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[- Candide, Surnuméraire ès sciences sociales… -]

 

Ce que les migrants nous apprennent de nous-mêmes :

Le phénomène migratoire comme « fait social total »

VOLET 1 : faire du lieu avec les « non-lieux », voir nos lieux comme des non-lieux

VOLET 2 : les mutations du capitalisme vu sous l’angle de la circulation des personnes et des “biens”

 

▼
VOLET 1 :
faire du lieu avec les « non-lieux », voir nos lieux comme des non-lieux

 

Depuis 2014, le Collectif La Forge s’est lancé dans une troisième investigation sur le thème Habiter, qui s’inspire des travaux scientifiques en cours sur ce concept à la charnière de l’anthropologie, de la philosophie et de la géographie. Après Habiter un bord de fleuve (la Somme) et Habiter un bord de ville (la « bonne ville » présidentielle d’Amiens), s’ouvrait donc Habiter un bord de monde, qui s’appuie sur les camps de réfugiés palestiniens en Cisjordanie. Ce dernier projet n’est pas encore considéré comme abouti mais, en cours de route pourrait-on dire, le thème du déplacement s’est imposé comme une évidence. En parallèle donc à ces réfugiés de là-bas que nous sommes allés rencontrer dans un « chez eux » discuté, le Collectif s’est tourné vers ceux (et celles, bien qu’il s’agisse très majoritairement d’un phénomène masculin) qui sont venus ici, en France, où le débat fait rage quant à leur présence, même cantonnée à d’autres bords… de voies rapides, de gares, de périphériques et de ponts où l’on a vu refleurir un printemps qu’on aurait préférer ne jamais retrouver dans l’Hexagone : les tentes qui rappellent les bidonvilles de l’Après-guerre, désormais déménagées régulièrement à coups de bulldozers, sous la surveillance armée des dites « forces de l’ordre ». Nous sommes donc bien, là-bas comme ici, dans notre troisième déclinaison de l’Habiter : Tiers ou Quart-monde. Même s’il nous paraissait bien que nous touchions du doigt « l’inhabitable »[1], en nous rendant dans ces camps étriqués entre la pression de l’armée israélienne et le reste de la Palestine sous pseudo-autonomie (qui ne laisse pas toujours nécessairement plus d’air pour respirer), force est de reconnaitre que l’inhabitable est aussi ici, chez nous, entre discours lénifiants sur l’accueil de la « patrie des Droits de l’Homme » et réalité d’une hospitalité souvent prise en défaut.

Pour résumer, après l’Être d’Ici et l’Être Là-bas, un Être Ici en provenance de Là-bas qui boucle le questionnement en prenant la question de l’Habiter sous un autre angle. Pour commencer ce cycle, il s’agira dans un premier temps de nous intéresser à ce que disent ces expériences migrantes de nos lieux. Des lieux que nous ne voyons plus vraiment, tant ils nous sont communs, mais qui, sous leurs yeux, révèlent des travers insoupçonnés.

 

Lorsque les « Non-lieux » n’en sont plus véritablement

Une photographie réalisée par un jeune exilé lors de ses inévitables déplacements pédestres dans Amiens. Ici, la gare Saint-Roch par une perspective peu connue, printemps 2018.

 

CIRCULEZ, CIRCULEZ… OU CONSOMMEZ : la diversité des mobilités dans le capitalisme contemporain

Ce mardi 30 avril 2019 avait lieu un premier moment de restitution pour l’étape numéro un de ce que nous espérons être le commencement d’une nouvelle série consacrée aux habitants de ce monde laissés dans le hors-lieu. Nous entendons par cette expression, non pas les « non-lieux » conceptualisés par Marc Augé[2], mais plutôt des espaces bel et bien habités, si ce n’est qu’ils se trouvent maintenus en dehors de toute reconnaissance officielle en tant que lieux véritables, donc reconnaissables comme éligibles à une vie citoyenne. On a en effet reproché à l’auteur des non-lieux d’avoir fondu dans un même répertoire des réalités fort diverses. Peut-on, par exemple, assimiler le camp investi depuis des décennies par des générations de réfugiés, qui en ont fait leur espace de vie, et une quelconque aérogare, ici, là-bas ou ailleurs encore ? Certes probablement que non, tant la « surmodernité » décrite par Augé fait l’objet d’immersions profondes et d’appropriations salvatrices qui diversifient les espaces, les uns restant purement fonctionnels, quand d’autres finissent par exister subrepticement au-delà de leur « consommation » labile et temporaire.

 

De la gare au rond-point, de la vitrine au banc anti-SDF : nos lieux et non-lieux

Il suffit parfois de passer devant une gare pour comprendre qu’il ne s’agit pas seulement d’un lieu destiné à prendre le train en route. Pour beaucoup, la gare n’est en rien un sas de passage, mais une destination qui vaut par elle-même et pour elle-même. Plus encore, que dire des giratoires, devenus depuis quelques mois les sites à partir desquels se réinvente la contestation citoyenne de ceux qui, justement, n’ont pas le sentiment qu’on leur accorde une grande estime quant à leur citoyenneté ?[3]

 

« Ce mouvement n’est pas parti seulement d’un objet, mais également d’un lieu : le rond-point. Ce qui lie les deux, bien sûr, c’est la voiture. De manière plus insidieuse, il nous faut souligner le rôle que l’État a eu dans le décor de ce mouvement. En favorisant ce geste urbanistique qu’est le rond-point depuis plusieurs décennies, il a rendu possible une certaine unité de lieu. Même si, dans les faits, tous les rassemblements n’ont pas lieu sur des ronds-points, médiatiquement, ils y étaient le plus souvent rattachés. En obligeant, depuis 2008, tous les automobilistes à posséder, selon les termes du code de la route, un “gilet de haute visibilité”, l’État a lui-même généralisé l’accès à ce qui allait devenir une dizaine d’années plus tard un symbole.
Le choix du rond-point signe le référentiel automobilistique des Gilets jaunes. Le lieu emblématique n’est donc ni un ministère, ni une mairie, ni un centre des impôts, ni une avenue, même si différents lieux ont pu jouer un rôle à différents moments (puisqu’ils ont été l’objet de rassemblements ponctuels), mais bien d’un lieu explicitement dédié aux voitures, comme le soulignent Sandra Laugier et Albert Ogien (AOC). En temps normal, personne ne s’attarde sur les ronds-points : on se contente de tourner autour. Ce faisant, les Gilets jaunes ont transformé en lieu, et même un lieu politique, ce que Jacques Rancière appelle fort justement des “non-lieux” (AOC)[4]. Le rond-point est donc le lieu de référence qu’ont choisi des individus qui n’avaient pas l’habitude de (se) parler pour, si l’on ose dire, faire le point sur ce qui ne tourne pas rond. Pour Michel Lussault (AOC), ces lieux ont pris la forme d’une “petite république”, marquant le retour du politique dans des endroits où on ne l’attendait pas, avec des débats, des choix, des représentants, etc. »[5]

 

