt que d’appréhender la culture uniquement comme un bain matriciel à partir duquel émergeraient des personnalités spécifiques, elle envisagea une personnalité propre à chaque culture. Aussi bien les pueblos s’ingéniaient-ils à promouvoir l’harmonie et la modération, autant les pimas paraissaient s’adonner à l’excès et à la frénésie[2]. L’ethnographe en tirait des schémas généraux entre les apolliniens et les dionysiens[3], renouvelant ce dualisme par le trait culturel paranoïde (dont les dobus étaient pour elle les plus représentatifs), en opposition avec celui de la mégalomanie (comme chez les kwakiutls).

« Le contraste fondamental entre les Pueblos et les autres civilisations du Nord-Amérique, c’est le contraste indiqué et décrit par Nietzsche dans ses études sur la tragédie grecque. Il examine les deux façons opposées d’envisager l’existence. Le Dionysien cherche à trouver les valeurs de l’existence par “l’annihilation des devoirs et ses limitations de l’existence”, il s’efforce de trouver dans des meilleurs moments une diversion aux nécessités qui lui sont imposées par ses cinq sens ; et de découvrir une autre sorte d’expérience. Le désir du Dionysien, dans l’expérience personnelle comme dans l’expérience rituelle, est d’atteindre le but grâce à un certain état psychologique, en arrivant au summum de l’exagération. Il trouve l’émotion suprême dans l’ébriété, et il accorde une valeur aux illuminations du délire. Avec Blake, il croit que “les chemins de l’exagération mènent au palais de la sagesse”. L’Apollonien méprise cette manière de voir et n’a souvent qu’une faible idée de la nature de telles expériences. Il trouve moyen de les bannir de sa vie consciente. Il “ne connaît qu’une règle : la mesure au sens hellénique”. Il demeure au juste milieu de la route, se maintient sur le plan habituel, fait fi des états psychologiques explosifs. Selon la belle phrase de Nietzsche, même dans l’exaltation de la danse, “il demeure tel qu’il était, et garde sa dignité civique”. »[4]

            Si l’on appliquait cette manière de classer les collectivités nationales au milieu proche-oriental, on pourrait être tenté, à première vue, de n’y voir que des sociétés insufflées par l’esprit de Dionysos. Les guerres, nombreuses et violentes, y furent le lot commun des populations et continuent à l’être, comme aujourd’hui en Syrie. Certains analystes pourraient même être tentés de repérer en Israël, la première et présumée seule véritable démocratie de la région, les indices d’une tentation apollinienne. Mais sous l’angle des dionysiens, les palestiniens apparaitraient comme étonnamment philosophes quant à leur condition, rigoureusement maintenue dans un état subalterne, alors que, sur le terrain, semble régner une relative tolérance à l’égard de la présence juive, considérée comme multiséculaire et à ce titre légitime. On entend ainsi régulièrement déclamée, comme un produit du sens commun, l’affirmation d’une coexistence pacifique, des décennies durant, entre musulmans et juifs. Ce serait là le signe d’une ancienne normalité, troublée par la période succédant à la Seconde Guerre mondiale. C’est en effet l’existence de l’État d’Israël qui est remise en question, vécue comme une spoliation territoriale, et plus encore dans le contexte d’extension coloniale actuel. À l’inverse, la démocratie israélienne, bien que formellement établie, a édicté des lois particulièrement discriminantes à l’égard d’une catégorie de citoyens que l’on peut considérer comme secondaires, et ce sur une logique ethnicisée. En conséquence de ces contradictions, il vaut probablement mieux se résoudre à ne voir chez les uns et les autres que des cultures qui, certes, contraignent quant aux comportements acceptables, mais dans une configuration d’ensemble, laquelle permet (ou pas) à ces conditionnements, liés à la socialisation, de s’exprimer dans la réalité quotidienne. Ainsi, une approche culturelle pourrait glisser vers une forme de culturalisme peu explicatif, si l’on ne prenait garde à penser la culture dans son milieu, lequel peut s’avérer changeant, comme l’environnement humain qui pèse sur lui. On en a un bon exemple avec l’approche des cultures paysannes chez Henri Mendras[5]. Le sociologue des ruralités françaises était, en effet, largement influencé par son séjour aux USA, où le culturalisme avait, alors, le vent en poupe. Et l’on ne peut être que surpris par l’agressivité économique dont fait preuve l’agriculture de firme contemporaine, ce qui contraste fortement avec la distance réfléchie, dont le paysan béarnais faisait la démonstration à l’égard du marché, lorsque Mendras développait sa théorie dite du « maïs hybride »[6]. Pour expliquer l’opposition, entre cette « sagesse » débonnaire du « bon vieux sens paysan » et la guerre permanente que se livrent leurs descendants professionnels, Mendras lui-même a formulé un verdict sans appel : la paysannerie, qui se vivait comme une condition héritée et impérative, a disparu, pour laisser place à l’ère de l’entrepreneur agricole, qui se conçoit à l’heure actuelle comme le représentant d’un métier de la haute technologie[7]. En résumé, les cultures de la terre se sont déformées, au point de devenir méconnaissables. Sa reproduction n’est jamais assurée et, ici, l’internationalisation des marchés a eu raison d’une très ancienne tendance à l’autosuffisance vivrière. Faudrait-il, alors, accorder le primat à ce que les nations disent d’elles-mêmes, notamment sur le plan culturel, et reprendre par exemple un patern palestinien, en le rattachant à une très ancienne expérience de la cohabitation pluri-religieuse.

 

HIER COMME AUJOURD’HUI : différences et répétitions

Filer la métaphore reste un exercice risqué, on le sait suffisamment aujourd’hui avec les théories issues de la biologie et parfois appliquées en sciences sociales. Du côté des inspirations nées de l’évolutionnisme, le sociologue Herbert Spencer (1820-1903) a laissé des traces nauséabondes en développant un darwinisme social, l’amenant à considérer que les protections des plus fragiles constitueraient des handicaps pour leurs groupes d’appartenance, les plus adaptés étant seuls appelés à survivre dans un monde de compétition pour la vie[8].

S’inspirer des dieux de l’Olympe pour définir des paterns de culture, sortes de patrons à partir desquels se découperaient des personnalités-types, propres à leurs cultures, n’est pas plus aisé, dans la mesure où ces êtres surnaturels ont pour fondement une profonde différence avec les humains qu’ils surplombent. La production-reproduction de manières de penser, ou d’être, passe par des chemins tortueux, qui ne sont pas que culturels. Les mêmes causes ne produisent pas toujours les mêmes effets, comme dans les expériences scientifiques basées sur des protocoles pointilleux. Le nombre de paramètres est, dans la vie hors laboratoire, suffisamment copieux pour qu’une situation ne ressemble jamais à la précédente.

 

Si l’on applique ces remarques à notre questionnement, il apparaît que la Palestine a bien changé et qu’elle ne cesse de se transformer. Le contexte auquel elle est confrontée n’a pas grand-chose à voir avec la France des guerres de religions. Les traits culturels que l’on croit reconnaitre peuvent bien être reconduits à l’identique, en réalité c’est le contexte où ils sont exécutés qui en modifie radicalement la signification. Un exemple peut permettre de le saisir : si l’on continue à danser et à chanter selon des registres dits « traditionnels » palestiniens, la dimension résistante de ces pratiques est récente dans l’histoire de cette nation. Désormais, c’est également un moyen de faire valoir un patrimoine national, tout particulièrement dans les relations inter-nationales, où il convient de faire la démonstration de ses « spécificités ». La répétition est comme une scène où les spectateurs auraient changé de lunettes et sur laquelle les acteurs ne seraient plus animés des mêmes intentions. Plutôt donc que d’envisager des similitudes culturelles dans le temps long, on peut regarder les dissemblances, et se tourner vers un auteur qui a fouillé la question du même et du différent.