Si donc il paraît bien établi que le concept d’Augé exige des bémols, faudrait-il pour autant jeter, comme on le dit communément, le bébé avec l’eau du bain ? En insistant sur la consommation, on perçoit bien toute la portée de cette critique des non-lieux produits par le capitalisme de l’offre. Parce que les politiques keynesiennes, basées sur la demande, ont été abandonnées dans le milieu des années 1980, il s’agit désormais de faire la cour au consommateur, mais dans la plus pure logique de l’efficacité : achats impulsifs facilités, voire valorisés et provoqués par les options bancaires les plus en pointe de la technologie, développement du commerce en ligne où le clic remplace le passage en caisse, paiement sans contact bien évidemment et jusqu’au nec plus ultra, la puce incorporée dans le bras pour régler le montant de son repas… à la cantine. Dans un tel contexte, stationner en ville devient une hérésie s’il ne s’agit pas de la terrasse d’un bistrot, facturée comme telle. On imagine facilement le ressenti de jeunes exilés issus de régions du monde dévastées par la guerre et/ou la pauvreté, attirés par les vitrines mieux achalandées les unes que les autres de produits inaccessibles. C’est peut-être ici que le non-lieu trouve une matérialisation insoupçonnée. Les centres-villes, qui restent les emblèmes de la vieille Europe, tendent à devenir des espaces consuméristes où seul l’acte d’achat justifie la pause. Pour les autres, prière de circuler.
Plusieurs témoignages viennent appuyer ce sentiment de mobilité imposée. Ainsi, une étudiante amiénoise en visite familiale à Nice est surprise assise contre un mur dans une galerie marchande huppée de la capitale azuréenne et se voit interpellée par des passants. Pour être ainsi assise à même la voie (pourtant lustrée), on suspecte un malaise, ou pire l’inscription dans une forme de marginalité. Une règlementation municipale interdirait même ce genre d’attitude, lance-t-on avec force de conviction. Pour leur défense, il s’agissait d’une étudiante en sociologie (déjà une forme de marge), arborant aux pieds une paire de Dr-Martens noires. Cet accoutrement avait-il suffi à inspirer la méfiance (?), quand on sait la signification faussement révoltée que porte avec elle cette marque de luxe au marketing si… soigné. À l’autre extrémité du pays, une autre étudiante, mais cette fois « bien sous tous rapports », inscrite en dernière année de Master Psychologie et qui plus est « à la Catho », l’Université catholique de Lille, au public trié sur le volet par des frais d’inscription allant de 3 000 à 15 000€ par an. Alors qu’elle tarde devant un magasin d’une des plus belles rues de la capitale des Flandres, attendant une amie en retard, un vigile vient poliment lui signifier qu’elle entrave la contemplation de la vitrine. Les exemples sont légion de ces incitations à consommer pour mieux continuer son chemin. Les caméras de télé-surveillance, que l’on préfèrera requalifier de « télé-sécurité », veillent avant que tout incident ne puisse survenir, sachant qu’après il est généralement trop tard pour que l’équipement ait pu être d’une quelconque utilité préventive. Les bancs sont devenus des chaises accolées les unes aux autres, suivant l’évolution de quelques dispositifs anti-SDF dans le même esprit.

 

L’« Éloge de la marche » face à l’accélération du temps

Inspiré par Pierre Sansot, David Le Breton proposait au tournant du millénaire[6] de faire de l’expérience pédestre une manière de regarder, et d’apprécier, différemment le monde qui nous entoure, tout en lenteur. Mais, paradoxalement, la généralisation des secteurs piétonniers à toute cité se prétendant « urbaine » n’a en rien diminué la vitesse de la marche, bien au contraire. Ces voies interdites à l’automobile, pensées comme des axes de sociabilité retrouvée, ont transformé les passants en marathoniens du shopping efficace. Mais les techniques qui convient insidieusement à l’accélération sont parfois plus subtiles. Ainsi, confortablement installé sur un tapis roulant, vous pouvez découvrir votre main, pourtant posée sur la bande déroulante destinée à l’accueillir, avancer plus vite que vos pieds… Le message est ainsi explicite : prière de remuer vos pieds dans le sens de l’avancement.

 

Tapis roulant à l’aéroport d’Atlanta

https://blogs.crespel.me/usa2013/2013/04/26/jour-00-le-depart/tapis-roulants-vides-a-laeroport-datlanta/

 

Le néologisme de Marc Augé détient donc un avantage non négligeable, celui d’avoir mis l’accent sur l’espace infréquentable que produisent nos sociétés pour ces jambes qui portent des corps sans porte-monnaie.

« Si un lieu peut se définir comme identitaire, relationnel et historique, un espace qui ne peut se définir ni comme identitaire, ni comme relationnel, ni comme historique définira un non-lieu », écrit ainsi le chercheur (op. cit., page 100).

Cette définition n’est pas inintéressante si l’on veut y considérer tout le potentiel d’identification dont des populations peuvent investir certains espaces. C’est cet angle que nous voudrions explorer dans le cadre de ce texte composé de plusieurs volets. Le présent déploiement concernera l’approche qu’il est possible d’avoir de l’Autre (au sens de l’altérité), à partir d’un phénomène qui semble accompagner l’existence humaine elle-même, soit la migration. Nous poursuivrons sur la base des images que de jeunes exilés ont accepté de faire pour notre collectif et qui permettent de nous montrer autre chose que ce que nous y voyons habituellement, en tant qu’habitants pérennes des lieux. Le regard nouveau est en effet souvent un regard neuf qui fait exister des réalités devenues invisibles aux yeux trop habitués. Ainsi, comme pour les non-lieux de Marc Augé, qui font apparaître dans toute leur crudité la fonction consommatrice de bien des sites, les images de ces jeunes, parce que réalisées par des étrangers qui cherchent à se poser quelque-part, dévoilent une face invisibilisée de la ville. Pour plagier le pamphlet de François Ruffin, député de la circonscription Nord de la cité picarde, cette ville que nous ne connaissons plus s’en trouve métamorphosée par des angles de vue peu habituels[7].

 

DÉPLACÉS, DÉPLACEMENTS : un thème qui s’impose

La restitution mentionnée plus haut ne s’est pas déroulée n’importe où et c’est heureux, s’agissant justement de « donner lieu » à ceux qui n’en ont plus. C’est ainsi la Maison du théâtre d’Amiens qui accueillait à la fois l’exposition photos mise en place par Mickaël Troivaux et Sophie Douchain, les illustrations d’Alex Jordan et Valérie Debure[8], la performance théâtrale orchestrée par Denis Lachaud, mais encore la réalisation sculpturale de l’atelier Volumes qu’accompagna Marie-Claude Quignon, artiste plasticienne, avec deux des professeurs du lycée où se sont déroulées les rencontres, soit Sabine Zazali pour les arts appliqués et Moussa Chergaoui pour la partie métallerie.
Rappelons en effet que l’ensemble de ces jeunes exilés sont accueillis au lycée professionnel L’Acheuléen, qui forme à une diversité de métiers des élèves issus d’Amiens et de sa périphérie. On pourrait imaginer un dispositif pensé nationalement pour répondre à un besoin : permettre une insertion par le travail pour des jeunes qui partent avec un handicap notable, le stigmate de l’ailleurs. La réalité est plus complexe. On le perçoit lorsque le proviseur du lycée prend la parole pour, dans un geste de quasi-reconnaissance à l’égard de sa hiérarchie, noter avec insistance l’attitude compréhensive de l’Académie : « On nous a laissé faire, il faut bien le dire ». S’impose ici un constat inattendu : l’accueil est également un geste politique qui ne répond pas au simple devoir de solidarité, mais qui exige parfois un certain courage, même si c’est de fait établi qu’il ressort au final : ils sont ici, que cela nous convienne ou nous incommode.
Cette attitude est d’autant plus méritoire qu’elle se déroule dans un contexte lourd de mise en compétition généralisée où tous les « facteurs travail », tels qu’on appelle les travailleurs dans les théories néolibérales, sont appelés à se percevoir comme des rivaux inconciliables.

Le thème des migrants s’est en effet imposé dans nos sociétés européennes alors qu’elles avaient réussi à convaincre le monde, dans sa presque totalité, à s’ouvrir sur le plan de leurs marchés. Il fallait s’attendre à ce que le mouvement ne s’arrête aux seules marchandises. D’ailleurs, en marchandisant jusqu’aux dits « facteurs travail », il aurait été illusoire de penser que les frontières nationales se seraient comportées comme des filets à mailles sélectives, ce qu’on voudrait parfois qu’elles soient. L’hypocrisie, ici, est à facettes multiples : primo les travailleurs qui frappent à la porte sont refoulés alors qu’objectivement on fait ses choux gras de leurs bras, secundo la globalisation a provoqué une spécialisation mondiale qui a ruiné une partie des économies vivrières des pays aujourd’hui pourvoyeurs de cette main d’œuvre et tertio ces nouveaux concurrents permettent de contenir les revendications salariales des plus modestes de ceux qui sont, au final, arrivés avant, puisque nous sommes ou avons toujours été les migrants d’autres autochtones. L’histoire finirait par faire penser à un éternel recommencement, chaque cycle apportant sa nouveauté au principe structurel.
La montée en puissance des migrants comme thématique s’est donc réalisée au travers des médias au sein de la société civile pour finir par s’ancrer dans l’agenda politique. À moins que ce ne soit l’inverse : partant de politiques ciblées qui ne pouvaient déboucher que sur une accentuation des départs, les médias se sont engouffré dans une faille qui a provoqué l’angoisse d’une société déjà échaudée par les politiques libérales, en particulier en ce qui concerne le marché de l’emploi. S’en suit un renforcement de l’ethnicisation des critères de légitimation qu’on aura tôt fait d’appeler « racisme ». Au vrai, racisme des plus fragiles qui trouvent dans leurs origines géographiques le dernier rempart à leur inexorable déclassement.