            Dans l’œuvre complexe de Gilles Deleuze, il est un livre qui occupe le sommet de la difficulté : Différence et répétition[9]. Il n’y a pas à s’en surprendre. En effet, le texte de base est constitué par sa thèse principale de doctorat (dirigée par Maurice de Gandillac), ce qui explique pour partie son caractère académique, pas toujours facile d’accès. Mais, si l’on veut retenir une idée essentielle, notons qu’elle soulève une question centrale. Les théories de la reproduction sociale[10], par exemple, empruntent le chemin de la répétition pour expliquer comment les logiques inégalitaires du fonctionnement institutionnel produisent une reconduction des mêmes dans la condition de dominants ou de dominés. Deleuze prend d’abord le contre-pied de cet automatisme dans la répétition. En suivant les philosophes classiques, et notamment le grec ancien Héraclite, pour lequel il n’est pas possible de se baigner deux fois dans un fleuve auquel on donne pourtant le même nom, il en conclut temporairement que la différence domine l’histoire. Mais le projet du philosophe est bien davantage ontologique, en s’interrogeant sur la nature humaine et, en la matière, cette dernière se caractérise pour lui par l’instabilité, en particulier du fait des expériences vécues, profondément dissemblables par les contextes dans lesquelles elles se déroulent.

 

            Si l’on cherche à prendre ce schéma de pensée pour aiguillon, on se trouve passablement dérouté devant, précisément, LE contexte palestinien. Celui-ci semble effectivement immuable. N’assisterait-on pas, depuis 1948, à la reconduction de processus radicalement identiques : domination, révolte, répression, nouveau cycle de domination etc. Et d’un point de vue plus micro, les attaques de colons, dans les camps en particulier, ne sont-elles pas la continuation d’une longue litanie, terriblement reproductive ? Lorsque notre groupe de forgerons était en Palestine, nous avons-nous-mêmes eu des échos d’attaques nocturnes qui auraient pu déboucher sur des situations aussi dramatiques que celle qui a abouti à la mort de cette adolescente et de ce bébé. Mais, à l’inverse, n’est-ce pas également le produit de nos regards éloignés ? Pour les défunts et leurs proches, cela ne change rien : la finitude était au rendez-vous, comme d’autres auparavant, selon un scénario qui semblerait invariable. Encore que… Les palestiniens ont une conscience aiguë de leurs martyrs, ce qui les amènent d’ailleurs à leur attribuer ce statut. Ils savent trop bien qu’une étincelle peut provoquer les plus grands incendies, et donc le déploiement de moyens pour les circonscrire. Sans aller jusqu’à penser qu’un évènement puisse gouverner la face d’un contexte aussi complexe, l’histoire est remplie de ces phénomènes, a priori hélas banaux, qui ont bouleversé la géopolitique, parce que les conditions d’un changement se sont mis en synergie. Mais, en France également, la mort d’un Malik Oussekine, le 6 décembre 1986, en marge d’une manifestation lycéenne et étudiante à Paris, a provoqué le retrait (temporaire il est vrai) d’un projet de loi visant la libéralisation de l’université et sa constitution progressive en marché (régulé néanmoins, encore aujourd’hui). Ce jour là, les violences policières des voltigeurs en moto, parce qu’elles ont provoqué le décès du jeune homme, ont provoqué le retournement de la situation.

            Du côté du contexte, la Palestine d’avant et d’après Oslo n’est pas du même ordre. À l’espoir a succédé la déception. Une intifada fait suite à une autre, mais sans ressembler aux précédentes pour cette troisième édition. À proprement parler, il ne s’agit pas d’une « guerre des pierres », mais surtout elle semble animée par des projets beaucoup individuels de sacrifices par l’auto-exposition, sans que les mouvements de foule ne puissent l’expliquer. On serait tenté d’y voir une forme de suicide. La question des motivations n’est pas résolue pour autant, le terme de suicide renvoyant à quantité de définition.

            Dans un ouvrage qui fonda probablement la sociologie au sens moderne du terme, Émile Durkheim, qui peut être considéré comme le père fondateur de l’école française, démontre en effet, avec force de statistiques, que même l’acte le plus individuel qui puisse se trouver est aussi tributaire de logiques d’action collectives[11]. Ainsi, mettre fin à ses jours n’est pas exempt de facteurs déterminants proprement sociaux, parce qu’ils relèvent du cadre social (et culturel) dans lequel s’insèrent les individus. Durkheim délimite de la sorte quatre grandes catégories, dans une typologie restée célèbre : les suicides égoïste, altruiste, anomique et fataliste. Ces formes, explique le sociologue, sont le produit également de deux déterminations typiquement sociales, à savoir le niveau d’intégration aux groupes d’appartenance et la régulation des relations à laquelle procède n’importe quelle organisation humaine.

 

Défaut

Excès

Intégration

Égoïste

Altruiste

Régulation

Anomique

Fataliste

 

De la sorte, un défaut d’intégration peut provoquer le suicide dit « égoïste », l’individu n’étant plus rattaché suffisamment à ses congénères, alors que l’excès devient facteur de risque pour le suicide altruiste, le même individu ne s’appartenant plus véritablement devant le devoir imposé par le groupe. Le suicide anomique découle quant à lui d’une moindre prégnance des normes sociales encadrant les désirs, à l’inverse du fataliste, pour lequel les marges de manœuvre sont réduites à l’excès par un sur-encadrement étouffant.

Si les actes des martyrs relèvent du suicide, quelle forme faudrait-il convoquer ? Un défaut de régulation des désirs pour une société plus juste ? Ou, au contraire, un excès de cette régulation, rendant tout espoir de changement illusoire ?

            Mais ces tentatives d’explication ne sont-elles pas, également, tributaires du contexte dans lequel les individus se trouvent plongés ? L’absence de perspective, qui caractérise la situation politique actuelle, paraît trouver dans ces gestes désespérés comme un écho.

            Est-ce à dire que l’enlisement signifierait la stagnation ? Gilles Deleuze nous aide probablement à aller plus loin. En nous montrant que la différence et la répétition ne sont pas des catégories aussi simples qu’il y paraît, il nous permet de penser que la reconduction n’est pas si évidemment celle du même, strictement. C’est encore une ouverture vers l’espérance. Si les morts se succèdent, hélas, le contexte continue à se dérouler dans de menues transformations, à la manière du lit d’un fleuve qui, très progressivement, se déplace, revient à son point de départ et repart vers une rive ou une autre. On n’en connaît pas le tracé à venir et les nouveaux méandres, ni la date d’une prochaine crue. La métaphore s’arrête là. Le cours du monde n’est pas assimilable à celui d’un cours d’eau. Mais ce qui est certain, c’est que la date d’une élection présidentielle aux USA, celle d’une autre consultation en Israël, la pression économique d’un buycott, parmi beaucoup d’autres conditions, peuvent faire qu’un évènement soit, un jour, susceptible de rendre crédible la recherche d’une cohabitation pacifique et équitable.

            Ce qui nous la rend, aujourd’hui, radicalement utopique, c’est peut-être aussi notre position, nécessairement proche de la réalité quotidienne, si proche de celle d’hier dans ses horreurs. Mais, à l’évidence, on aurait tord de penser que Dionysos serait de retour. Il est en chacun d’entre nous, comme Apollon.

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[1] La naissance de la tragédie à partir de l’esprit de la musique (Die Geburt der Tragödie aus dem Geiste der Musik), 1872.
[2] Notons qu’ils sont connus, dans le corps médical, comme la communauté comportant le plus de personnes obèses et diabétiques, et ce au monde, ce qui est rattaché à leur mode de vie.
[3] Patterns of Culture (les formes de culture ou « patrons », au sens couturier du terme), 1934. Traduit en français par Échantillons de civilisations, 1950.
[4] Op. cit., pages 47 et 48. Cf. l’édition électronique produite par Jean-Marie Tremblay, avec l’Université du Québec à Chicoutimi.
http://classiques.uqac.ca/classiques/Benedicth_ruth/echantillons_civilisation/echantillons_civilisation.pdf
[5] Cf. Les sociétés paysannes Éléments pour une théorie de la paysannerie, Paris, Gallimard, 1995 [première édition : Armand Colin, 1976], coll. « Folio-Histoire ».
[6] Cf. avec Michel Forsé : Le changement social : tendances et paradigmes ; Paris, Armand Colin 1983, coll. «U».
[7] Cf. La fin des paysans. Suivi d’une réflexion sur la fin des paysans, vingt ans après, Arles, Actes Sud, 1991 [première édition : Paris, Armand Colin, 1967, coll. « Futuribles »], coll. « Esprit ».
[8] Cf. Principles of Biology, 1864.
[9] Paris : PUF, 1997 [première édition : 1969].
[10] Pour illustration, le travail de Pierre Bourdieu et de Jean-Claude Passeron : La reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, éditions de Minuit, 1970.
[11] Le suicide. Étude de sociologie, Paris, éditions Félix Alcan, 1897. Réédité régulièrement par les Presses universitaires de France, Paris.