 

Comment définir le migrant dans un « monde mobile »

Si les termes pour les définir ne sont pas neutres (migrants, exilés, « dublinés »[9], réfugiés… entre autres), il est particulièrement délicat de les isoler d’autres mouvements de déplacement. C’est un constat qui s’impose, et que relevait un autre appel à communications de l’équipe Habiter le Monde que nous évoquions précédemment. Olivier Lazzarotti, son directeur, avançait ainsi « L’année 2014 aura été celle où le nombre des touristes internationaux a dépassé le milliard (selon l’OMT : Organisation mondiale du tourisme). Et encore : dans les États du Sud, notamment ceux d’Asie les plus peuplés, les mobilités touristiques internes explosent tout autant. Un fait est donc : l’Homme habite désormais en touriste… »[10]
Ainsi donc, alors qu’une part toujours plus importante de l’humanité voyagerait avec des visas qui ne poseraient non seulement aucune difficulté majeure aux services des douanes, mais qui a contrario constitueraient un enjeu économique pour les devises captées, le prestige récolté et l’activité induite, la mobilité généralisée rencontrerait une opposition de principe incontournable pour d’autres types de voyageurs. En premier lieu, on pourrait penser que ce sont ceux qui restent, ne serait-ce qu’un temps suffisamment long pour devenir des résidents, qui créent une problématique politique. Nous serions ici ramenés à ce que nous évoquions plus haut : circuler signifie se déplacer, mais sans jamais rester en place. C’est d’ailleurs la signification double du terme en français : se déplacer, mais également évacuer les lieux (circulez !)
En somme, l’individu vivant à notre époque éprouve une injonction paradoxale. Implicitement, tous les messages qu’il reçoit de l’environnement social l’invitent à se situer dans un mouvement permanent, sans quoi c’est son image qui s’en trouverait écornée, voire pire blessée. Au temps d’Instagram, de Twitter et de Facebook (déjà un peu dépassé pour ce dernier), il n’est pas bon d’apparaître casanier, engoncé dans un univers borné par des paysages trop connus. Le selfie est devenu le signe de cet egotisme tyrannique qui incite à laisser penser, par ses post notamment (photos ou tweets), que sa vie se confond avec une aventure endiablée. Les temps de notre vie sociale s’accélèrent nous dit le sociologue Harmut Rosa[11]. Pour les étudiants, en particulier, le passage par Erasmus, le réseau des séjours en Europe, tend à devenir la norme des cursus universitaires. On se trouve impressionné par la manière dont cette classe d’âge des 20-25 ans a littéralement incorporé ce parcours obligé.

Restent d’autres candidats au déplacement pour lesquels l’arrivée en Occident est sujette à controverse. Ceux à qui on réserve le terme de « migrants » ne sont pas accueillis à bras ouverts, c’est un euphémisme que de le relever. Pourtant, aspirant à un avenir meilleur, en partant durablement de « chez eux », ils sont souvent prêts à tous les sacrifices, toutes les tâches et y compris les plus ingrates, celles qui ne trouvent que difficilement preneur par les mieux installés (parfois à peine…). Pour eux le passage obligé se transforme en parcours du combattant. C’est un nouveau paradoxe qui s’ouvre, tant leur situation mériterait au contraire notre considération, inspirées que sont nos sociétés par l’idéologie méritocratique. Leur départ, lorsqu’il est lié à l’absence de perspective économique, est souvent intimement en rapport avec les politiques menées par les pays dominants au sein du capitalisme mondial. L’incitation à entrer sur des marchés globalisés a mis à bas les petites paysanneries du monde et lorsqu’on ne produit plus que des fèves de cacao (par exemple) pour l’autre bout de la planète, il devient difficile de résister à l’effondrement de cours que l’on ne maîtrise pas. Il y a encore les guerres, dont la Syrie est l’exemple contemporain le plus sordide, qui pourraient nous rappeler l’« exode » de nos grands-parents, au printemps 1940, lorsque la France du Nord et de l’Est se retrouva sur les routes. Il y a enfin (?) les migrations climatiques en cours et surtout à venir, dont on sait qu’elles pénaliseront essentiellement les pays pauvres, alors que leur responsabilité dans la situation présente s’avère des plus relatives. Le monde occidental a ainsi bâtit sa prospérité sur une révolution industrielle dont il continue à faire payer les frais au reste de l’humanité. Le service après-vente ne fait pas partie des engagements internationaux.

 

Qu’est-ce qu’un « bon migrant » ?

Dans ce tollé de protestations où une partie du monde déverse ses produits pendant qu’une autre voit fuir sa population, comment peut-on délimiter entre une « bonne » et une « mauvaise » migration ? On serait tenté d’avancer que la plus souhaitée tient dans ce qui nous rendrait service. La France a ainsi découvert qu’une part non négligeable de ses « cheveux blancs » était soignée par des spécialistes de santé en provenance de pays inattendus dans ce domaine. Ceci étant, leur formation a coûté à d’autres contribuables que ceux ponctionnés par le fisc français. S’il fallait donc s’adonner à l’exercice comptable des coûts et des recettes, les compétences devraient bien se retrouvées prises en compte à un moment ou à un autre. Or justement, un des aspects peu traités dans les médias tient dans le niveau de qualification des dits migrants et celui-ci est loin d’être négligeable.
Une réponse peut néanmoins être opposée : la légalité. Mais le clivage entre migrants avec et migrants sans papiers peut-elle suffire ? Les procédures sont-elles aussi tatillonnes lorsqu’il est question d’intégrer un jeune espoir du football mondialisé ?[12] On le voit bien, la légalité renvoie à des normes juridiques, qui sont elles-mêmes des arbitrages entre normes sociales. Ce qui est « normal », autrement dit acceptable ici et maintenant, n’a de signification qu’en regard avec de « l’anormalité » : le légal a besoin de l’illégal pour exister en tant que tel. Le père fondateur de la sociologie française le notait dans un texte resté célèbre, c’est la norme qui crée la pathologie[13]. Le philosophe Michel Foucault est allé plus loin encore en parlant des « illégalismes utiles », ceux qui, au final, rendent service aux représentants de la loi[14], comme les délinquants délateurs. Il s’agit encore de noter une évidence : le respect de la norme est toujours sujet à quelques marges qu’individuellement et collectivement on s’accorde.
Il convient ainsi d’en arriver à une première conclusion : on est toujours le délinquant d’un plus rigoriste que soi ou, comme nous avons visé à le montrer sur une autre situation, le chasseur a toujours son braconnier[15]. Mais la définition du braconnier, ici au Cameroun, répond à des critères qui ne cantonnent pas n’importe quelles populations dans cette catégorisation. On réalise alors que pour les Pygmées Baka, comme pour les paysans Bantous, l’illégalisme est inévitable. Plus encore, l’histoire de la catégorie braconnier montre qu’elle a à voir avec la colonisation. Elle relève donc effectivement d’un processus de construction sociale sur le temps long, vis-à-vis duquel nos pays ne sont pas « étrangers ».
On devient ainsi Braconnier lorsque les Communs, ces espaces utiles et accessibles à tous, disparaissent au profit d’autres Intérêts ! On est étiqueté de « migrant » lorsque la porte se ferme, mais souvent on oublie de questionner les raisons pour lesquelles elle se ferme et qui la ferme.

 

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[1] La proposition de lieux inhabitables a été posée comme hypothèse, et à plusieurs reprises, par le laboratoire de recherche amiénois Habiter le Monde (équipe dite d’accueil –EA- 4287, relevant de l’Université de Picardie Jules Verne). Il nous semble que c’est à l’occasion des 4èmes Journées de l’Habiter, organisées les 17 et 18 octobre 2017 et intitulées « Habitants. Construire sa place ici et ailleurs », que la concrétude de cette possibilité est apparue dans toute sa netteté. Pour notre compte, nous y avons développé ce thème au travers de l’expérience mentionnée plus haut en Cisjordanie : « Rester des déplacés, pour espérer accéder à une place. Habiter les camps de réfugiés palestiniens », mercredi 18 octobre 2017. L’objectif a consisté à montrer que, souvent, les palestiniens réfugiés chez eux, soit en Palestine même, ne subsistent dans ce paradoxe que parce que c’est là leur seul moyen de faire reconnaître leur expulsion des territoires qu’ils habitaient jusqu’en 1948 pour les premiers, 1967 pour les suivants. Ainsi donc, l’inhabitable constitue pour eux un moyen d’affirmer une identité de non-habitants, parce que cette faculté d’habiter dans toute la plénitude de ce terme leur est niée. Voir le programme du colloque à https://docs.wixstatic.com/ugd/bc1ab6_d92c939369a745eb8b516d2c0e4d1347.pdf

[2] Pour l’anthropologue, ces non-lieux sont les espaces de ce qu’il appelle la « surmodernité contemporaine », soit des dispositifs fonctionnels parfaitement interchangeables, comme les aéroports internationaux qui se ressemblent tous, les grandes chaînes hôtelières parfois privées de personnel, les hypermarchés où l’on pourrait se croire n’importe où dans le monde, les aires autoroutières sur lesquelles se succèdent des flux anonymes de véhicules en transit, mais encore les camps de réfugiés. Il s’agit donc d’espaces parfaitement modulables, que l’on pourrait poser sur n’importe quelle fraction de territoire où la fonction remplie rencontre les objets et sujets qui sont susceptibles d’y passer. Voir Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Le Seuil, 1992, collection « La librairie du XXème siècle ».

[3] Cf. l’ouvrage collectif Gilets jaunes, des clés pour comprendre, Paris, éditions Syllepses, décembre 2018, téléchargeable gratuitement sur le site de l’éditeur : https://www.syllepse.net/syllepse_images/gilets-jaunes–des-cles-pour-comprendre.pdf

[4] Relevons ici par un lui aussi, s’agissant ici d’une reprise de la proposition de Marc Augé.

[5] Arthur Jatteau : « Les Gilets jaunes et les sciences sociales », in Lectures [En ligne], Les notes critiques, 2019, mis en ligne le 29 mars 2019, consulté le 02 avril 2019. URL : http://journals.openedition.org/lectures/33053. Cette recension porte sur deux publications, à savoir primo le dossier dirigé par Sylvain Bourmeau : « “Gilets jaunes”. Hypothèses sur un mouvement », in AOC, Cahier #1, 2019 et secundo l’ouvrage sous la direction de Joseph Confavreux : Le fond de l’air est jaune. Comprendre une révolte inédite, Paris, Seuil, 2019.

[6] Dans Éloge de la marche, Paris, Métailié, 2000, collection « Essais ».

[7] Cf. François Ruffin : Ce pays que tu ne connais pas. Bienvenue en France Monsieur Macron !, Paris, Les arènes, 2019.

[8] Atelier de graphisme Nous travaillons ensemble (NTE), Paris.

[9] Selon les accords Dublin III, signés par les pays de l’Union européenne, un exilé se doit de demander le traitement de sa demande d’asile au premier pays de l’espace communautaire dans lequel il est entré.

[10] Appel à communications pour les Troisièmes journées de l’Habiter, Abbaye de Saint-Riquier, 27 et 28 septembre 2016.

[11] Cf. Accélération : une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, 2010.

[12] Cf. Yacine Amenna : « “La Mercedes de la famille”. Penser les parcours de mobilités et de migrations des jeunes joueurs de football en France et en Allemagne », communication au colloque Mobilités sociales et migrations internationales, École d’Économie de Paris, 13 juin 2019.

[13] Voir Émile Durkheim : « Crime et santé sociale », in Revue philosophique, n°39, 1895, pages 518 à 523.

[14] Cf. Michel Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, 1975, page 283.

[15] Cf. Christophe Baticle, Laurence Boutinot, Philippe Karpe : « Un commun de résistance à partir des pratiques braconnières de l’espace forestier camerounais » in Espaces et sociétés, à paraître, n°175, décembre 2019.

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VOLET 2 :

les mutations du capitalisme vu sous l’angle de la circulation des personnes et des “biens”

 

Depuis 2014, le Collectif La Forge s’est lancé dans une troisième investigation sur le thème Habiter, qui s’inspire des travaux scientifiques en cours sur ce concept à la charnière de l’anthropologie, de la philosophie et de la géographie. Après Habiter un bord de fleuve (la Somme) et Habiter un bord de ville (les quartiers prolétarisés de la « bonne ville » présidentielle d’Amiens), s’est donc ouvert Habiter un bord de monde, qui s’appuie sur les camps de réfugiés palestiniens en Cisjordanie. Ce dernier projet n’est pas encore considéré comme abouti mais, en cours de route pourrait-on dire, le thème du déplacement s’est imposé comme une évidence. En parallèle donc à ces réfugiés de là-bas que nous sommes allés rencontrer dans un « chez eux » discuté, le Collectif s’est tourné vers ceux (et celles, bien qu’il s’agisse très majoritairement d’un phénomène masculin) qui sont venus ici, en France, où le débat fait rage quant à leur présence, même cantonnée à d’autres bords… de voies rapides, de gares, de périphériques et de ponts où l’on a vu refleurir un printemps qu’on aurait préférer ne jamais retrouver dans l’Hexagone : les tentes qui rappellent les bidonvilles de l’Après-guerre, désormais déménagées régulièrement à coups de bulldozers, sous la surveillance armée des dites « forces de l’ordre ». Nous sommes donc bien, là-bas comme ici, dans notre troisième déclinaison de l’Habiter : Tiers ou Quart-monde. Même s’il nous paraissait bien que nous touchions du doigt « l’inhabitable »[1], en nous rendant dans ces camps étriqués entre la pression de l’armée israélienne et le reste de la Palestine sous pseudo-autonomie (qui ne laisse pas toujours nécessairement plus d’air pour respirer), force est de reconnaitre que l’inhabitable est aussi ici, chez nous, entre discours lénifiants sur l’accueil de la « patrie des Droits de l’Homme » et réalité d’une hospitalité souvent prise en défaut.

Pour résumer, après l’Être d’Ici et l’Être Là-bas, un Être Ici en provenance de Là-bas qui boucle le questionnement en prenant la question de l’Habiter sous un autre angle. Pour poursuivre ce cycle, il s’agira dans ce deuxième temps de nous intéresser d’abord à l’actualité de la question migratoire dans la recherche et ensuite à ce que cette recherche pourrait retirer du phénomène migratoire comme révélateur d’un capitalisme en changement.

 

Paysages bucoliques pour oublier les affres de l’exil

Assortiment de photos présenté par un jeune exilé à Amiens. Ici, les Hortillonnages, qui constituent un havre de calme et de couleurs dans un parcours chaotique. Printemps 2018.

 

LORSQUE LA RECHERCHE S’EMPARE DU SUJET : un thème de mieux en mieux identifié

C’est tout d’abord le problème des dangers inhérents au déplacement qui a interpellé les chercheurs, notamment avec un séminaire, directement consacré à la mort pendant la migration, et ce à l’Université Paris 10 Nanterre, pour la second année consécutive de son programme[2]. On y trouve ainsi la confirmation que le phénomène se révèle mondial : en Europe certes, mais aussi en Israël et à travers nombre de régions du monde où les mouvements de population révèlent les tensions environnantes. Un séminaire d’ailleurs associé à plusieurs programmes de recherche : Morts en contexte de migration (MECMI)[3], mais également Rituels & économie funéraires postsocialistes en contexte migratoire (REFPoM). On peut ici relever deux axes de réflexion : primo « les modalités matérielles, symboliques et rituelles des morts en migration », qui impliquent de questionner « les dynamiques de l’économie funéraire au sens large », mais aussi de penser la gestion de la mort et des morts dans ce contexte qui implique les États, et secundo « le rapport des migrant-e-s à la mort au cours de leur migration, en s’attardant sur la dimension temporelle des projets migratoires, les conceptions liées au destin et les croyances religieuses. »

 

Les images choc qui ont soulevé l’humanisme des scientifiques

Source : www.forumrefugies.org[4]

 

La migration vue au travers des pratiques et des lieux

Au-delà de cette issue dramatique, ce sont les pratiques de ces migrant-e-s qui ont attiré l’attention des équipes de chercheurs. Ainsi, a eu lieu à Bayonne, du 23 au 25 mai derniers, un colloque international intitulé « Les pratiques musicales des personnes en situation de migration forcée (guerre, spoliation, changement climatique) », organisé en partenariat entre l’Institut ARI (Anthropological Research Institute on Music, Emotion and Society)[5] et le Centre d’ethnomusicologie de la Columbia University de New York, dans le cadre d’un appel à projets lancé par l’École des Hautes Études en Sciences Sociales de Paris (EHESS) et la Columbia University. Un colloque qui vient en prolongement d’une série d’ateliers organisés à Bayonne dans le cadre du groupe de recherche du CNRS « Musiques du monde, immigration, développement urbain dans les métropoles internationales ».
D’autres manifestations scientifiques, issues des géographes cette fois (ce qui ne surprendra pas), mettent l’accent sur les déclinaisons de la migration par lieu de réception. La Revue de Géographie Alpine (RGA) a ainsi ouvert un appel à textes sur le thème des réfugié-e-s en montagne, avec une double question : d’une part l’impact des migrants sur les territoires montagneux, ainsi que sur leurs habitants et d’autre part la possibilité d’un effet montagne pour les exilés.