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9 LE PROCESSUS DE CONSTRUCTION D’UNE CONSCIENCE NATIONALE PALESTINIENNE ARABE

Esquisse avec l’historienne Sandrine Mansour

 

[- Candide, Surnuméraire ès sciences sociales : Le Collectif La Forge a décidé, en 2014, de se lancer dans une troisième investigation sur le thème Habiter, qui s’inspire des travaux en cours sur ce concept à la charnière de l’anthropologie, de la philosophie et de la géographie. Après Habiter un bord de fleuve et Habiter un bord de ville, s’ouvre Habiter un bord de monde, s’appuyant sur les camps de réfugiés palestiniens. Le présent texte s’inscrit ainsi dans le cadre du retour en France après un premier voyage d’étude, mené lors du premier semestre 2015 en Palestine. Il marque également une phase intermédiaire, à savoir la préparation d’une seconde étape de terrain, pour laquelle l’approche sera résolument ethnographique. Le projet de La Forge s’est en effet récemment orienté vers l’observation directe des populations qui, dans les camps de réfugiés, sont amenées à pratiquer un espace non seulement exigu, densément occupé, mais plus encore contraint de toutes pars. Cette nouvelle optique méthodologique était rendue nécessaire du fait de nos exigences : trouver une nouvelle procédure pour dépasser les limites de la langue parlée. En effet, au-delà des interlocuteurs francophones rencontrés en France et en Palestine, malgré l’apprentissage de l’arabe par l’un des membres de notre collectif et bien que nos interprètes aient tous visé à nous restituer la subtilité du propos des habitant-e-s rencontré-e-s, il nous a semblé que nous manquait désormais la faculté de saisir le connoté, en quelque-sorte. On ne le dira jamais assez, toute langue est une histoire en elle-même. Ce n’est pas simplement le sens des mots qui varie avec le temps, les influences diverses et variées des contextes dans lesquels ils sont énoncés qui les affectent ou encore leur usage qui tombe dans l’obsolescence, mais bien la structure d’un phrasé qui fournit la subtilité des idées énoncées. Ce n’est ainsi pas un hasard si les langues humaines ont été étudiées sous l’angle du structuralisme, auquel le linguiste suisse Ferdinand de Saussure a fourni l’élan fondateur[1]. Autrement dit, par ses principes organisationnels, que sont une grammaire, des manières de conjuguer, de décliner etc., tout idiome fournit un cadre à la pensée. La question devient alors comment y accéder, afin de pallier à un discours resté, dans son appréhension au moins, assez superficiel. Une première manière de faire consistera ici à consulter l’une des spécialistes de l’histoire palestinienne, Sandrine Mansour qui, outre le fait qu’elle a, par ses travaux, dévoilé une part notable de la construction du récit national pour cette nation privée progressivement de sa territorialité, détient l’avantage considérable d’appartenir à ces deux mondes, que sont l’univers des camps et le nôtre, à l’autre extrémité de la Méditerranée. Par cette double appartenance, l’historienne éclaire la signification profonde de ces archives relatives à la fondation d’une conscience palestinienne, ne serait-ce que parce qu’elle en comprend les significations tacites, pour en partager la formulation en arabe et la culture. Mais de surcroit, parce qu’également française, elle mesure le poids des termes qui feront sens pour restituer au mieux les idées qui ont travaillé le corps social palestinien sur la longue période. Avant donc d’en revenir à l’observation in situ, il convenait de cadrer le contexte temporel à même de fournir une explication du ressenti intime, imbibé de cette lourdeur historique, sans laquelle nos description se réduiraient à un exercice phénoménologique[2] en apesanteur. Pour synthétiser, comment accéder aux temporalités sociales du vécu quotidien dans ces camps, sans les rapporter aux temporalités historiques qui ont marqué la définition d’un être palestinien ? -]

 

UNE NOUVELLE APPROCHE DES CAMPS : l’expression des corps en action dans l’espace

            Philippe Descola l’explique avec force de détails, sans une connaissance pointue de la langue des populations analysées, l’ethnographe reste sourd et muet[3]. Pour cet anthropologue, passé maître dans l’art des comparaisons multiculturelles, on ne peut entrer dans les méandres de la pensée indigène qu’en passant par trois étapes. « Dans les premiers mois, condamné à observer les attitudes », c’est l’œil qui domine l’appréhension de la différence pour l’étranger plongé dans un monde passablement inconnu. Puis vient le moment des premiers décryptages, à la façon des sous-titres dans un film en langue étrangère. Mais, ce n’est que lorsque se trouve maîtrisée l’expression orale, et ses intrications avec une manière de penser, que le chercheur peut enfin parvenir à sortir de la seule description, pour commencer à expliquer les motivations à faire de telle manière, plutôt que telle autre.

            Pour autant, il existe bien des façons d’envisager l’expression. Celle-ci n’est pas que verbale, loin s’en faut. Ce sont également des corps qui s’expriment dans l’espace. De la sorte, les forgerons que nous sommes se proposent d’envisager ce langage d’une corporéité locutrice dans la « physicalité »[4] du camp comme territoire, en relation comparative avec d’autres espaces : la ville à laquelle il est accolé, le reste de l’espace morcelé de la Palestine, le puissant voisin israélien qui oblige à des détours continuels de par le mur de séparation et les check-points, les pays arabes environnants.

            Par là, nous chercherons à reprendre à notre compte la thèse de la socio-sémioticienne Sylvia Ostrowetsky[5], pour laquelle la matérialité de l’espace fournit autant de signes expressifs d’un véritable langage, une « dimension cachée »[6] pour reprendre les travaux pionniers du sociologue américain Edward T. Hall.

            L’objectif, c’est donc bien de « faire parler » (si l’on peut dire) les inscriptions dans le réduit du camp comme des manières d’habiter, dont les signes peuvent se déceler au travers des espaces fréquentés ou au contraire évités, mais surtout les déambulations[7]. Nous partons ainsi de l’hypothèse que l’on ne fréquente pas n’importe quel lieu, même « public »[8] et accessible, selon la place occupée dans la micro société locale, les sociabilités qu’elle autorise et l’histoire même de la fondation du camp, qui n’est encore qu’une émanation de l’histoire plus globale des réfugiés.

            Un exemple suffira à laisser supposer la portée heuristique de cet angle. Selon le genre, le village ou la ville d’origine, le statut social et politique, quels usages fait-on des lieux du camp ? Une femme, pour illustration, parvenue au statut de mère (dont on connait l’importance dans les sociétés arabes[9]), dont les ascendants sont issus d’un village voisin désormais occupé, mais regroupés par familles au sein d’un quartier du camp, aura-t-elle la même présence dans le dédale des ruelles que dans les rues principales structurant l’espace ? Se comportera-t-elle, selon les emplacements, de la même manière ici et là, en comparaison avec le comportement des hommes de sa génération ? Son époux, élu du conseil populaire en charge de la gestion du camp, transformera-t-il sa relation à certains espaces ? En un mot, comment l’individuel et le collectif se donnent à voir par les attitudes localisées, les traces et marques laissées de son existence à travers ses passages et stations ? Loin de n’être que fonctionnel, un dispositif spatial se trouve aussi investi de signes et de repères, comme autant de bornes évocatrices d’un être au monde ?

Cette problématisation implique bien évidemment de s’intéresser aux « ambiances », dont sont porteurs les paysages urbanisés[10]. Mais elle ne dit rien de l’écriture de l’espace, dont le camp est ici une formulation parmi d’autres, si ce n’est qu’elle relève d’une histoire bien particulière, qu’il s’agit d’abord de regarder dans sa globalité.