 

La violence du phénomène

La situation vécue par les migrant-e-s se révèle extrêmement violente, et ce bien au-delà des éléments naturels qu’il s’agit d’affronter. Arrivé-e-s à destination ou en cours de route, c’est également leur « encadrement » qui pose question aux chercheurs. On en a un bon exemple avec le très récent ouvrage collectif, issu du projet Babels, intitulé La police des migrants et explicitement sous-titré « Filtrer, disperser, harceler »[6]. Dès l’introduction, les auteur-e-s relèvent un paradoxe : « Alors que les citoyens et citoyennes européennes bénéficient d’une liberté de circulation croissante, les migrations venues de l’extérieur subissent pour leur part un accroissement des contrôles ». L’espace Schengen, du nom de l’accord signé initialement par cinq pays fondateurs de la Communauté européenne en 1985, peut ainsi représenter la libre-circulation pour les premiers et sa négation pour les autres. Le parcours d’Ibrahim l’illustre parfaitement : de Conakry, la capitale guinéenne, à Paris, ce n’est qu’une succession de confrontations qui marquent les étapes de son périple. Se dégage ainsi le distinguo entre une population étrangère recherchée et une autre, considérée comme indésirable. Autant de raisons qui ont poussé à dépasser les représentations, afin d’étudier les pratiques concrètes : techniques de contrôle utilisées (au contact ou à distance), mais également les moyens mis en œuvre (la police et les douanes certes, mais également des auxiliaires, comme des entreprises privées).
D’une certaine manière, l’analyse incite à s’interroger quant à la continuation d’une certaine histoire coloniale, au travers de la politique réservée aux migrants en provenance des anciens « empires », comme ici l’empire colonial français, dont relevait la Guinée-Conakry. De la sorte, le « traitement » policier des personnes en situation de migration procède du réductionnisme, les individus se trouvant alors résumés à leur non-statut de « migrants ». C’est notamment le cas lorsque les exilés sont inscrits dans le processus de filtrage et de division, pendant lequel leur ethnicisation offre l’occasion de généralisations hâtives et donc ici raciales. Cette première partie de l’ouvrage permet encore de conforter un constat réalisé sur Amiens : la nécessité d’un « savoir-circuler » urbain pour ces déplacés, qui se doivent de développer un certain art de la dissimulation et du contournement pour passer au travers des mailles d’un filet de plus en plus resserré. Pris lors de cette étape, les migrants doivent alors subir la dispersion et parfois l’expulsion. On apprend par exemple comment les services spécialisés opèrent par l’infiltration, mais encore les procédés policiers qui, parfois, mènent à des refoulements illégaux, à des enfermements excessifs au sein de structures qui se multiplient. Enfin, lorsqu’ils ont échappé à ces mesures, c’est le harcèlement et les tentatives de découragement auxquels ils doivent faire face, dans une forme d’« insécurité spatio-temporelle » continuelle, parfois « dublinisés » ou au contraire contraints à rester bloqués dans un pays où ils manquent de ressources sociales, leur interdisant toute réelle intégration[7]. In fine, l’ouvrage considère qu’on a confié aux forces dites « de l’ordre » le traitement d’une question sociale qui se situe désormais au niveau supranational.

« Ces violences sont consubstantielles au déploiement de l’arsenal policier pour affronter des problématiques qui les dépassent. En confiant aux forces de l’ordre la responsabilité de traiter de questions avant tout sociales, politiques ou économiques, les autorités produisent les conditions de l’irruption de la violence ».

Ce phénomène de délégation ne peut déboucher que sur des formes de violence de plus en plus insupportables : à l’égard des migrants bien entendu et en particulier vis-à-vis des femmes, sexuellement bafouées dans un systématisme qui se vérifie toujours davantage, mais également entre migrants eux-mêmes, qui se retournent les uns contre les autres, permettant dans certains cas à leurs détracteurs de trouver matière à leurs théorisations racialisées. Dans d’autres cas de figure, ce sont les voisins de ces camps d’infortune qui font les frais de la désespérance, aboutissant à de véritables troubles psychiatriques. Il faudrait pourtant se départir d’une tentation facile avec l’explication purement psychologique. C’est ce qu’expliquait Bernard Kalaora, socio-anthropologue, suite à son agression à l’arme blanche, Porte de la Chapelle à Paris. Même blessé au couteau, ce dernier refusait de placer au second plan la réalité radicalement matérielle dans laquelle était placé son agresseur. Le comble ici, c’est que le chercheur avait antérieurement alerté le Président de la République, Emmanuel Macron, quant à la situation qui dégénérait dans son quartier, l’exhortant à agir :

 

« En refusant de reconnaître l’existence des réfugiés, de leur humanité et de leur personnalité au sens biblique du terme, pire en instrumentalisant la République et ses valeurs et en feignant de se reposer sur l’image tronquée de la France, pays des Droits de l’Homme, le pouvoir et son chef nouvellement élu entérinent une situation de violence à l’égard d’autrui qui encourage les citoyens à l’indifférence et à l’incivisme (les propos du ministre de l’Intérieur sont de ce point de vue explicites), voire même à la non-assistance à personne mise en danger par l’État. Comment se sentir homme soi-même, face à la présence de l’inhumain et un exercice de la violence dont les rochers sont un indice parmi d’autres ? » [8]

 

Être ensemble

Atelier Expression avec les « Français Langue Étrangère » (FLE), au campus Sud d’Amiens,
Université de Picardie Jules Verne, 23 mai 2019. Source : La Forge.

 

En arrière-plan, la question de la mobilité sociale

Plus globalement, les tensions qui s’articulent autour de cette question migratoire en posent une autre, bien plus saillante, qui tient dans le grippage de la mobilité sociale. Pour nos pays, longtemps montrés comme des modèles d’application de la méritocratie, les risques de déclassement ne peuvent générer que frustration et sentiment d’injustice, amenant au repli identitaire. D’ailleurs, pour les catégories sociales qui parviennent à se maintenir sur leur position au sein de la stratification sociale, et y compris dans les régions de l’hémisphère Sud, l’attitude à l’égard des migrants se révèle ambivalente : on peut à la fois décrier « l’invasion » et recruter, à titre personnel, des travailleurs qui renouvèlent la domesticité. En Bolivie par exemple, loin des clichés andins, l’augmentation des classes moyennes et supérieures urbanisées provoque une forte demande de travail domestique féminin[9]. S’agissant de femmes issues des classes rurales populaires, et souvent indigènes, leur réalité permet de nuancer la dimension internationale des phénomènes migratoires. Si l’on s’autorise à interroger les frontières, on peut en effet se demander ce qui prime entre les catégorisations ethniques et les classes sociales, entre les frontières extérieures et intérieures, entre les centralités urbaines et les marges rurales ? Internes aux États, les migrations liées à ces nouvelles formes de services à la personne n’en sont pas moins des déplacements culturels, sociaux et économiques, donc politiques.
Par ailleurs, cette dimension mobilité est également présente chez les migrants eux-mêmes. Parfois, il s’agit pour eux de faire valoir les ressources accumulées pendant la migration lors du retour au pays. Les statuts sociaux se négocient ainsi à l’échelle transnationale, ce que montre bien Florence Lévy[10]. Quant à lui, François Héran perçoit dans la migration elle-même un cas de mobilité sociale. L’expatriation peut ainsi être « dorée », comme dans le cas des français installés aux Émirats Arabes Unis[11] ou à Abu Dhabi[12], voire des universitaires en résidence invitée dans un champ de la recherche de plus en plus internationalisé[13]. Autrement dit, il est possible d’aborder le phénomène migratoire en lui appliquant le concept d’Howard Saul Becker : une « carrière » migratoire, soit un processus social dynamique dans lequel on apprend sa nouvelle condition et l’identité sociale qui lui est accolée, tout en cherchant à reconstruire une image de soi estimable et légitime[14].