 

HISTOIRE COLLECTIVE, HISTOIRE INDIVIDUELLE : la science engagée

            D’où ces interrogations adressées à Sandrine Mansour, au bénéfice de sa présence dans les débats qui concernent régulièrement la Palestine à la Fête de l’Humanité, qui s’est tenue à La Courneuve pour son édition 2016. Cette historienne, dont la thèse a été encadrée par Henry Laurens[11], s’est fait remarquer par un ouvrage majeur : L’histoire occultée des palestiniens, 1947-1953[12]. D’une certaine manière, le travail réalisé relève du paradigme proposé par Nathan Wachtel, à savoir un retournement de perspective. En effet, dans La Vision des Vaincus[13], cet historien français vise à ne pas en rester au récit officiel, à savoir celui qu’ont légué les vainqueurs. Partant du fait que les chercheurs du temps long se penchent sur les sources qui leur sont disponibles, et avant toute chose sur celles leur apparaissant immédiatement accessibles, comment envisager pour ces spécialistes des archives de s’émanciper du tri qui n’a pas manqué d’être opéré par les professionnels de la conservation ? Car, n’en doutons pas, l’histoire représente un enjeu de mémoire essentiel au travail politique, dont les efforts de légitimation veulent puiser dans les « profondeurs » séculaires d’une entité parfois mystifiée. Les affres du « roman national », qui rebondissent actuellement en France, sont là pour nous rappeler que l’histoire est avant tout une bataille, à laquelle ne participent pas que les intellectuels. Comme Wachtel, Sandrine Mansour s’est attachée à croiser les sources, celles des vainqueurs, mais également des « vaincus », en s’appuyant, de plus, sur la vague des nouveaux historiens israéliens. Ces derniers, dans une perspective critique, ont contribué à dépoussiérer l’histoire officielle de l’État hébreu en en retirant la mystique idéologique. Une œuvre de déconstruction politiquement très incorrecte.

            Si nous évoquions précédemment les nécessités de compréhension de la langue, afin de saisir le mode de pensée d’un groupe, cet avantage peut également s’accompagner d’un biais. Lorsque le chercheur-locuteur partage également la culture, de par ses origines personnelles, il bénéficie, certes, de cette intimité qui lui permet de comprendre de l’intérieur, ce que recommandait par exemple Pierre Bourdieu dans La misère du monde[14] : former à la pratique sociologique des agents sociaux indigènes au milieu étudié. Mais, à l’opposé, l’empathie nécessaire à la compréhension peut très rapidement céder le pas à la sympathie militante. Il n’est pas difficile d’imaginer que le choix d’un objet de recherche ne doit rien au hasard, et c’est heureux, si ce n’est que la tension entre objectivation et point de vue tiraille sans cesse dans l’exercice de l’écriture. Quel mot choisir et quels impacts chez le lecteur, pour répondre à quels conflits de loyauté ?

            Et c’est d’emblée sur ce thème qu’emmène l’historienne du dévoilement, qui n’ignore rien des déterminismes socio-identitaires qui l’ont amenée ce terrain. Née d’un père lui-même réfugié palestinien de 1948 et d’une mère partie à Paris, à la suite des bombardements qui ont rasé la ville du Havre pendant la Seconde Guerre mondiale, c’est très logiquement qu’elle replace son travail scientifique dans cette histoire personnelle. Toute la différence, entre la branche paternelle et celle du côté maternel, c’est finalement le « billet sans retour » qui s’impose à la première. De Jaffa, où il a vécu son enfance, Monsieur Mansour se retrouve pendant quelques années à Ramallah, puis en Jordanie. En tant que palestinien expulsé, il suit certains programmes lancés par l’UNRWA, organisation par laquelle il se forme alors, mais formation qui lui renvoie aussi, en miroir, l’identité de réfugié qui lui est désormais attachée. Il est l’ainé d’une fratrie de quatre enfants, dans une famille dont l’exode a fait perdre l’ensemble des ressources.

 

« Alors forcément, ça a un impact, parce qu’on a une vision différente de quelqu’un lambda qui n’a jamais bougé. Moi, je n’ai jamais connu de réunion familiale globale. Je suis en même temps… bien partout. C’est-à-dire que ça donne des capacités d’adaptation à tous les territoires, le fait d’être habituée à voyager et en même temps c’est une grande douleur parce que l’exil c’est pas quelque-chose de simple à porter. C’est les valises ; c’est les déménagements successifs, c’est les cartons. Même si nous on n’a pas vécu dans les camps de réfugiés, il n’en va pas moins qu’on a été ballotés de pays en pays. »

 

HISTOIRE ET GÉOGRAPHIE : « une terre sans peuple »…

            Cet attrait pour l’histoire palestinienne serait incomplètement décrit si l’on faisait abstraction d’une autre caractéristique, qui touche de près la problématique géo-politique d’un peuple devenu sans territoire véritable. Le père de Sandrine Mansour réalise en effet ses études à l’université américaine de Beyrouth… « comme topographe ; c’est pour ça qu’on va parler de la terre et des territoires », ajoute l’historienne. Difficile pour elle d’accepter le slogan du sionisme de l’immédiat après guerre, pour lequel la « Terre promise » pouvait être représentée comme « une terre sans peuple, pour un peuple sans terre »[15].

            Ce qui est certain, c’est que cette illusion de l’esprit a pu trouver des résonnances pour la légitimation apparente qu’elle apportait. Elle restait néanmoins contredite par les faits de la présence arabe et bédouine, ainsi que celle des communautés qui se groupaient autour des lieux saints de Jérusalem. Ce qui est assuré également, c’est qu’il n’en faut pas davantage pour forger un attrait en direction de l’histoire. Et c’est ce qui animera Sandrine Mansour, ballotée par les déplacements familiaux, le père topographe partant, comme beaucoup de palestiniens, travailler dans les pays arabes. Ce sera le Koweït, où elle est née, puis l’Algérie (où nait sa sœur), avant le Liban (lieu de naissance de son frère) afin de représenter là l’IGN[16], qui l’envoie ensuite en Jordanie (où il monte la première école de géographie) et par la suite l’Arabie Saoudite quelques années, avant la France. Des déplacements qui finissent par s’inscrire dans l’habitus, au point que, devenue jeune adulte, elle s’envole pour la France afin d’y mener ses études, parcourant le pays, mais également bien d’autres, comme le Canada.

            En conséquence, l’histoire qu’elle développe n’est pas dénuée d’une certaine géopolitique, vécue sur le plan personnel. La question d’un « espace fragmenté », pour reprendre l’expression de Bernard Poche[17], n’est donc pas pour la surprendre. Les mobilités sont devenues des expressions de cette « modernité tardive », que décrit le sociologue britannique Antony Giddens[18] : pour cause de travail, d’éclatement des cellules familiales, de guerre ou de misère, provoquant jusqu’à « un monde de camps »[19].

« Je pense qu’on a été en avance sur les évolutions mondiales qui se voient aujourd’hui, où beaucoup de gens se retrouvent dans cette posture. En plus, le nombre de réfugiés augmente, par rapport à ce qu’on aurait pu attendre d’un monde post-onusien.

« Mais il y a une particularité sur la question palestinienne, c’est la question du déni, de l’occultation ; c’est pour ça que j’ai intitulé mon livre L’histoire occultée des palestiniens. D’abord, il y a deux choses. Quand vous le faites, que vous avez le choix, c’est complètement différent. Quand on vous propose un travail, que vous avez le choix de le prendre ou de pas le prendre, de bouger ou de pas bouger, vous n’êtes pas du tout dans la même dynamique. Quand c’est contraint, ça implique un traumatisme et le traumatisme de départ des palestiniens, c’est la Nakba, à savoir en arabe la Catastrophe, l’expulsion. À ce traumatisme, que d’autres ont connu dans d’autres guerres, s’est doublé un déni historique qui perdure jusqu’à aujourd’hui. Et c’est ça la clé de la question palestinienne, cette négation de l’histoire, cette négation du traumatisme des palestiniens ; du coup, la négation du droit, qui en découle. »

 

            L’enquête va ainsi porter sur ces sources, qui ne sont pas mises en avant dans l’historiographie classique, mais qui ont toute leur importance pour l’élaboration d’une conscience palestinienne, singulièrement nourrie des grands arbitrages entre États victorieux au sortir de la Grande Guerre. La Grande Bretagne, bien entendu, qui avait obtenu de la SDN[20] le mandat sur la région, mais également la France, et plus généralement l’ONU qui a pensé pouvoir pallier à l’exode en administrant des moyens censés être temporaires : « un doliprane, en disant ça va passer et le doliprane ça a été l’UNRWA. »

            Preuve en est, la question palestinienne n’a jamais été du ressort du Haut commissariat aux réfugiés (HCR), dans la mesure où l’on imaginait un règlement rapide et indolore du dossier.

 

UN CONFLIT ISRAÉLO-PALESTINIEN SOLUBLE DANS L’ARABITÉ ? Agrarisme, géopolitique et économie

            À l’origine de cette gestion au paracétamol humanitaire, un a priori commun à la pensée colonialiste qui règne alors dans les élites occidentales : un palestinien est un arabe et leur déplacement forcé se réglera par une dissolution sur les territoires environnants.