 

MIGRATIONS ET LOGIQUES DE MARCHÉ : rencontres et faux-semblants

Les milieux de la recherche ne sont pas les seuls à se centrer autant sur le phénomène migratoire, loin s’en faut. C’est un indicateur supplémentaire de la fonction de révélateur que joue cette manifestation démographique pour un halo, encore imprécis, d’acteurs de nos sociétés, qui y perçoivent un signe des temps.
Nombre d’initiatives voient en effet le jour pour renouveler le lien social. C’est le cas, pour simple illustration, de la plateforme d’échange de services Indigo. Rien à voir ici avec les parkings payants du même nom, puisqu’il s’agit de permettre la réciprocité entre des savoir-faire qui se proposent d’échanger des services non monétaires : un cours d’anglais contre des travaux de couture, l’apprentissage d’un instrument de musique contre la réalisation d’un plan comptable… Le concepteur de cette plateforme, Stéphane de Freitas, déclare avoir conçu son dispositif en pensant, également, aux migrants qui, dit-il, sont titulaires de formations aptes à fournir de tels services pour 60% d’entre eux[15]. On peut alors se demander si la myriade de systèmes alternatifs se mettant actuellement en place pour suppléer à des carences marchandes répondrait à une forme de retour au « troc » ou si la logique sous-jacente en serait plus profonde ?

 

Faux trocs et vraies contestations

Rappelons tout d’abord cette évidence : le troc comme embryon de marché sans monnaie n’est qu’une invention d’économiste, afin de justifier la supériorité dudit marché qui, par cette mystification, aurait existé de tous temps. La démonstration d’un rôle salvateur accordé au marché est passée par deux étapes. En premier lieu, l’homme aurait, à ses origines, manqué de tout et même lorsque ce n’était pas le cas, les richesses étant si mal distribuées, la nécessité d’échanger s’imposa. Cette fonction bénéfique du marché, l’anthropologue Mashall David Sahlins la démonta foncièrement, en montrant d’abord que les premiers humains ne connaissaient pas ce manque dans lequel on les cantonne souvent chez les penseurs modernes[16]. Il ne faudrait pas confondre frugalité et famine. Il renversa ensuite la perspective en administrant la preuve que ce sont, à l’inverse, nos contemporains qui vivent dans le manque le plus radical, car à son fondement on trouve le désir, par définition insatiable lorsqu’on en convainc ses victimes qu’il serait un besoin. Nous sommes ici au cœur du moteur de l’économie capitaliste contemporaine : créer le désir en le faisant passer pour un besoin, ce qu’a bien étudié le philosophe Jean Baudrillard[17], qui voyait dans l’hyper consumérisme de l’Après-guerre un moyen d’existence superficielle par le moyen de la différenciation au travers des choses possédées.
En second lieu, l’échange se généralisant aurait nécessité l’invention d’un étalon général : la monnaie. Mais dès le début du XXe siècle un Marcel Mauss (1872-1950) brisait ce mythe du marché primitif en étudiant savamment les travaux d’ethnographes comme Bronislaw Malinowski (1884-1942), lequel s’était attaché à décrire le système de la Kula chez les Trobriandais du Pacifique Occidental[18] ou Franz Boas (1858-1942) qui s’était concentré sur le Potlatch des Amérindiens[19]. Mauss obligea à revisiter l’économie du don en mettant en lumière le lien social qui en est le soubassement profond[20]. Ce que met en effet au jour l’anthropologue tient dans une idée simple : le don consiste en trois obligations qui tiennent dans le fait de donner, recevoir et rendre. Autrement dit, le don s’impose au donataire autant qu’au donateur, qui se trouvent ainsi liés par une obligation indéfectible et durable, engageant pour chacun l’honneur. C’est moins la nécessité d’acquérir que le désir de montrer son indifférence aux biens matériels qui est au principe de cette économie. La plateforme Indigo, sous cet angle, ne peut pas être confondue avec une logique de don et de contre-don. Il s’agit davantage d’une manière de démonétiser l’économie, ou plutôt de substituer aux monnaies en cours une nouvelle unité de compte : le Digo justement, non convertible en euro ou en toute autre valeur monétaire.
Si donc le Digo reste une forme de monnaie qui ne dit pas son nom, en revanche la logique de son usage contient, en elle-même, un fort coefficient de contestation quant à l’ordre économique établi. Effectivement, la non-convertibilité interdit l’extirpation de la plus-value par le système capitaliste et même si l’échange inégal reste possible, il se trouve limité dans sa généralisation. Le concepteur évoque d’ailleurs une valeur centrale qui contrarierait l’accumulation capitalistique, avec ce « coefficient d’altruisme », vecteur de « bonnes ondes » au sein de l’échange. Il s’agirait là, encore une fois, d’un signe des temps, d’une génération « plus décidée à se voir imposer le choix entre les bleus et les rouges » (sic.).
Faudrait-il pour autant en rester là et considérer que l’on serait devant une troisième voie, entre les bleus et les rouges ? Il existe en effet, à la marge de l’économie dominante, un ensemble d’activités qui se développent désormais comme des moyens de contourner les lois du marché. Le premier motif en est que le capitalisme laisse de côté tout ce qui se révèle non ou pas suffisamment rentable et, en la matière, les exigences sont de plus en plus élevées. D’ordinaire, ces activités à faible lucrativité étaient laissées à l’État, qui en assumait les coûts. Avec l’émergence des États économiquement faibles, parce que pétris de l’idéologie libérale ambiante, une multitude de substituts au marché est apparue, parfois avec la volonté de faire renaître des solidarités disparues.

 

« Dans les ruines du capitalisme » : terreau des migrations subies

Dernièrement, Anna Lowenhaupt Tsing, professeure d’anthropologie à l’Université de Californie Santa Cruz et à l’université d’Aarhur au Danemark, a donné un exemple particulièrement illustratif des capacités de résilience de nos sociétés[21]. En étudiant les communautés qui se sont créées, dans l’Oregon, autour de la cueillette d’un étonnant champignon, le Matsutake (littéralement, en chinois, « microbe des pins »), qui ne pousse que dans des forêts détruites, elle nous fait ainsi découvrir un monde de travailleurs précaires, dont spécialement des immigrés sans papiers. Ces derniers valorisent alors une ressource précieuse, car parfois considérée comme produit de luxe, au Japon spécialement.
Ce champignon symbolise particulièrement les territoires ruinés par l’intensification de l’exploitation capitaliste, là où justement se développe une économie parallèle, avec laquelle nous retrouvons cette autre marge, sociale celle-là, parmi lesquels les migrants poussés par les ravages de la globalisation, qu’ils soient environnementaux, financiers et/ou guerriers.

En y regardant de plus près, les champignons de la fin du monde sont plus nombreux qu’il n’y paraît. Dans l’ordre des eucaryotes, on trouve les Sanguins, prisés en Espagne et ramassés par des Roms sous-payés et encadrés au sein de systèmes quasi mafieux. Déversés dans les forêts du Vercors à la bonne saison, avec quelques tentes et un peu de réserves alimentaires, voilà ces miséreux modernes devenus la proie des gendarmeries locales et des indésirables aux yeux des autochtones. Depuis que l’on a abandonné la production du charbon de bois comme source d’énergie (à partir des années 1960), le fayard (hêtre) s’est dévalorisé. Les forêts de pins, qui avaient parfois pris le relais, ne tiennent plus leurs promesses économiques avec la crise papetière. Dans ce contexte, les Sanguins apparaissent comme une ressource forestière inattendue.
Mais plus généralement, les champignons ne sont qu’une facette de ces niches abandonnées par l’économie mainstream. C’est un autre de ces enseignements livrés par les migrants : ils survivent et, d’une certaine manière, font prospérer les pans de ressources rendus peu rentables par l’impossibilité de les soumettre à un régime d’accumulation intensif. Parfois, comme ici, c’est l’incapacité à mécaniser qui amène à cette conséquence. Quoi qu’il en soit, ce sont souvent les moins bien établis sur le marché de l’emploi qui trouvent à s’y nicher. Le migrant devient ainsi le symptôme d’un capitalisme basé sur les économies d’échelle, pour lequel la baisse tendancielle du taux de profit constitue un enjeu majeur[22], dont les difficultés sont partiellement compensées par une main d’œuvre à très bas prix. Effectivement, bien qu’une intense discussion anime tant ses causes que ses conséquences[23], la logique consistant à remplacer des travailleurs par des outils de production aboutit à une diminution du profit si l’on suit nombre d’économistes, à commencer par Marx lui-même.

« C’est, de toutes les lois de l’économie politique moderne, la plus importante qui soit. [Elle] a une importance capitale pour la production capitaliste, au point que l’on peut dire qu’elle est le problème dont la solution a occupé toute l’économie politique depuis Adam Smith et qui a servi de base à la ligne de démarcation entre les différentes écoles. »[24]

Dans un pareil contexte, on comprend mieux l’utilité de ces vagues de migrants mal payés, qui permettent de relancer des secteurs en mal de profitabilité suffisante. On réalise encore l’hypocrisie des politiques de lutte contre l’immigration, lesquelles dépendent très largement d’un compromis politique entre la pression du lobbying patronal, selon ses besoins du moment, et les effets sociaux de la mise en concurrence des salariés. D’où également le sempiternel débat sur des quotas, qui reviendraient à choisir ses migrants en fonction des besoins de l’économie nationale.
La question migratoire rencontre bien les enjeux économiques, mais selon des termes qui fleurent bon le faux-semblant.

 

Un paradigme migratoire ?

Depuis les premières lignes de cette série, nous cherchons, en quelque-sorte, à retourner la perspective. En d’autres termes, non pas se demander ce que nous apporterions aux exilés par notre compassion, ni même seulement ce qu’ils pourraient nous amener concrètement, par leur insertion à l’économie française par exemple (cf. ci-dessus), mais davantage questionner leur regard sur notre monde et ce afin d’en apprendre davantage sur nous-mêmes.
Ce changement de perspective se trouve être, d’une certaine manière, de l’ordre du paradigmatique. On appelle généralement, par ce terme de paradigme, une forme de représentation du monde, à la façon d’une grille de lecture rendant les choses intelligibles. Il s’agit donc, à chaque fois, d’un modèle cohérent qui repose sur des fondements prédéfinis de façon précise, au travers d’une matrice disciplinaire (une science ou un corpus de savoirs transdisciplinaires), d’un cadre théorique (le déterminisme social par exemple), d’un courant de pensée (le pragmatisme…). Ce modèle est bien évidemment discutable et sera réfuté en son temps[25], parce qu’il correspond à une époque, voire à une localisation dans une culture régionale à l’échelle du monde. Cela signifie, plus fondamentalement, que tout paradigme ouvre sur des problématiques, qu’il interroge avec cette grille de lecture qui lui est propre[26]. On ne se pose, ici et maintenant (hic et nunc comme disent les philosophes) que les problèmes qui ont du sens à l’échelle du cadre paradigmatique de la période et du lieu considérés. Les « vérités », y compris scientifiques, ne sont donc que des avancées conjoncturelles vers la connaissance circonstanciée de la réalité observable, interrogée selon l’état des questions imaginables en temps T[27].
Pour rendre cette idée plus concrète, voyons que la problématique migratoire est aujourd’hui et chez nous posée en des termes qui renvoient directement au contexte de l’État-Nation, référence identitaire actuellement en crise. Ce serait alors céder à un « obstacle épistémologique »[28] que d’en rester à ce contexte historiquement déterminé.

Faire du phénomène migratoire un outil d’analyse des transformations sociales et spatiales à l’œuvre dans les manières d’Habiter le monde, c’est donc adopter, pour nouveau référent de l’existence, le principe de la mobilité. La mobilité, cette prescription impérative, nouvelle norme du capitalisme avancé, vient renforcer l’accumulation intensive du capitalisme industriel d’hier. Ce sont les hommes qui se doivent d’être mobiles, mais également les capitaux, dont le surenchérissement est redevable à leur circulation accélérée, tourbillon fou qui prend le risque permanent de l’effondrement.
Quant à la circulation des hommes, elle concerne à la fois leurs corps en mouvement constant, mais également leurs vies. Il s’agit de « bouger sa vie », voire de vivre plusieurs vies en une seule. Cette frénésie agitée condamne les plus « statiques » à la relégation sociale : personnes âgées dépendantes, pauvres engoncés dans leur destin social localisé, handicapés… La règle qui s’impose se situe aux antipodes de la stabilité, qui était pourtant, il y a peu encore, l’assurance de la pérennité du patrimoine accumulé sur plusieurs générations. Mais il existe plusieurs manières de se placer dans la circulation généralisée. Le physique en est une. Le virtuel en est une autre. Les nouvelles technologies de l’information ont pour fonction de rendre les individus capables de se faire les auto-entrepreneurs de leur propre image : la photo sur Instagram qui témoigne du déplacement, les like qui placent le blogger à la pointe de la tendance en cours, les cartes qui retracent les régions visitées et celles auxquelles on aspire, entre autres dispositifs qui permettent de réagir « en temps réel », à coups de tweets.

Ainsi, dans ce flot continu, la mobilité ne s’oppose pas à la stabilité de façon simple et uniforme. On peut donc s’activer de bien des manières. Il s’agit encore de considérer le déplacement dans un gradient de liberté. Nous ne sommes pas égaux devant le mouvement, qu’il s’agisse du plan quantitatif ou du qualitatif. Les migrants ne sont pas nécessairement ceux qui se déplacent sur les plus longues distances. Leur caractéristique consiste à passer des frontières qui leur restent passablement étanches, même dans un contexte de recomposition des entités territoriales au sein de regroupements économiques toujours plus étendus.

 

Quelques conclusions peuvent ici être tirées quant à ce que dévoile la présence (réelle et projetée) des migrants. D’une part, cette question a été fortement investie par les milieux de la recherche, avec pour effet une manière renouvelée de lire des phénomènes jusque là étudiés surtout à partir de populations installées (les pratiques musicales en sont un bon exemple). Ce faisant, le thème de la violence (physique et à notre porte) a connu un retour fracassant, alors que nous avions pris l’habitude de voir dans nos pays des lieux d’exercice d’une violence plutôt morale et « symbolique »[29]. Mais il nous semble que l’immigration pose surtout, de façon crue, la problématique d’une mobilité sociale largement en panne, sauf dans le sens des déclassements qui accentuent l’angoisse de la déchéance. Nombre de formations politiques y ont vu une réelle opportunité, leur permettant de prospérer sur la culpabilisation des nouveaux venus, en insistant sur le volant économique de cette mise en concurrence pour l’emploi.

À partir de cette grille de lecture, le paradigme migratoire peut, d’autre part, nous aider à pointer sur de très anciennes questions, comme celle des « lois » (?) du capitalisme sur la longue période. Comment restituer les marges de profit si la baisse tendancielle du taux de profit est vérifiée ?
Les libéraux ont très vite répondu à cette question en invalidant la loi, comme le fait encore aujourd’hui le Wikiberal :

« La baisse tendancielle du taux de profit est un concept central du marxisme, qui affirme que le taux de profit dans une économie capitaliste est condamné à chuter tendanciellement, en raison de l’augmentation de l’intensité capitalistique[30] au détriment du travail.
Ce concept n’a jamais été vérifié empiriquement ; les travaux de Nicholas Kaldor par exemple ont souligné que le taux de profit était resté stable sur la longue durée (XIXe et XXe siècle). En particulier, Marx a mal appréhendé le rôle du progrès technique. Les gains de productivité n’ont pas bénéficié qu’aux « capitalistes » mais principalement aux salariés, ce qui a permis une augmentation de la consommation. En outre, le développement de classes moyennes importantes, recevant des revenus et de leur travail et de leur capital, vient invalider les fondements même de la théorie marxiste de la baisse tendancielle du taux de profit.
Fondé sur des prémisses fausses (tout comme la théorie de la plus-value), ce concept central de l’idéologie marxiste a été abandonné par de nombreux marxiens. »[31]

 

La messe est-elle dite pour autant ? Si la consommation a bien augmenté, c’est d’abord et surtout sur une période bien délimitée : la seconde moitié du XXe siècle. Par ailleurs, cette augmentation est très éloignée, d’autant plus depuis le milieu des années 1980, des profits records enregistrés par les grandes firmes multinationales. Enfin, cette « moyennisation » des sociétés occidentales, puis dans les pays dits « émergeants », est un mythe fortement discuté. On confond en effet niveau de vie moyen (qui augmente) et montant global des richesses produites (qui augmente bien davantage). De plus, ces dernières décennies ont vu se développer de nouveaux quarts-mondes qui remettent en question ce constat positif.
Les profits se maintiendraient donc, mais comment ? Il nous semble qu’il faille alors interroger le rôle qui ont joué et qui jouent les vagues migratoires. Il y a deux manières d’exploiter une main d’œuvre bon marché : délocaliser les productions (c’est fait) ou déplacer le « facteur travail » (voire jouer des ambigüités en faisant mine de décrier un service objectivement rendu par les migrants).
D’une certaine manière et à des échelles diverses, le fait de « migrer » devient le lot commun, bien au-delà des populations dites « immigrées ». Les travailleurs pendulaires le montrent suffisamment : ils consomment du carburant et le mouvement des Gilets jaunes en a été une conséquence.