« Et que les palestiniens allaient s’établir dans les autres pays arabes, deviendront des arabes des autres pays arabes et ils oublieront leur identité palestinienne. Donc, en plus, ça s’est rajouté au-dessus de tous les traumatismes physiques, psychiques : un traumatisme d’identité. (…) Et ils ont pensé que les projets de l’UNRWA, qui visaient à installer les palestiniens durablement dans les pays arabes où ils avaient trouvé refuge, après les expulsions et les massacres, et qu’ils allaient se mélanger, se déliter. Or, d’abord le principe des camps de réfugiés, c’est que vous vous retrouvez comme dans un village. L’histoire palestinienne a perduré par le récit, le conte, la tradition familiale, les traditions culturelles, le chant : tout ça, ça a perduré, les habits traditionnels, les danses, la musique etc. »

C’était nier la dimension profondément paysanne d’une part conséquente de la population expulsée[21], issue de villages dont la terre était le pivot et la source de l’honneur familial. Il n’y a donc pas à se surprendre, comme le relève bien l’historienne, qu’on ait reconstitué l’entité villageoise au sein des camps, où l’origine toponymique continue à jouer un rôle d’identifiant symbolique.

Le second élément contrariant, plus ou moins consciemment occulté, tient dans la problématique à laquelle sont confrontés ces mêmes pays voisins. Tout arabe (très majoritairement) qu’ils soient, ils ont hérité, pour justifier de leur existence autonome, des frontières léguées par le découpage colonial, s’efforçant de produire leur propre roman national. Cette manière d’aborder les limites, par la figure du trait sur une carte, relève d’une culture occidentale déjà bien étudiée[22]. Elle n’est pas la seule conception imaginée par l’humanité, loin s’en faut. Si l’on ne retient que la langue anglaise, une distinction est possible entre deux modèles : la notion de border reprend l’idée d’une ligne fixe et intangible, presque sacralisée, quand la frontier exprime davantage une délimitation plus mobile et ouverte[23]. Quoiqu’il en soit, c’est la première de ces conceptions qui s’est imposée dans le schéma colonialiste. On n’a guère tenu compte des populations qui vivaient sur place, ni de ce que l’on appellerait à l’INSEE un bassin de vie.

            Afin de comprendre le poids de ces délimitations dans la genèse d’une identification à la Palestine, il convient de remonter aux accords dits « Sykes-Picot », du nom des signataires, respectivement anglais et français, qui apposèrent leurs paraphes au bas de ce document, maintenu dans l’ombre jusqu’en novembre 1917. Il s’agissait à l’époque de négociations secrètes entre les deux principaux pays de la Triple Entente, menées entre novembre 1915 et mars 1916, avec l’aval de la Russie. Britanniques et français se mettaient alors d’accord pour se partager le Proche-Orient dès la fin de la guerre. Le motif en était la délimitation de zones d’influence, le prétexte s’appuyait sur le choix de l’Empire Ottoman, alors détenteur de l’autorité sur ces territoires, de se ranger aux côtés de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie. Après l’armistice, le royaume arabe de la Grande Syrie émerge d’une révolte de ces populations qui contestent les ottomans, relégués au rang de vaincus. Il sera de courte durée, la France y mettant fin par la force dès 1920.

            Pour ce faire, elle s’appuie sur les mandats octroyés par la SDN sur les anciennes possessions allemandes et ottomanes, à partir de l’article 22 du Pacte de la Société des nations. Ces mandats sont qualifiés de « classe A », au titre du paragraphe 4 du même article : « Certaines communautés qui appartenaient autrefois à l’Empire ottoman, ont atteint un degré de développement tel que leur existence comme nations indépendantes peut être reconnue provisoirement, à la condition que les conseils et l’aide d’un Mandataire guident leur administration jusqu’au moment où elles seront capables de se conduire seules. Les vœux de ces communautés doivent être pris d’abord en considération pour le choix du Mandataire ».

            Dans ce contexte, passablement néocolonial, la Grande Syrie arabe, qui comprenait l’actuel État de Syrie, mais encore la Jordanie, le Liban et la Palestine, est scindée en plusieurs entités. Le Liban, par exemple, émerge d’une volonté française de fonder un futur État appuyé sur les chrétiens maronites. Il subsista, contrairement à ses deux homologues bordant la Méditerranée plus au nord : celui des Alaouites et d’Alexandrette, qui fermaient la mer à Damas. Pour autant, avec la montée du nationalisme arabe, Paris est contraint d’engager des négociations en vue d’une indépendance dès 1936. Celle-ci ne deviendra effective que dix ans plus tard.

            Ce seul exemple suffit à comprendre la configuration dans laquelle se retrouvent les palestiniens, dans les années de l’Entre-deux-guerres, alors que les investissements pro sionistes grignotent peu à peu leur détention privative des terres[24]. Autour d’eux se répartissent en effet de futurs nouveaux États, promis à l’indépendance. L’Irak a entamé cette marche en 1932. Le Liban suit en 1943, après avoir bénéficié d’un régime républicain dès 1926. La Jordanie s’émancipe de la tutelle britannique en 1946, comme la Syrie, tel que mentionné plus haut. Quant à la Palestine, elle relève d’une autre logique, entérinée par la fameuse Déclaration Balfour, du nom du ministre des affaires étrangères du Royaume-Uni. Celui-ci, en date du 2 novembre 1917, promet un foyer national juif aux artisans du projet sioniste, tout en assurant les populations locales qu’elles auront droit à l’autodétermination après la fin du conflit mondial. Le panarabisme de la Grande Syrie, et au-delà, ne peut pas résister à ces destins contradictoires. Se sentant enfermés dans une exception décidée à Londres et confirmée en 1920 pendant la conférence de San Remo, en Italie. De cette configuration internationale, naît l’impératif d’un nationalisme palestinien qui ne soit pas qu’une déclinaison du nationalisme arabe, lui-même éclaté en plusieurs mouvements nationaux.

« Ils ont eu une conscience du danger dans lequel ils étaient très tôt, avec la déclaration Balfour, parce que là ils ont compris qu’ils étaient les dindons de la farce, puisque, aux autres pays on promettait l’indépendance ; on a inscrit cette indépendance future dans les mandats, sauf pour la Palestine, qu’on a inscrit dans la déclaration Balfour qui promettait un foyer, un home national juif. Et la promesse orale faite aux palestiniens, en fait c’était une promesse de dupes. Donc eux, très tôt, ils se sont nationalisés. Les mouvements nationaux ont commencé très tôt, sous forme d’associations et sous forme de partis par la suite. Et donc ils ont été combattus aussi avec beaucoup de force, d’abord par les sionistes et par les britanniques aussi. Et donc ils arrivaient dans les pays arabes avec une conscience nationale forte. C’est ça que je veux dire. »

À ces deux premières difficultés, s’ajoutaient encore les problèmes d’ordre économique, rendant d’autant plus complexes l’intégration de plusieurs centaines de milliers de réfugiés.

 

« Si ils avaient eu le choix, je pense qu’ils auraient pu se fondre, comme les dits gaulois dans l’empire romain, mais dans une logique de bonnes conditions d’assimilation. »

 

            En d’autres termes, il y avait au minimum trois grandes séries de motifs pour empêcher cette assimilation-dissolution : agrariens, géopolitiques et économiques. De là à en conclure que le processus d’identification à la Palestine serait né de l’interdiction à exister dans l’espace plus large du Proche-Orient, il n’y a qu’un pas que Sandrine Mansour invite à appréhender avec prudence.

« Pour le processus d’identification à la Palestine, il est antérieur bien sûr car avant même si il n’y avait pas d’État de la Palestine, ni de découpage, la régionalisation, la localisation laissait les gens se définir comme philistins donc de cette région, et non par exemple comme phéniciens comme au Liban. Il y a des spécialités régionales suffisamment fortes pour qu’une pré-conscience de la palestinienneté soit présente. »

 

L’ÉMERGENCE D’UNE CONSCIENCE NATIONALE PALESTINIENNE

            Pour en comprendre les prémisses, la démarche requiert de remonter encore en amont, pendant la dernière phase de la colonisation précédente. Installés dans cette région du Proche-Orient, les arabes entament alors leur processus d’émancipation à l’égard de l’Empire ottoman.

« Le monde arabe commençait à se rebeller. Le mouvement culturel est né au début du XXe siècle. »

Cette renaissance de la culture arabe, au travers de la littérature, de la presse écrite et de la culture plus généralement, prend appui sur le déclin de l’impérialisme ottoman. Avant donc qu’il ne soit question de la Déclaration Balfour et des Accords Sykes-Picot, l’espace du Proche-Orient arabe marque sa différence au travers des régions, qui disposent d’une certaine latitude à l’égard de Constantinople. La capitale de l’immense empire, s’étendant sur trois continents à partir du bassin oriental de la Méditerranée, n’est plus l’orgueilleuse cité qui régnait d’Alger à Médina, en bordant Vienne, ceinturant l’intégralité de la Mer Noire, jusqu’au Golfe persique. Le long déclin commence au XVIIe siècle, à tel point que pendant le XIXe on parle de « la sublime porte » comme étant « L’homme malade de l’Europe », selon la formule consacrée par l’empereur de toutes les Russies, Nicolas 1er. Si la France soutenait Constantinople contre Moscou lors de la Guerre de Crimée, en 1830, c’était pour immédiatement s’emparer de l’Algérie, puis de la Tunisie. L’érosion se poursuivait, en se rapprochant du cœur de l’Empire.

L’Empire ottoman entre 1300 et 1699 / Source : Encyclopedia Britannica, 1997.

 

À plusieurs reprises déjà, les druzes s’étaient révoltés, avec une période d’indépendance pour le Liban entre 1590 et 1613, sous l’émir Fakhr-al-Din II. La Première Guerre mondiale sonne donc le glas, avec de très violentes réactions contre les minorités chrétiennes, dont les génocides à l’encontre des arméniens, assyriens et grecs pontiques d’Anatolie, entre 1914 et 1923.

 

            Dans un contexte aussi défavorable à l’unité, le monde arabe bénéficie de certains repères géographiques, comme cette Grande Syrie, où les populations parlent la même langue, épousent des traditions identiques, partagent des nourritures similaires et finalement forment le fond d’une culture commune. Les différences subsistent avec les bédouins, mais également en regard des arabes du Maghreb ou d’Irak qui, s’ils parlent la même langue littérale, varient au niveau dialectal. La contestation naît encore vis-à-vis de l’administration ottomane, qui impose sa langue dans les actes officiels.

            Le travail en faveur du particularisme régional va encore puiser ses ressources dans l’influence européenne et la présence d’un multiculturalisme, doublé d’une multi confessionnalité, pluriséculaires sur le territoire de la Palestine. La grande influence de Bonaparte, pendant sa campagne d’Égypte, a ouvert sur l’Occident. Les diverses églises de la chrétienté, notamment orthodoxe et catholique, entretiennent avec Jérusalem une relation symbolique qui se matérialise par une présence physique constante. Dans les provinces qui entourent la ville sainte, les élites n’hésitent pas à se rendre à l’étranger pour y faire des études.

En conséquence, au sortir de la Première Guerre mondiale, l’arrivée des français et des anglais fait craindre un remplacement pur et simple de la domination ottomane, dont on pensait pouvoir se libérer. Si les classes supérieures ne souhaitent pas se fermer aux européens, en raison des innovations dont ils sont alors porteurs, c’est sur le plan culturel que le bât blesse, relançant le mouvement en faveur de l’arabité. C’est également en ce début de siècle que le mouvement communiste fait espérer une émancipation sociale. La Palestine est alors plutôt florissante sur le plan économique.

 

            Autant de causes qui aboutissent à l’émergence d’une conscience nationale, laquelle hésite un temps entre l’arabité de la Grande Syrie et une région plus resserrée autour des régions héritées de l’Empire ottoman. On réfléchira néanmoins à cette Syrie étendue à l’ensemble du Machrek Ouest. Mais, comme montré précédemment, la combinaison entre les investissements sionistes et le sort différencié programmé par les puissances occidentales à l’égard des entités créées après la guerre, finira par rendre inévitable l’option d’une Palestine identitaire.

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[1] Cf. Cours de linguistique générale, Paris, Payot, 1995 [1916], coll. « Grande bibliothèque Payot ». Texte rédigé par deux de ses élèves : Charles Bally et Albert Sechehave.
[2] La phénoménologie, telle que nous l’entendons ici, pourrait se résumer par la démarche du philosophe autrichien Edmund Husserl [1859-1938], soit une méthode consistant à revenir aux choses mêmes, telles qu’elles se déroulent, en s’attachant davantage aux actes qu’aux mots qui les expriment ou les taisent.
[3] Voir l’épilogue de son ouvrage Les lances du crépuscule, Paris, Plon, 1993, pages 437-438.
[4] Cf. Philippe Descola : Par delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005, coll. « Bibliothèque des sciences humaines ».
[5] Voir, avec Jean-Samuel Bordreuil, « Le social comme sémio-genèse. Eléments de réflexion sur les rapports actuels de la sociologie et de la sémiotique », in Langage et société, n°28, juin 1984, pages 9 à 36.
[6] La dimension cachée, Paris, Points, 1971 [1966 pour la première édition en anglais].
[7] Cf. Jean-François Augoyard : Pas à pas. Essai sur le cheminement quotidien en milieu urbain, Paris, Seuil, 1979, coll. « Espacements ».
[8] Il conviendrait d’ailleurs de préférer l’appellation de « communautaire » à public, si ce terme n’était tellement connoté en français, tant il est vrai que la dichotomie public/privé n’a de signification ici, fondée qu’elle est sur un modèle occidental de la bourgeoisie au pouvoir. Cf. l’analyse critique du philosophe et sociologue allemand Oskar Negt : L’espace public oppositionnel, Paris, Payot & Rivages, 2007, préfacé et traduit de l’allemand par Alexander Neumann, coll. « Critique de la politique »,
[9] Cf. Stéphanie Latte Abdallah : « Notes sur quelques figures récurrentes du corps et du genre dans les guerres de Palestine », in Quasimodo, n°9 : « Corps en guerre. Imaginaires, idéologies, destructions », tome 2, printemps 2006, pages 181 à 196.
[10] Cf. la sociologue allemande Martina Löw : Sociologie de l’espace, Paris, éditions de la Maison des sciences de l’Homme, 2015, Préface de Alain Bourdin, Traduit par Didier Renault.
[11] Titulaire de la chaire d’histoire contemporaine du monde arabe au Collège de France.
[12] Paris, éditions Privat, 2013.
[13] Sous-titré Les Indiens du Pérou devant la Conquête Espagnole (1530-1570), Paris, Gallimard, 1971, coll. « Bibliothèque des Histoires ».
[14] Dans l’introduction de cet ouvrage qu’il a dirigé, Pierre Bourdieu estime, en effet, qu’il est préférable d’en être (en substance) pour saisir au mieux le ressenti des interviewé-e-s. Voir La misère du monde, Paris, Seuil, 1993.
[15] Il y a bien entendu polémique sur le caractère exclusivement sioniste de cette formule lapidaire, que Diana Muir fait remonter à des écrits chrétiens du milieu du XIXe siècle.
Cf. http://lessakele.over-blog.fr/article-18538727.html
[16] L’institut géographique national, qui a pour mission d’établir la cartographie pour le compte de l’État français.
[17] L’espace fragmenté. Éléments pour une analyse de la territorialité, Paris, L’Harmattan, 1996, coll. « Villes et entreprises ».
[18] Cf. Les Conséquences de la modernité, Paris, L’Harmattan, 1994 [1990 pour la première édition en anglais].
[19] Sous la direction de Michel Agier : Un monde de camps, Paris, La Découverte, 2014.
[20] Société des Nations, ancêtre de l’ONU.
[21] Nous renvoyons ici également à l’article précité de Stéphanie Latte Abdallah, qui insiste fortement sur cette réalité socio-économique.
[22] Voir notamment, parmi tant d’autres références, le colloque « Frontières affirmée, frontières contestées : citoyennetés, multi/inter-culturalités, subjectivités », organisé par le Centre d’études africaines (CEAf-IRD-EHESS), Paris, les 3 et 4 juin 2013.
[23] Cf. Carine Chavarochette : Frontières et identités en terres mayas. Mexique-Guatemala (XIXe-XXIe siècles), avant-propos de Henri Favre, préface de Jean Piel, Paris, L’Harmattan, 2011, coll. « Recherches Amériques Latines »,
[24] L’historienne précise que le projet sioniste d’achat de terres n’a pas connu le succès escompté, « d’où leur projet d’expulsion appelé “transfert”. À la fin du mandat britannique, les sionistes n’ont réussi à acheter que moins de 6% des terres palestiniennes, ce qui est très peu au regard de l’énergie déployée par eux pour y arriver et qui montre l’attachement des palestiniens à leur terre et leur acharnement à la défendre dans un contexte de presque double occupation : anglaise et sioniste. »