 

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[1] La proposition de lieux inhabitables a été posée comme hypothèse, et à plusieurs reprises, par le laboratoire de recherche amiénois Habiter le Monde (équipe dite d’accueil –EA- 4287, relevant de l’Université de Picardie Jules Verne). Il nous semble que c’est à l’occasion des 4èmes Journées de l’Habiter, organisées les 17 et 18 octobre 2017 et intitulées « Habitants. Construire sa place ici et ailleurs », que la concrétude de cette possibilité est apparue dans toute sa netteté. Pour notre compte, nous y avons développé ce thème au travers de l’expérience mentionnée plus haut en Cisjordanie : « Rester des déplacés, pour espérer accéder à une place. Habiter les camps de réfugiés palestiniens », mercredi 18 octobre 2017. L’objectif a consisté à montrer que, souvent, les palestiniens réfugiés chez eux, soit en Palestine même, ne subsistent dans ce paradoxe que parce que c’est là leur seul moyen de faire reconnaître leur expulsion des territoires qu’ils habitaient jusqu’en 1948 pour les premiers, 1967 pour les suivants. Ainsi donc, l’inhabitable constitue pour eux un moyen d’affirmer une identité de non-habitants, parce que cette faculté d’habiter dans toute la plénitude de ce terme leur est niée. Voir le programme du colloque à https://docs.wixstatic.com/ugd/bc1ab6_d92c939369a745eb8b516d2c0e4d1347.pdf

[2] Voir https://mortsenmigration.uqam.ca/wp-content/uploads/sites/46/2018/12/Programme_du_seminaire_Morts_et_migrati2019.pdf

[3] Voir https://mortsenmigration.uqam.ca/, de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Ce programme s’intéresse à trois dimensions : 1) la gestion des morts 2) les imaginaires de la mort 3) l’accompagnement des mourants et des endeuillés.

[4] Cette image a servi d’illustration à l’annonce d’une conférence : « Les enjeux de l’asile en France et en Europe », jeudi 23 mai 2019, Université Jean Moulin Lyon 3. Conférence menée à deux voix, à savoir Pascal Brice, ancien directeur général de l’Office Français de Protection des Réfugiés et des Apatrides (OFPRA), auteur de l’ouvrage Sur le fil de l’asile (Paris, Fayard, février 2019) et Yves Pascouau, chercheur associé à l’Institut Jacques Delors, ainsi qu’à l’Université de Nantes, président de l’association European Migration Law. On le perçoit ici, les croisements entre recherche et engagement sont multiples.

[5] Relevant du CNRS-EHESS/PSL, site de Bayonne du Centre Georg-Simmel.

[6] Coordonné par Sarah Barnier, Sara Casella Cololombeau, Camille Gardesse, Camille Guennebeaud et Stefan Le Courant, Paris, Le passager clandestin éditions, avril 2019, collection « Bibliothèque des frontières ». On peut, par ailleurs, citer d’autres ouvrages sur le même thème, comme celui dirigé par Olivier Le Cour Grandmaison : Douce France. Rafles, rétentions, expulsions, Paris, Le Seuil, 2009 ou encore, sur le processus de sélection des « bons migrants », Alexis Spire, auteur de Accueillir ou reconduire. Enquête sur les guichets de l’immigration, Paris, Raisons d’agir éditions, 2008.

[7] Les accords Dublin III prévoient « qu’une demande d’asile doit être examinée dans le premier pays européen où les empreintes du demandeur d’asile ont été prises », dénonce le Collectif universitaire contre les violences policières, qui en appelle à la réprobation de ce règlement, afin de « sauver le droit d’asile » en Europe. Ainsi, avait lieu une manifestation allant dans ce sens, le 25 mai dernier, au métro La Chapelle (Paris), à l’initiative de STOP DUBLIN Campaign. Ici encore, l’engagement des universitaires contre un traitement restrictif des exilés entre en résonnance avec le souci d’intégration.

[8] Cf. la lettre ouverte intitulée « Monsieur le Président Macron, soyez véritablement humain », dans les colonnes du blog de Mediapart, le 1er août 2017. Voir : https://blogs.mediapart.fr/bernard-kalaora/blog/010817/monsieur-le-president-macron-soyez-veritablement-humain-0

[9] Elles étaient 72 000 en 2012. Cf. Sophie Blanchard : « De l’enfermement aux migrations internationales, les mobilités des travailleuses domestiques boliviennes », in Géoconfluences, n°149, mai 2019. Voir : http://geoconfluences.ens-lyon.fr/informations-scientifiques/dossiers-thematiques/mobilites-flux-et-transports/articles-scientifiques/mobilites-travailleuses-domestiques-bolivie

[10] Cf. « Quand classement rime avec déclassement. La négociation des statuts sociaux à l’échelle transnationale par des hommes et femmes de Chine du Nord à Paris », communication au colloque Mobilités sociales et migrations internationales, École d’Économie de Paris, 13 juin 2019.

[11] Cf. Hadrien Dubucs, colloque précédemment cité.

[12] Cf. Claire Cosquer, ibidem.

[13] Cf. Vinicius Kaue Ferreira, ibidem.

[14] Cf. Outsiders. Études de sociologie de la déviance, Paris, Métailié, 1985 [1963].

[15] Interview lors de la matinale de France Inter, le mardi 30 avril 2019.

[16] Cf. Âge de pierre, âge de l’abondance. L’économie des sociétés primitives, Paris, Gallimard, 1976 [1972].

[17] Cf. Le Système des objets : la consommation des signes, Paris, Gallimard, 1968 et, du même auteur, La société de consommation, Paris, Gallimard, 1970, collection « Folio : essais ».

[18] Cf. Les Argonautes du Pacifique Occidental, 1922.

[19] Cf. The Social Organization and the Secret Societies of the Kwakiutl Indians, Report of the US National Museum for 1895, Washington, 1897.

[20] Cf. Essai sur le don. Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques, paru en 1923-1924 dans la revue L’Année sociologique.

[21] Cf. Le champignon de la fin du monde. Sur les possibilités de vivre dans les ruines du capitalisme, Paris, La Découverte, 2017 [2015], collection « Les empêcheurs de penser en rond ».

[22] Cf. Karl Marx : Le Capital. Critique de l’économie politique, Livre III, 1894.

[23] Voir : https://wikirouge.net/Baisse_tendancielle_du_taux_de_profit

[24] Karl Marx, op. cit.

[25] Cf. le philosophe des sciences Karl Popper : Conjectures et réfutations. La croissance du savoir scientifique, Paris, Payot, 1985 [1963].

[26] Cf. l’épistémologue Thomas Samuel Kuhn : La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion, 2008 [1962], collection « Champs-Sciences ».

[27] Cf. le sociologue Max Weber : Essai sur la théorie de la science, Paris, Librairie Plon, 1965 [1913].

[28] Cf. le philosophe Gaston Bachelard : La formation de l’esprit scientifique. Contribution à une psychanalyse de la connaissance objective, Paris, Vrin, 1938.

[29] Pierre Bourdieu a beaucoup œuvré dans le sens du dévoilement de ces violences symboliques.

[30] Précisons ici, soit la tendance du capitalisme à remplacer le travail humain par d’autres formes de moyens de production.

[31] Voir : https://www.wikiberal.org/wiki/Baisse_tendancielle_du_taux_de_profit



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