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10 ♦︎ LE BEAU, LE BON, LE « VRAI »

Difficultés dans le dia-logue entre sciences sociales, arts et militance

 

[- Christophe Baticle, Rencontre-débat sur les camps de réfugié·e·s palestinien·ne·s, autour du livre Un bord de monde, organisée par la Ligue des Droits de l’Homme et le collectif Palestine en Résistances, au Théâtre du Merlan, Marseille, le 29 janvier 2022 -]

 

« Quand je parle de complexité, je me réfère au sens latin élémentaire du mot “complexus”, “ce qui est tissé ensemble”. Les constituants sont différents, mais il faut voir comme dans une tapisserie la figure d’ensemble. Le vrai problème (de réforme de pensée) c’est que nous avons trop bien appris à séparer. Il vaut mieux apprendre à relier. »

Édgard Morin : « La stratégie de reliance pour l’intelligence de la complexité », in Revue internationale de systémique, vol. 9, n°2, 1995.

 

            Il n’est pas toujours aisé de mettre en place un dialogue entre activités qui, à tort ou à raison, prétendent produire de la signification quant à la réalité, visent à informer ce monde de plus en plus complexe dans lequel nous nous débattons chaque jour[1], ou encore entendent lutter contre l’obscurantisme. Le mouvement des dites Lumières a justement cherché à remettre en question les vérités indiscutables sur lesquelles s’appuient encore trop de mouvements sectaires et peu ouverts à la discussion quant à leurs préceptes. Or, et Ali Aït Abdelmalek le rappelle[2], c’est pourtant la vocation des sciences, mais encore parfois un rôle qu’endossent les artistes. Il est donc indispensable, pour penser la complexité, de rechercher l’interdisciplinarité. Ce n’est pas là une sinécure, y compris entre les seules disciplines scientifiques, qui n’ont pas toujours les mêmes définitions des termes qu’elles emploient pourtant comme des concepts. Mais que dire de l’échange lorsqu’il met autour de la table sciences et arts ou si l’on préfère arts et sciences. Allons plus loin en ajoutant à ce dia-logue cette part de la société civile qui s’engage dans une cause et que l’on dénomme parfois les « militants ».

            C’est autour de ce questionnement que nous nous donnons ici la possibilité de proposer un point de vue, un parmi d’autres. Historiquement le beau fut le centre d’intérêt privilégié de l’artiste, quand le militant se maintient, hier comme aujourd’hui, dans l’établissement souhaité du bon, voire du juste. Quant au scientifique, et d’autant plus en sciences sociales, il se trouve souvent très mal à l’aise avec tout ce qui pourrait se rapprocher d’une définition normative et déshistoricisée de toute notion, valable pour lui ici et maintenant, donc de façon circonstanciée.

 

UN SUJET ÉPINEUX : la Palestine

« Les propos des chercheurs sont des récits parmi tant d’autres. Pour qu’ils deviennent mythiques il faut qu’ils correspondent aux attentes du milieu. »

Voici comment l’anthropologue Sergio Dalla Bernardina résume sa prochaine intervention pour le séminaire « Ruralités contemporaines en question(s) »[3], où il sera question de son ouvrage La langue des bois[4]. Un livre où il rapproche anthropologie, sociologie et psychanalyse, s’interrogeant sur les motivations inconscientes qui poussent différentes catégories d’acteurs à capter les ressources naturelles. Mais son regard critique, s’il s’adresse aux chasseurs, n’oublie pas pour autant ceux qui se présentent comme les défenseurs de la nature, car les uns et les autres s’accaparent tout autant la légitimité de pouvoir jouir de cette nature : réservations de chasse versus réserves naturelles en quelque sorte. Alors, se questionne-t-il, que peut-on dire de ces désirs tus sans être immédiatement placé dans le registre des propos inaudibles, tabous ? En effet, cette approche n’a pas vraiment rencontré la réception qu’on aurait pu en attendre dans les milieux académiques, alors même que les relations à l’animalité occupent de plus en plus de chercheurs et de manifestations scientifiques. En reprenant l’idée de la « Comédie de l’innocence », il montre pourtant que ce dispositif psychologique et social est bien à l’œuvre. En adoptant des comportements stéréotypés, comme le fait de rendre hommage à l’animal tué ou au contraire en condamnant les tueurs, chaque partie en présence se couvre de lauriers et rejette l’adversaire dans une humanité peu fréquentable.

            Les sujets qui procèdent à l’identique sont nombreux, à commencer par celui qui nous intéresse, la « question palestinienne ». Pour elle, le théâtre des opérations n’est pas uniquement situé le long du mur de séparation, appelé « Barrière de sécurité » en Israël. In situ les armes parlent et tuent, mais ailleurs dans le monde on se bat également pour faire valoir son point de vue, plus qu’on ne débat bien souvent. Comment se décaler afin de voir la réalité sous un autre angle ?

 

            À la sortie de son dernier ouvrage, qui porte sur les camps de réfugiés palestiniens en Cisjordanie[5], le Collectif La Forge a été sollicité par différentes structures qui ont souhaité des présentations variées dans leurs formes. Ce fut le cas à Compiègne, dans l’Oise, et plus récemment à Montpellier, puis Marseille. Dans tous ces cas de figure le public était acquis à la cause de cette population déchue de ses droits. L’association « La Carmagnole de Montpellier » comptait dans ses rangs des militants, mais c’est surtout à Marseille que le public réuni par la Ligue des Droits de l’Homme et le Collectif Palestine en Résistances se révélait le plus en pointe pour porter la parole d’un « peuple sans véritable territoire », pour reprendre un propos tenu en aparté.

 

            Pourquoi alors ne pas avoir surfé sur un succès garanti par avance ? Quel intérêt de préciser, par exemple, que si les femmes occupent un rôle non négligeable (ô combien) dans la vie des camps, ce n’est pas tant par une prétendue nature féminine, qui serait spontanément tournée vers le Care, mais plus sûrement parce que l’institution familiale, à laquelle elles sont dévolues, est restée le seul pilier véritablement solide de la société palestinienne. Si l’on suit d’ailleurs Stéphanie Latte Abdallah, c’est là l’unique institution sociale digne de ce nom[6].

 

Probablement parce que le passage via l’université génère cet habitus, comme dirait Pierre Bourdieu[7], qui pousse à rechercher dans le sens le moins évident de l’explication. Par ce terme, le sociologue n’entendait pas seulement quelque-chose comme un réflexe proche des habitudes, mais un véritable conditionnement social apte à générer des attitudes devant l’inattendu. L’habitus, c’est ainsi cette voix qui parle en nous sans qu’elle y ait été invitée, une réponse prévisible devant la question imprévisible. Il n’y a donc pas à se surprendre qu’un chercheur en sciences sociales reste dubitatif à l’idée qu’un genre ou un autre n’ait un comportement en grande partie objectivable par quelque motif moins altruiste qu’il n’y paraît au premier abord. Les femmes palestiniennes subissent plus que toutes autres la pression de faire tenir debout la famille : non seulement les autres institutions pouvant contribuer à cet état de fait sont ici absentes, mais encore les hommes sont très nombreux à être revenus psychologiquement abimés des geôles israéliennes. Or, les emprisonnements ont concerné une part conséquente d’entre eux, et de retour dans leurs foyers ils sont souvent en décalage complet avec la vie qui s’est poursuivie pendant leur absence forcée. Ne pas cacher la part contrainte du « don de soi » est ainsi partie prenante de l’éthique dans la recherche, ce que Bourdieu appelait un ethos académique.

 

LA BONNE ANTÉRIORITÉ : un principe d’autochtonie qui ne dit pas son nom ?

            Lors du débat qui a clôturé la journée marseillaise sont ressortis, à mon sens, deux traits saillants. En premier lieu, un argument légitimant la cause palestinienne sous-tendu par une justification de l’ordre des principes de l’autochtonie et secundo un plaidoyer en faveur de la beauté de cette vie qui perdure, malgré tout, dans les camps de réfugiés. Ces aspects, à eux seuls, illustrent bien la difficulté à laquelle se confronte la démarche scientifique lorsqu’elle se décloisonne pour s’ouvrir au dialogue avec les artistes et les militants.

            Ce cheminement est déjà bien avancé et il n’y a plus désormais une semaine sans que ne tombe une annonce de séminaire, de journée d’étude ou de colloque qui sera le théâtre d’un échange avec les arts et/ou la société civile. En un sens, les sciences se sont « indisciplinées ». C’est heureux parce qu’à minima cela nous oblige, scientifiques, à trouver des formulations moins ésotériques à celles que nos seuls collègues comprenaient, quand ce n’étaient pas les rares spécialistes d’un champ très circonscrit de recherches. Dans le même sens, les organisations professionnelles, comme l’Association Française de Sociologie (AFS), ont mis sur pied des chartes de comportement afin d’assurer le respect des « enquêtés ».

 

            Toujours est-il que si ce respect dû, et y compris au public qui entend les restitutions des travaux, constitue un point positif, il serait dommageable qu’il se concrétise par une autocensure. En cela, il me paraissait nécessaire de préciser que certes l’identification à l’entité palestinienne (même disloquée sur un plan territorial) restait bien vivace, pour autant elle devait son élan initial à la négation dont la Palestine avait fait l’objet dès les premières heures de sa courte existence virtuelle. En effet, lorsque se profile la décolonisation par l’Empire britannique, naît l’espoir d’une Palestine en tant qu’État, doté de l’indépendance qui échoit à un tel mode de gouvernance.

            Néanmoins, l’espoir aura été de courte durée. Quand intervient la déclaration unilatérale de création d’Israël, le 1er mai 1948, les différents plans de partage qui se sont succédés ont déjà tous été rejetés. Or, ils concernaient l’emprise territoriale du mandat britannique sur la Palestine ainsi découpée à la suite du démantèlement de l’Empire ottoman. C’est-à-dire que pour se penser en autonomes, les habitants de cet espace ont été invités à le faire dans cette circonscription et uniquement dans celle-ci. Lorsque la victoire du tout jeune État israélien devient un fait établi, les pays environnants ont consolidé ces frontières en se retranchant derrière les leurs.

 

En partant de l’hypothèse que le processus de décolonisation aurait pu être pensé différemment, par exemple à l’échelle du Proche-Orient sous tutelle anglaise, on peut imaginer que les revendications territoriales en auraient été modifiées dans leurs contours. C’est d’ailleurs le calcul que firent les mouvements sionistes, prévoyant (en se trompant) que les Arabes palestiniens déplacés se fondraient dans les populations arabes environnantes. Il n’en fut rien, tout au contraire, puisque sitôt découpé et donc amputé, le territoire colonial imposé devint l’espace auquel on pouvait se référer comme une projection pour l’avenir.

 

            Cette analyse n’est cependant pas du goût de tous dans la salle du théâtre qui accueille le débat de ce samedi soir, un 29 janvier. Une voix se fait entendre pour estimer qu’une conscience palestinienne existait bien avant 1948. Une conscience arabe certes, c’est l’avis de l’historienne Sandrine Mansour[8], mais la construction d’une Palestine-nation, dans les esprits, relève davantage du processus long et nous pensons pouvoir en situer l’acte fondateur à ce cadre fixé par l’aire du découpage, soit le mandat britannique[9].

            Pour notre détracteur, au contraire, la revendication pour un État palestinien était déjà une réponse à la déclaration Balfour de 1917 en faveur d’un foyer juif sur son mandat. Déclaration dans laquelle le secrétaire d’État aux Affaires étrangères (the Foreign Secretary), se déclarait donc pour une telle option. De plus, il n’est (toujours selon lui) pas possible d’imaginer une naissance aussi tardive quand on connaît l’histoire ancienne du territoire, notamment l’antériorité de la présence des Philistins dans la région. Ces derniers ayant donné leur nom à la Palestine, c’est bien la question des premiers habitants qui est ici soulevée.

 

            Cette contestation a ceci d’intéressant qu’elle révèle le soubassement historique du raisonnement : la conscience palestinienne moderne ne peut pas naître autour des années qui entourent la négation d’une Palestine qui aurait tiré son emprise spatiale de la colonie anglaise. Ce serait laisser la part belle à la version sioniste, pour laquelle les Juifs furent les premiers occupants de la région.

            Mais à vrai dire où nous amènerait une discussion qui tournerait autour des primo-arrivants, si ce n’est au vieux principe d’autochtonie. Or, il y a fort à parier que ceux qui défendent aujourd’hui cette version d’une antériorité palestinienne sont les mêmes qui décrient de semblables arguments quand ils prennent la forme de « nos ancêtres les Gaulois ». Et à juste titre, puisque les ancêtres des Français d’aujourd’hui ne sont pas plus gaulois que les ancêtres des actuels Palestiniens seraient les Philistins. Bien des brassages ont eu lieu entre les premiers et nos contemporains. L’expansion arabe a également passablement transformé les données démographiques au Proche-Orient. Mais on le voit, quand il s’agit de justifier la légitimité des « bons », le recours à l’histoire, voire mieux à l’archéologie, fonctionne comme un schème mental auquel on a classiquement recours.

            Enfin, est-ce l’antériorité qui assure une légitimité à être là où l’on est, avec les droits humains minimaux que tout-un-chacun doit se voir assurer ? Si même la Palestine naissait demain sous la forme de l’ancienne colonie anglaise, le problème des droits des Juifs présents sur le territoire ne resterait-il pas entier ? L’impasse est palpable.

 

CONCLUSION : et le beau ?

            Une autre intervention, en faveur cette fois des autres présentations de la soirée, aura concerné la question du beau. Dans l’auditoire une voix remercie Olivia Gay, photographe du Collectif La Forge, pour avoir su montrer cette beauté. On retrouve d’ailleurs ce propos sur une des fiches cartonnées remises à la cinquantaine de personnes présentes, afin de noter leurs impressions quant à l’ensemble du programme.

 

            Là encore, la difficulté est de taille pour les sciences sociales : qu’est-ce que le beau ? En dehors du fait que cette notion s’oppose à la laideur, ne reste plus qu’à analyser les caractéristiques des échantillons de population qui adhèrent à telle ou telle conception de la beauté. « Dis-moi ce que tu aimes à qualifier ainsi et je te dirai qui tu es ? » Nous n’irons pas jusque-là, mais force est de constater qu’en tous temps et sous toutes les latitudes on s’est affronté sur ce point : le contenu est des plus discutés.

            On a probablement davantage de chance de se retrouver sur l’idée que la notion elle-même de beauté serait un invariant anthropologique, le signifiant donc davantage que le signifié. Et encore, toutes les langues possèdent-elles un synonyme exact à notre « beau » français ? À ces questions Olivia Gay apportera peut-être un jour prochain quelques éléments de réponse, puisqu’elle a entamé un doctorat Art et création qui prend pour objet la « photographie compréhensive ».

 

Christophe Baticle
Travailleur intellectuel, surnuméraire ès Sciences sociales
Faisant fonction d’enseignant-chercheur en sociologie, anthropologie, sciences de l’éducation et sciences sanitaires et sociales
Laboratoire Habiter le Monde
Université de Picardie Jules Verne, Amiens
Université catholique de Lille

 

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[1] Cf. Édgard Morin : Science avec conscience, Paris, Seuil, 1982.

[2] Cf. Ali Aït Abdelmalek : « Édgard Morin, sociologue et théoricien de la complexité », in Sociétés, 2004/4, n°86, pages 99 à 117.

[3] École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS), Paris, le 14 février 2022.

[4] Sous-titré L’appropriation de la nature entre remords et mauvaise foi, Paris, Muséum National d’Histoire Naturelle (MNHN), 2020.

[5] Un bord de monde : camps palestiniens, Helvétius, 2021.

[6] Cf. « Notes sur quelques figures récurrentes du corps et du genre dans les guerres de Palestine », in Quasimodo, n°9, 2006, pages 181 à 196.

[7] Cf. « Habitus, code et codification », in Actes de la recherche en sciences sociales, n°64, 1986, pages 40 à 44.

[8] Cf : L’histoire occultée des Palestiniens, 1947-1953, Paris, Privat, 2013.

[9] Cf. Christophe Baticle : « Le processus de construction d’une conscience nationale palestinienne arabe. Esquisse avec l’historienne Sandrine Mansour », article paru sur le site laforge.org.



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